Par Manolo
Traduit par mondialisme
En 2015, j’ai décidé d’écrire une recension sur «Labyrinthes du fascisme[1]», de João Bernardo, et publié ma critique sur un blog obscur où je diffusedes textes personnels. Aujourd’hui, alors que sort une nouvelle édition révisée et augmentée de cet ouvrage – censée être la dernière, si tant est qu’il y ait un point final au livre d’une vie – j’ai décidé de divulguer uneversion augmentée de ma critique pour célébrer la sortie du livre et sortir mon texte des limbes de la Toile.
N’étant pas historien, ni spécialiste du marxisme, du fascisme ou de quoi que ce soit d’autre, j’avais pris la liberté de présenter ce livre par le biais de quelques remarques provocatrices. Ne voyant aucune raison de modifier la méthode, je l’ai maintenue dans son ensemble.
* * *
Cela s’est certainement produit malgré lui (car João Bernardo sape la valeur de son ouvrage sous des tonnes de modestie inutile), mais une génération de militants au Brésil a appris une partie de l’histoire du fascisme grâce à ce livre.
J’ai écrit«malgré lui» parce que, selon l’auteur, «mon but n’est pas de procéder à une histoire factuelle du fascisme ou de compiler les événements qui ont caractérisé les différents régimes fascistes. Dans ce domaine, les ouvrages ne manquent pas, et je ne vois aucune raison d’en ajouter un nouveau. Je suppose que le lecteur connaît, au moins dans les grandes lignes, les principaux faits auxquels je me réfère et que les noms des nombreux personnages qui, entre les deux guerres mondiales, se sont agités et ont essayé de trouver un sens à une profonde convulsion sociale, ne sont pas, pour lui, d’obscures épitaphes. Est-ce trop demander?»
Oui, c’était trop nous demander.
Si je dis qu’une génération entière a pris connaissance de la nature de fascisme grâceau livre de João Bernardo, c’est parce que, à l’exception de ceux qui passent leur temps à chercher des pépites dans les librairies d’occasion, la bibliographie sur le sujet était fort maigre lorsque la première version (publiée, en août 1998, sous la forme d’une thèse de doctorat présentée à l’Université publique de Campinas)a commencé à circuler dans les milieux militants. Quelques photocopies de l’édition parue en 2003 ont été diffusées, mais le volume de l’ouvrage (959 pages) a empêché sa reproduction massive par ce moyen. Et l’édition numérique mise en circulation maintenant, en 2018, et qui compte désormais1481 pages, supplantera certainement les deux solutionsalternatives précédentes.
Les éditeurs universitaires ont certainement dans leurs catalogues de nombreuses monographies précises et spécifiques autour du thème du fascisme, bien que je n’aie jamais effectué de recherches à ce sujet ; comme moi, beaucoup d’autres militants n’ont pas exploré les bibliographies disponibles. Après tout, aujourd’hui, le fascisme ne suscite pas de best-sellers.
Entre 1998 et 2003, ceux qui s’intéressaient à la littérature récente sur le fascisme en langue portugaise n’avaient à leur disposition que «Introduction au fascisme»de Leandro Konder (1987), dont la troisième édition publiée en 1991 n’a malheureusement pas circulé autant qu’elle aurait dû et l’aurait mérité. Des classiques tels que La chute de la Troisième République (1969) et Le Troisième Reich des origines à la chute (1964) de William L. Shirer n’ont fait jamais été réédités. Le recueil Comment vaincre le fascisme en Allemagne, de Léon Trotsky, était une rareté publiée dans les années 1960. Les origines du fascisme, de Robert Paris, a été publié en 1976. L’énorme Masse et puissance, d’Elias Canetti, a été publié en 1983 puis en 1995, mais seuls ceux qui connaissaient l’œuvre de l’auteur pouvaientle relier à une interprétation du fascisme, car le titre n’aidait pas le lecteur non averti. La brochure «Ce que tout citoyen doit savoir sur le fascisme», de José Luiz del Roio, a été publiée pour la première fois en 1987, et est devenue depuis une rareté. Les lecteurs brésiliens non spécialisés étaient donc orphelins d’une lecture globale du fascisme.
Entre 2003 et 2015, la situation s’est améliorée. «Sur le fascisme[2]», un recueil de textes d’August Thalheimer, a été publié en 2010. Le recueil d’articlesde Trotsky a été réédité en 2011, de même que l’«Introduction au fascisme»de Leandro Konder. Malgré cela, de graves lacunes éditoriales restent à combler dans ce domaine. Les derniers jours de MussolinidePierre Milza, n’a été traduit en portugais qu’en 2013.
Un seul des vingt-sept chapitres de Nationalisme et culture, de Rudolf Rocker, a été publié en portugais en 1955, et rien d’autre depuis. Seule l’introduction desLangages totalitairesde Jean-Pierre Faye, un ouvrage monumental de 771 pages, a été traduite en 2009.Fascisme et grand capital, de Daniel Guérin, est toujours inconnu dans l’édition lusophone. Il en va de même pour toutes les œuvres de Zeev Sternhell, Giuseppe Bottai, Roger Griffin, Enzo Santarelli, Eugen Weber, Bernard Avishai, Maurice Bardèche, Joseph Billig, Lenni Brenner[3], Robert Cecil…
Ce n’est donc pas un hasard si certains secteurs qui se réclament de la gauche interprètent le fascisme à partir des réflexions philosophiques de Hannah Arendt, Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari ; seule une profonde mésinformation sur l’histoire du fascisme, ajoutée au prestige académique dont jouissentces auteurs, permet à ces auteurs et à leurs œuvres respectives d’être autant connus et défendus.
De ce hiatus dans la formation intellectuelle et militante, qui n’a été comblé que récemment grâce à la réédition de certains ouvrages classiques, résulte une déresponsabilisation, une incapacité à identifier les germes du fascisme dans certaines pratiques ou théories et, par conséquent, à les détruire de l’intérieur. La gauche brésilienne se trouve aujourd’hui désarmée pour faire face aux aspects les plus contradictoires de sa formation ; elle ouvre ainsi son flanc à la réaction – pire, à une réaction insidieuse.
* * *
Les«Labyrinthes du fascisme»est la première – et grande – synthèse des recherches de l’auteur sur le fascisme, dont les premiers résultats, encore partiels, ont été exposés dans des passages de «L’ennemi occulte»(1978), de «Capital, syndicats, gestionnaires» (1987) et dans des articles séparés publiés dans la Revista de Economia Políticaet dans la Revista de Administração de Empresas(plus particulièrement dans l’article «Internationalisation des capitalistes et nationalisme des travailleurs», Revista de Administração de Empresas, volume 31, n° 1, janvier-mars, p1991).
On peut dire que la critique historique du fascisme traverse toute l’œuvre de João Bernardo, car on détecte déjà un embryon de programme de recherche qui indique l’une des voies menant à l’un de ses magnum opus– l’autre étant le colossal «Pouvoir et argent: du pouvoir personnel à l’Etat impersonnel dans le régime seigneurial, Ve /XVe siècle»(3 volumes, 1995, 1997 et 2002) – lorsque l’auteur se consacre à une critique des contradictions de la Révolution russe dans son premier ouvrage,«Pour une théorie du mode de productioncommuniste»(1975). Cette critique n’a pas été publiée dans son intégralité puisque l’auteur a également écrit un livre«Contre Trotsky», qui n’a jamais été rendu public, à l’exception de fragments insérés dans «Labyrinthes du fascisme». D’ailleurs, l’auteur lui-même considère que ce livre est «en continuité avec des préoccupations très anciennes».
Un tel programme n’apparaît pas par hasard. Pour João Bernardo, «la critique du fascisme exige une critique du capitalisme et une autocritique du mouvement ouvrier», car – premier choc pour les lecteurs non avertis – «bien peu d’historiens situés à gauche ont repéré comment de larges courants du fascisme et des secteurs significatifs du mouvement révolutionnaire ont partagé des cadres idéologiques, mais aussi organisationnels ; peu d’entre eux se sont intéressés à la circulation des individus entre ces deux camps opposés et ont cherché, dans cette interrelation malheureuse, le secret de tant d’échecs répétés de la gauche».
C’est sous cet angle que l’on peut parler d’une critique historique du fascisme. En évoquant l’histoire du fascisme, João Bernardo ne critique pas, ou ne reconstruit pas, le passé pour son plaisir d’écrivain ; il critique le présent à travers le miroir du passé. Son projet n’est de retracer «une histoire du fascisme, mais de présenter, de façon historique, des problèmes que le fascisme a pleinement révélés en tant que tels et qui restent non résolus aujourd’hui»; de même, écrit-il, «le but de l’histoire ne se réfère pas fondamentalement au passé. Nous devons nous intéresser au présent, parce que notre pratique se préoccupe uniquement du présent. Mais un problème nous taraude : seul l’avenir pourra éclairer le sens de nos actions actuelles; nous implorons l’histoire dedissiper le brouillard qui nous entoure, parce que dans le présent dans lequel nous vivons, nous sommes l’avenir incontestable du passé que nous étudions».
Cette critique historique est d’autant plus justifiée lorsqu’on vérifie la thèse du fascisme comme métacapitalisme, réprise par João Bernardo des mains d’intellectuels comme Anton Ciliga, Volodia Smirnov, Nikolai Boukharine, Lucien Laurat (de son vrai nom Otto Maschl), Hugo Urbahns, Giuseppe Bottai et Bruno Rizzi. En résumé, et selon l’auteur, «la prédominance des délires raciaux sur les intérêts économiques réels, observée tout au long des années de guerre chez les fidèles d’Hitler, et plus que tout chez le Führer lui-même, révèle l’hégémonie de l’instance idéologique dans la structure du pouvoir national-socialiste. Et une situation de ce type, absolument opposée à ce qui s’est passé dans toutes les formes actuelles de capitalisme, semble indiquer l’émergence d’un métacapitalisme. Si cette hypothèse est exacte, alors deux nouveaux modes de production existent en germe dans la société moderne. L’un est présupposé dans les relations de solidarité et d’égalité que les travailleurs établissent entre eux lorsqu’ils luttent activement et collectivement contre le Capital. L’autre mode de production émerge comme une menace lorsque la contestation, au lieu de remettre en cause les hiérarchies sociales, se déroule dans le cadre de l’ordre, lorsqu’elle le renforce en renouvelant les élites ou, pire encore, en fabriquant de nouvelles élites. Dans un cas, nous aurions la tendance au socialisme, compris comme la négation des classes et de l’exploitation du travail ; dans l’autre cas, l’imposition d’un métacapitalisme, fondé sur l’esclavagisme d’État. Si tel était le cas, la période de l’entre-deux-guerres aurait constitué un extraordinaire laboratoire d’anticipations historiques».
Or, João Bernardo avait déjà publié, en 1991, le dense et complexe «Economie des conflits sociaux», ouvrage dans lequel il dissèque comment la force combinée des bourgeois et des gestionnaires fragmente et contrôle les travailleurs; ily identifie également les contradictions dans le processus des luttes anticapitalistes et propose un modèle logique, enraciné dans l’histoire. Ce modèle ne se propose pas d’être un modèle historique, mais un modèle logique des processus de rupture anticapitaliste menés par les travailleurs et des conditions pour que ces processus construisent progressivement le communisme. Avec «Labyrinthes du fascisme», en tenant compte del’«extraordinaire laboratoire d’anticipations historiques» de l’entre-deux-guerres, João Bernardo semble vouloir comprendre le revers de la médaille: en effet, au lieu d’avoir vu émerger un communisme guidé par des relations d’égalité et de solidarité entre travailleurs en lutte, nous avons assisté au renforcement del’ordre capitaliste soit par le renouvellement des élites, soit par l’apparition de nouvelles élites. Quel type de société future cela présage-t-il donc ?L’esclavagisme d’État observé dans le régime nazi est une alternative historique parmi d’autres.
(Signalons au passage que Trotsky, en 1940, admit dans L’URSS en guerre, même si ce n’était que pour polémiquer contre Bruno Rizzi, que «l’alternative historique, poussée jusqu’à son terme, se présente ainsi : ou bien le régime stalinienn’est qu’une rechute exécrable dans le processus de transformation de la société bourgeoise en société socialiste, ou bien le régime stalinien est la première étape d’une nouvelle société d’exploitation. Si le second pronostic se révélait juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendrait une nouvelle classe exploiteuse. Aussi lourde que puisse être cette seconde perspective, si le prolétariat se montrait effetivement incapable de remplir la mission que lui a confiéle cours des événements [provoqués par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, que Trotsky considérait comme l’antichambre de la révolution prolétarienne mondiale], ilne resterait plus qu’à reconnaître que le programme socialiste, construit sur les contradictions internes de la société capitaliste, s’est avéré être une utopie. Il va de soi qu’on aurait besoin d’un nouveau programme “minimum” pour défendre les intérêts des esclaves de la société bureaucratique totalitaire.»Tout trotskiste conséquent devrait méditer profondément sur les paroles de son «maître»).
Ce n’est donc pas par dilettantisme que la dernière partie des «Labyrinthes du fascisme», celle où rugit le Minotaure, s’intitule «Le fascisme post-fasciste» et est consacrée à l’analyse (à la lumière des développements les plus sombres du fascisme) du tiers-mondisme, de l’écologisme, du garveyisme et des contradictions qui traversent les mouvements noirs, le multiculturalisme, les spectacles de masse tels que les concerts de rock et de heavy metal… Ce qui anime la critique de ces éléments du présent est certainement la société future qu’ils annoncent et le passé qu’ils dissimulent.
* * *
À partir de là, j’extrapole les «Labyrinthes du fascisme»pour inscrire ce livre dans le reste de l’œuvre de l’auteur.
Chacun des ouvrages de João Bernardo répond à des questions qu’il se pose; le fait que l’auteursoit un militant anticapitaliste les traverse et en constitue un fil conducteur. C’est l’aspect déterminant de toute son œuvre écrite, sans aucune exception. Ses préoccupations concernant les vicissitudes des conflits sociaux sont celles de la génération qui a vécu des événements historiques tels que Mai 1968 (en France et ailleurs), la révolution portugaise (1974-1978) et bien d’autres. Vu sous cet angle, «Labyrinthes du fascisme»forme un ensemble très intéressant avec le reste de l’œuvre de l’auteur.
Dans «Pouvoir et argent…», João Bernardo expose une recherche de plus de vingt ans sur le régime seigneurial en Europe. À l’incontestable monumentalité de cet ouvrage, qui couvre dix siècles d’histoire en trois volumes d’environ neuf cents pages chacun, s’ajoute un autre facteur : il permet de comprendre «l’avant» du capitalisme, les facteurs qui ont conduit à la dégénérescence du régime seigneurial et, par conséquent, ceux qui ont déterminé l’émergence du capitalisme. Ce n’est pas par hasard que, dans le dernier chapitre du livre III, João Bernardo traite des mouvements hérétiques, précisément lorsqu’ils se confondent avec les insatisfactions économiques de la paysannerie dans une spirale ascendante et incarnent, dans la pratique, la négation du régime seigneurial fondé sur un communautarisme agraire ; dans ce même chapitre, il décrit la circulation internationale de l’aristocratie seigneuriale face à une paysannerie dont le communautarisme l’enracine dans un localisme ; il analysecomment l’entrée des pauvres des villes dans ce mouvement provoque une fusion du communautarisme agraire avec l’égalitarisme politique et un nivellement des fortunes, objectifs souhaités et parfois mis en œuvre ; il évoque comment les Taborites[4] majoritaires ont procédé au massacre des frères du Libre Esprit, leur aile la plus radicale, et comment cela a ouvert la voie à la défaite complète des hérétiques et de leur mouvement.
Dans«La société bourgeoisie d’un côté et de l’autre du miroir» et «Les sens des mots», deux livres consacrés à une interprétation tout aussi monumentale de La comédie humaine, João Bernardo met en relation l’œuvre de Balzac avec la société bourgeoise de la France entre la Révolution de 1789 et 1848. Il se sert donc de l’œuvre de Balzac comme d’unthèmecentral pour arriver à l’histoire de la société française et de ses contradictions. Il aborde, par exemple, l’analyse du retard dans l’expansion du réseau ferroviaire français, par rapport aux réseaux anglais et américain ; la caractérisation extensive du machinisme dans la société et dans les corps humains qui est opérée par Balzac, et la met en regard avec la faible mécanisation de l’économie française ; selon lui, ce hiatus démontre le caractère préfigurateur de l’idéologie face à des tendances déjà existantes dans la société, même si elles sont en germe ; il décrit la juxtaposition entre Dieu et la Bourse chez Balzac, le passage des «travailleurs» aux «prolétaires», et l’enracinement du changement de vocabulaire dans le passage d’une classe en soi à une classe pour soi… Or, si c’est en France que se sont déroulées les grandes révolutions du XIXe siècle, du Printemps des peuples à la Commune de Paris, il ne me semble pas que le choix de cet objet d’étude ait été guidé uniquement par un goût esthétique, une admiration personnelle ou un autre facteur similaire.
Dans «Economie des conflits sociaux», João Bernardo développe un modèle interprétatif des conflits sociaux qui, s’il doit beaucoup à Marx, découle aussi d’une profonde critique du socialiste allemand exposée dans les trois volumes de «Marx critique de Marx». Ce modèle voit dans les luttes sociales le moteur du développement économique, et dans les résultats de ces luttes le fondement à la fois de la soumission renouvelée des travailleurs aux modèles d’exploitation de la plus-value, et donc d’un développement technologique et social des rapports de production capitalistes, mais aussi de nouveaux rapports sociaux, instituant le communisme comme la tentative répétée des travailleurs de dépasser le capitalisme par l’égalitarisme et la solidarité.
Les «Labyrinthes du fascisme»représentent donc une tentative de comprendre d’autres virtualités contenues dans les luttes anticapitalistes. João Bernardo essaie d’exposer les caractéristiques subtiles d’une profonde défaite stratégique des travailleurs, et ce qu’elle peut encore entraîner.
Dans ces ouvrages, nous voyons l’application, avec plus ou moins de rigueur dans chaque cas, d’un modèle d’interprétation décrit de façon sommaire, presque aphoristique, dans«Dialectique de la pratique et de l’idéologie» (1991). L’épigraphe de l’architecte et plasticien britannique Victor Pasmore, pionnier de l’art abstrait et géométrique en Grande-Bretagne, annonce le thème géométrique de l’œuvre, où, sous une densité conceptuelle presque spinoziste, se cachent les influences majeures de l’auteur : j’y ai vu des échos de Louis Althusser, Émile Benveniste, Mao Tsé-Toung, Gyorgy Lukács, Jean-Pierre Faye et Elias Canetti. Et plus je la lis, plus je trouve d’échos. Il ne serait pas opportun ici de décrire ou de résumer le modèle, si épais et si complexe qu’il serait presque impossible d’en extraire un seul de ses concepts sans devoir expliquer tout le maillage conceptuel restant ; il suffit de dire que de l’extrême rigidité du modèle découle, contradictoirement, un instrument extrêmement simple, plastique et flexible pour comprendre les conflits sociaux.
Tout le reste de l’œuvre de João Bernardo consiste en des écrits circonstanciels, annonçant des aspects partiels des recherches qui ont abouti à ses principaux ouvrages, des analyses conjoncturelles et épisodiques de thèmes polémiques, ou des notes de cours et de conférences données par l’auteur sur la base de ses recherches. Sans compter les écrits qui n’ont jamais été rendus publics, les notes de recherche, sa très riche correspondance et les articles publiés dans des sites sur internet, tels que Mudar de Vida et Passa Palavra où cette critique est publiée.
* * *
Je soulève ici une hypothèse : rationnel en diable, travaillant comme un artisan patient de la critique cinglante, implacable et impitoyable de son époque, peut-être João Bernardo lui-même ne s’est-il pas rendu compte de l’ensemble cohérent formé par son œuvre. Il la construit, brutalement conscient de ce qu’il fait, de la manière dont il travaille, et peut-être sans jamais regarder en arrière, comme si savoir ce qu’il a fait lui importait peu.
Qu’il en soit ainsi : les éditions successives des «Labyrinthes du fascisme»et les altérations terminologiques et conceptuelles de son modèle économique dans les années qui séparent le «Marx critique de Marx»et l’«Economie des conflits sociaux»me démentent. Loin des visions nostalgiques ou dilettantes fréquentes chez les intellectuels élevés sur des piédestaux construits dans le passé, sa restructuration, sa réélaboration, sa réflexion résultent de confrontations successives entre la réflexion et la pratique, d’ajustements de ses outils de travail, d’un repositionnement constant de l’œuvre elle-même comme instrument pour les luttes anticapitalistes.
Modestie ? Insouciance ? Non, ces termes ne conviennent pas. Plutôt la perplexité de l’artiste devant son œuvre. Sa propre vie est engagée dans la réalisation de son œuvre, dans chaque acte, aussi minuscule soit-il, il sait comment la faire progresser, il connaît les matières premières et les instruments, mais jamais le résultat final, qui est souvent étonnant. Ce n’est pas Hegel, mais Spinoza – l’hôte de pierre de la «modernité» – qui a affirmé la supériorité de l’intuition sur la raison, c’est-à-dire que la possession pleine et préalable des données de la raison conduit l’agent à se passer de la réflexion rationnelle avant d’agir.
Si mon hypothèse est correcte, la voracité anticapitaliste de João Bernardo le conduit également à emprunter des chemins étranges, à première vue sinueux et sans issue. Non pas parce qu’il le veut, mais parce que, comme tout bon artisan, il ne peut s’arrêter.
Que dire, par exemple, d’un article presque abandonné comme «Céréales et Etat» dans lequel ilpoursuit une piste lancée dans «Pouvoir et argent…»et met en lumière la relation entre la culture de denrées alimentaires stockables et le développement du pouvoir de l’État, entre le stockage et la thésaurisation de biens non périssables, d’une part, et, d’autre part, l’aggravation des inégalités sociales et l’émergence de formes politiques plus oppressives ? Il existe de nombreux défenseurs de ce que j’ai appelé «l’hypothèse céréalière de l’État», mais cette hypothèse, très intéressante en soi, est ignorée par les anticapitalistes, pour qui la vieille orthodoxie engelsienne/morganienne[5] de «l’hypothèse familiale de l’État» est suffisante, au mieux. João Bernardo ne serait-il pas en train de semer le doute autour de cette orthodoxie et d’enraciner l’origine historique de l’État dans des éléments encore plus concrets que la succession de modèles familiaux ?
* * *
À ce stade, ceux qui lisent cette critique trouveront étrange que je n’aie pas commenté le contenu de cet ouvrage. Je ne le ferai pas. Je ne me proposais pas de présenter des résumés utiles pour le travail universitaire, mais plutôt quelques provocations autour de ce livre. Avec la nouvelle édition électronique des «Labyrinthes du fascisme», ceux qui le souhaitent pourront la télécharger, l’imprimer, la lire et en tirer leurs propres conclusions.
20 août 2018, Manolo, Passa Palavra
* Livres de João Bernardo en portugais :
Para uma Teoria do Modo de Produção Comunista, Afrontamento, 1975
Marx Crítico de Marx, Afrontamento (3 volumes), 1977
Luta de Classes na China, [ronéoté, mais aussi sous forme de livre en espagnol ], 1977
O Inimigo Oculto. Ensaio Sobre a Luta de Classes/Manifesto Anti-Ecológico, Afrontamento, 1979
Capital, Sindicatos, Gestores, Vértice, 1987
Crise da Economia Soviética, Fora do Texto, 1990 et 2eédition Escultura, 2017
Economia dos Conflitos Sociais, 1reédition Cortez/Afrontamento, 1991 (3ª éditiondisponible sur le Net, 2015)
Dialéctica da Prática e da Ideologia, Cortez/Afrontamento, 1991
Poder e Dinheiro: do Poder Pessoal ao Estado Impessoal no Regime Senhorial, Séculos V-XV, Afrontamento (3 volumes: 1995, 1997, 2002)
Estado: a Silenciosa Multiplicação do Poder, Cortez, 1998
Transnacionalização do Capital e Fragmentação dos Trabalhadores: Ainda Há Lugar Para os Sindicatos? Boitempo, 2000
Labirintos do Fascismo: Na Encruzilhada da Ordem e da Revolta, Afrontamento 2003 (3ª éditiondisponible sur le Net, 2018)
Democracia Totalitária: Teoria e Prática da Empresa Soberana, Cortez, 2004
Capitalismo Sindical,avec Luciano Pereira,Xamã, 2008
A Sociedade Burguesa de Um e Outro Lado do Espelho / Os Sentidos das Palavras, 2013(disponibles sur le Net)
Era um mundo – Libertar-se do mundo morto, recueil d’articles, Vosstanie Editions, 2019
* Textes de João Bernardo traduits en français
Contre l’écologie, Editions Ni patrie ni frontières, 2017
Retour en Afrique : des révoltes d’esclaves au panafricanisme, avec la collaboration de Manolo, Editions Ni patrie ni frontières, 2018
La gauche identitaire contre la classe, anthologie detextes de João Bernardo, Loren Goldner et Adolph Reed Jr., Editions Ni patrie ni frontières, 2017
Economie des processus révolutionnaires, Vosstanie Editions, 2021
Anticapitalisme… antiquoi ? ,Editions Ni patrie ni frontières, 2021
Ils ne savaient pas encore qu’ils étaient fascistes, Editions Ni patrie ni frontières, 2021
L’autre face du racisme avec en annexe des textes de Passa Palavra, Editions Ni patrie ni frontières, 2021
* Livres cités
Les derniers jours de MussolinidePierre Milza, Fayard, 2010
Nationalisme et culturede Rudolf Rocker, Editions libertaires, 2008
Langages totalitaires, critique de la raison narrative, critique de l’économie narrativede Jean-Pierre Faye, Hermann 1972
Fascisme et grand capital de Daniel Guérin, Libertalia 2014
La chute de la Troisième Républiquede William L. Shirer, Stock 1970
Le Troisième Reich des origines à la chute de William L. Shirer,Livre de poche 1965
Comment vaincre le fascisme en Allemagne de Léon Trotsky, Editions de la Passion 1993 et disponible en ligne
Les origines du fascismede Robert Paris, Flammarion 1968
Masse et puissance d’Elias Canetti, TEL Gallimard 1986
[1] J’ai choisi de mettre entre guillemets et en caractères normaux les titres qui n’ont pas été traduits, mais en italiques ceux qui ont été publiés en français. Une bibliographie des ouvrages cités figure à la fin de l’article pour ceux qui voudraient se procurer ces livres. Les dates de publication entre parenthèses sont celles des éditions portugaises ou brésiliennes, puisque Manolo s’adresse à un lectorat lusophone et veut montrer le rôle joué par «Labyrinthes du fascisme» (NdT).
[2] Ce recueil comprend six articles : «Entre Jena et Leipzig» (1923), «Le fascisme, la petite-bourgeoisie et la classe ouvrière» (1923) ; «Sur le fascisme» (1928) ; «Marx, Engels, Lénine et le Front populaire», «Douze mois de Front populaire» et «Avertissement aux révolutionnaires» (ces trois derniers ayant été écrits en 1936-1937) (NdT).
[3] Cette liste d’auteurs de référene est très bizarre car elle mélange des historiens sérieux aux tendances politiques différentes (Sternell, Weber, Billig, Santarelli et Griffin – les écrits des deux derniers n’ayant d’ailleurs pas non plus été traduits en français), avec des intellectuels fascistes (Bottai, Bardèche), un diplomate conservateur (Cecil), un économiste israélien qui n’a rien écrit sur le fascisme (Avishai) et un polémiste antisioniste (Brenner), que cite abondamment João Bernardo dans la partie réservée au sionisme au sein de «Labyrinthes du fascisme». Sur les thèses malhonnêtes de Brenner, disponibles en anglais sur la Toile, on lira les articles de Gerry Ben Noah et Paul Bogdanor qui démolissent les mythes du «sionazisme» propagés par l’extrême droite et l’extrême gauche, à laquelle appartient Brenner (NdT).
[4] Dans la Bohême du XVe siècle, ce mouvement religieux, national et social puisa dans les idées millénaristes populaires parmi les paysans pauvres tchèques, mais aussi les théories du théologien anglais Wyclif. Ils voulaient vivre en communes, cultiver la terre sans payer ni fermage ni impôts, et échapper à la domination des seigneurs. Parmi ces sectes proto-protestantes, les plus radicaux prônaient la suppression de l’État, l’égalité et la répartition totale des biens et l’appliquaient entre eux (NdT).
[5]Allusion à Friedrich Engels et à Lewis Henry Morgan. Engels écrivitL’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat (1884), livre rédigé grâce aux notes de Marx. Ce dernier avait été fortement influencé par les travaux de deux auteurs : l’anthropologue évolutionniste L.H. Morgan (Lasociété archaïque, 1877) qui avança un certain nombre d’hypothèses sur l’histoire des structures de la parenté ; et le professeur de droit et historien Johan Jacob Bachofen (Le droit maternel, 1871) qui s’intéressa aux premières sociétés humaines et aux mythes grecs et défendit la thèse d’un matriarcat primitif (NdT).