Par João Bernardo
Le 8 mars 2022, j’ai publié sur le site Passa Palavra, «Huit thèses sur l’effondrement de la gauche[1]», suivies le 12 avril de l’article «Fascisme ou stupidité ?[2]» et le 16 juin de «Ukraine. Avant et après[3]». Entre-temps, beaucoup de choses se sont passées et le moment est venu de revenir sur ce sujet. Mais je vous préviens : je ne ferai pas de prédictions à long terme (car trop de variables entrent en jeu) ni non plus de prédictions à court terme, maintenant, alors que l’une des batailles décisives de cette guerre semble imminente à Kherson. Je me limiterai à mettre au jour diverses contradictions et divers paradoxes, qui contribueront peut-être à dresser un tableau général des événements, et je laisserai certains doutes en suspens, comme il est inévitable dans un processus continu.
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Voulez-vous une analogie historique entre l’agression de Poutine et les applaudissements d’une certaine extrême gauche ? Elle est facile à trouver : souvenez-vous de la lutte d’Hitler et des nazis contre les traités de Versailles[4]* et de Saint-Germain*. Une «nation prolétaire*», ou prolétarisée par l’obligation de payer d’énormes réparations de guerre, ne se soulevait-elle pas à l’époque contre les grandes puissances hégémoniques ? L’annexion de l’Autriche, le démembrement de la Tchécoslovaquie et l’occupation de la Prusse occidentale[5] ne furent-ils pas menés au nom de cette même réunification du peuple (germanique) que Poutine réclame aujourd’hui au nom du peuple (russe) ? Et toute une extrême gauche – y compris le Parti communiste allemand, le plus important du monde en dehors de l’Union soviétique – n’applaudit-elle pas la lutte de Hitler contre le traité de Versailles, tout en le combattant[6] ?
De la même façon, l’extrême gauche qui considère l’invasion de l’Ukraine légitime et prétend que Poutine répondrait à l’agression de l’OTAN devrait justifier la politique d’Hitler avec les mêmes arguments. Si l’action de Poutine est légitime, alors celle d’Hitler l’était aussi. Tout le problème provient de la façon dont certains transposent la lutte des classes au niveau géopolitique. Quiconque essaie d’excuser l’invasion de l’Ukraine sous prétexte qu’il s’agirait d’une guerre contre les États-Unis doit se rappeler qu’Hitler lança ses armées contre les grandes puissances impérialistes de l’époque, la Grande-Bretagne et la France. En outre, il ne faut pas oublier que, après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, la rupture tardive du Pacte germano-soviétique de non-agression fut provoquée par Hitler – et non par Staline. Le gouvernement soviétique préféra maintenir autant que possible la paix avec le Troisième Reich et, entre-temps, faire la guerre à la Finlande[7]. Personne n’ignore les résultats de ces événements, mais ce n’est pas parce qu’ils sont connus que l’extrême gauche poutiniste change de camp. On invoque souvent les «leçons de l’histoire» , mais j’ignore qui en tire profit.
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Comment expliquer qu’une «opération militaire spéciale» ait dégénéré en une guerre de longue durée ? La réponse est simple. Elle est devenue une guerre de longue haleine parce que, contrairement aux attentes de Vladimir Poutine, les Ukrainiens ont résisté à l’invasion au lieu d’accueillir les soldats russes en libérateurs. La lutte contre les envahisseurs a bénéficié d’un soutien populaire réel, qui s’est manifesté dans les premiers temps par la spontanéité des actions, parfois presque des actions de guérilla, notamment pour défendre Kiev. Et si, au début, on a assisté à une fuite massive, principalement de femmes et d’enfants, aujourd’hui, plus de six millions d’Ukrainiens sont rentrés chez eux. Au lieu de provoquer des désertions ou une réticence à combattre, la résistance à l’envahisseur a consolidé socialement la population.
C’est cette résistance massive de la part des Ukrainiens qui a pulvérisé les justifications poutinistes présentées, dès le début des hostilités, par de nombreux membres de l’extrême gauche occidentale.
Cette résistance a également démoli une certaine croyance de la gauche zombie en l’effet magique des slogans, gauche convaincue que la répétition des slogans pourrait changer la réalité. Il ne s’agit pas ici de bonnes ou de mauvaises intentions, mais du réalisme ou de l’irréalisme des propositions. Au lieu d’analyser les faits, et surtout ce qui est nouveau dans la réalité, pour en tirer des conclusions, cette gauche momifiée répète inlassablement des exhortations formulées il y a plus d’un siècle, lors de la première guerre mondiale, qui était un conflit strictement impérialiste entre deux blocs de puissance, alors que nous sommes aujourd’hui confrontés à une guerre de conquête d’un pays par un autre. Lorsque nous avons affaire à un conflit entre un Etat agresseur et un pays envahi, les mêmes critères ne devraient pas s’appliquer aux deux. Il est d’ailleurs curieux que, dans ce contexte, la gauche zombie invoque la première guerre mondiale et non la seconde, puisque la lutte contre l’expansionnisme du Troisième Reich ressemble à la lutte des Ukrainiens contre l’expansionnisme d’une Russie de plus en plus animée par le fascisme.
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Cependant, la résistance à l’envahisseur, bien que justifiable, présuppose une logique perverse, puisque toute agression nationaliste suscite un nationalisme en sens inverse. Quelle contradiction ! Poutine a réussi à inspirer, développer et renforcer non seulement l’identité nationale ukrainienne, mais un véritable exclusivisme national chez un peuple qui a toujours été proche des Russes, culturellement et linguistiquement. Le président de la Fédération de Russie a obtenu exactement le contraire de ce qu’il voulait. Et chaque semaine, chaque jour qui passe, le fossé entre les deux peuples se creuse. On compte les morts, tout comme les infrastructures et les bâtiments détruits, mais les dommages culturels peuvent être les plus tragiques de tous, précisément parce qu’ils ne sont pas pris en compte.
Dans ce cas, l’impérialisme expansionniste russe est freiné par le nationalisme défensif ukrainien ; mais tout comme le nationalisme russe justifie la riposte ukrainienne, le nationalisme ukrainien sert aux Russes à légitimer leur propre nationalisme. Plus la guerre se prolonge, plus ce cercle vicieux va s’aggraver, ce qui est catastrophique, car l’option internationaliste s’éloigne de plus en plus.
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Mais pour l’instant, le point central est que le nationalisme expansionniste russe n’a pu vaincre le nationalisme défensif ukrainien, ce qui a des conséquences décisives sur le plan des faits, puisque la prolongation de la guerre a entraîné des développements opposés dans chacun des deux pays. Alors qu’en Ukraine, la résistance aux envahisseurs bénéficie du soutien populaire et renforce la cohésion sociale, en Russie, un nombre important de professionnels qualifiés ont quitté le pays dès le début des opérations militaires, tandis que les manifestations contre la guerre et contre la dérive autoritaire du régime se multipliaient. Ensuite, la mobilisation de 300 000 réservistes annoncée par Poutine le 21 septembre 2022 a exacerbé les fractures internes en Russie ; plus d’une centaine de manifestations de rue ont eu lieu, entraînant plus d’un millier d’arrestations, et même l’incendie de quelques centres de recrutement, mais surtout un mouvement migratoire massif pour échapper à la conscription. Si les chiffres donnés par The Economist[8] sont corrects, cette migration aurait concerné 336.000 hommes, et la contradiction ne pouvait être plus flagrante, puisque si de nombreux Ukrainiens sont retournés en Ukraine, de nombreux Russes ont fui la Russie. Il apparaît également que des centaines de milliers d’hommes, qui n’ont pas eu les moyens de fuir, se cacheraient en Russie.
Mais le résultat le plus visible de la divergence dans l’évolution des deux sociétés est la succession des échecs russes sur les fronts militaires.
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Il ne fait aucun doute que la population ukrainienne a soutenu la résistance et que le moral des troupes est bon, mais pour que cela se traduise par des victoires systématiques sur le terrain, il faut que l’Ukraine dispose d’armes efficaces tant sur le plan défensif qu’offensif, fournies en abondance par les États-Unis et plusieurs pays de l’Union européenne. Face à cette situation, les partisans de Poutine demandent à l’OTAN de cesser de fournir des armes à l’Ukraine, mais ils oublient d’exiger symétriquement que la Russie démilitarise et démantèle son arsenal d’armes. Quelle candeur, d’exiger l’un sans l’autre !
En outre, il ne faut pas oublier que celui qui fournit les armes a, dans une certaine mesure, les moyens de contrôler la guerre : si les Américains ne peuvent déterminer directement la stratégie ukrainienne, ils peuvent toutefois lui imposer des limites que les généraux ukrainiens aimeraient beaucoup franchir. Il est ironique que, dans cette tragédie de la tromperie, l’armée russe bénéficie de la retenue américaine.
Mais même sans tenir compte de ce fait, il faut savoir qu’en termes relatifs – les seuls dans lesquels on doit effectuer des comparaisons – la Fédération de Russie est plus militarisée que les États-Unis, car en 2020, selon la Banque mondiale[9], ses dépenses militaires équivalaient à 4,3 % du produit intérieur brut (PIB), alors que celles des États-Unis se limitaient à 3,7 %. Il est vrai qu’en volume, et évaluées en dollars, les dépenses militaires des Etats-Unis sont plus de 12,6 fois supérieures à celles de la Russie, du fait de la différence entre les deux PIB. En effet, et toujours selon la Banque mondiale[10], en 2020, les dépenses militaires de la Fédération de Russie ont atteint 61,7 milliards de dollars, tandis que les États-Unis dépensaient 778,2 milliards de dollars. La disparité entre les termes absolus et relatifs implique que le gouvernement russe ne sera pas en mesure d’augmenter le pourcentage des dépenses militaires pour égaler celui des États-Unis en volume, mais Poutine aurait dû prendre en compte cette infériorité avant de se lancer dans l’invasion de l’Ukraine. Ainsi, avec cette guerre, Poutine a réussi à montrer que ses armements ne peuvent rivaliser ni en quantité ni en qualité avec ceux fournis à l’Ukraine par les pays occidentaux. Mais je doute que cela ait été son intention.
Je doute également que Poutine ait eu l’intention de fournir des armes à l’Ukraine, mais en réalité c’est ce qui se passe. En effet, il ne semble pas que le quotidien El Pais[11] du 7 octobre 2022 ait beaucoup exagéré lorsqu’il a écrit que «la Russie est devenue à son insu le principal fournisseur d’armes de l’Ukraine». En effet, selon le Wall Street Journal, au début du mois d’octobre, l’armée ukrainienne comptait dans son arsenal 421 chars, 445 véhicules blindés d’infanterie, 192 véhicules blindés de combat et 44 lance-missiles multiples capturés aux Russes, alors qu’à cette date elle n’avait reçu des alliés occidentaux que 320 chars, 210 véhicules blindés d’infanterie et 40 véhicules de combat. Et si les États-Unis ont fourni 162 pièces d’artillerie, plus de 167 pièces d’artillerie ont été prises aux Russes. Mais ce qui compte ici c’est la qualité de ces armes plutôt que la quantité.
Poutine exigeait une Ukraine démilitarisée et voulait que l’OTAN reste à l’écart des frontières russes, mais qu’a-t-il obtenu ? L’agression russe a provoqué une réaction auparavant impensable, l’entrée éventuelle de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN, ce qui laissera à la Russie des frontières beaucoup plus menaçantes. En outre, l’invasion a permis à l’Ukraine d’obtenir beaucoup plus d’armes qu’elle n’en avait jamais eues auparavant, tout en augmentant le nombre de ses alliés et en consolidant la solidarité politique et militaire avec les pays occidentaux. En particulier, l’invasion a inversé le déclin de l’OTAN et renforcé sa cohésion.
La capacité défensive révélée par l’armée ukrainienne a conduit Poutine à recourir à l’acquisition massive de drones iraniens, dits «drones kamikazes» ou «drones suicides». Le 12 octobre 2022, la rubrique «Morning Briefing» du New York Times a écrit : «selon ses déclarations, au cours des deux derniers jours, la défense antiaérienne ukrainienne, a abattu au moins 66 missiles de croisière et 40 “drones kamikazes” et, parmi les missiles de croisière tirés sur l’Ukraine hier, elle les a tous détruits sauf huit. Il y a eu 19 victimes – chiffre étonnamment bas compte tenu du barrage d’artillerie, ce qui soulève des doutes sur la qualité de l’arsenal russe». Pour tenter de minimiser ces défaillances, ainsi que les problèmes mécaniques de ses drones, le gouvernement iranien a envoyé des experts des Gardiens de la révolution sur une base militaire russe en Crimée. Mais le recours aux drones iraniens est une solution doublement désespérée.
Elle est désespérée sur le plan militaire car, comme le note le «Morning Briefing» du New York Times du 18 octobre 2022, «selon les experts occidentaux, l’utilisation de drones lents qui constituent une cible facile indique que Moscou est à court de missiles de précision». La solution est tout aussi désespérée sur le plan politique, car Poutine se montre ainsi solidaire du régime de Téhéran, au moment même où celui-ci répond avec une grande violence à un vaste soulèvement populaire, animé avant tout par des jeunes femmes et des jeunes filles. En septembre 2022, au moins 23 mineurs des deux sexes ont été tués par les forces de sécurité lors de manifestations, et d’autres sont morts le mois suivant. Par ailleurs, le 5 octobre, le commandant en second des Gardiens de la révolution a reconnu, dans des déclarations à l’agence de presse officielle, que l’âge moyen des personnes arrêtées lors des manifestations contre le régime était de 15 ans. La gauche poutiniste, si sensible lorsque les Américains et les Européens fournissent des armes à l’Ukraine, est imperturbable face au soutien apporté à Poutine par le régime clérical sanguinaire de Téhéran.
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Face à l’échec sur le front militaire, Poutine a commencé à cibler les conditions de vie et de survie de la population civile ukrainienne, notamment en s’attaquant aux infrastructures d’approvisionnement en énergie. Selon Volodymyr Zelensky, entre le 10 et le 18 octobre 2022, les missiles et drones russes ont détruit 30 % des centrales électriques. Depuis lors, les réseaux électriques ont continué à être la cible de l’armée russe. Le 22 octobre, une attaque de missiles sur le sud et l’ouest de l’Ukraine a privé d’électricité près d’un million et demi de foyers. Deux jours plus tard, on apprenait que plus de 40 % du réseau électrique, ainsi que les conduites d’eau, les gazoducs et toutes les raffineries étaient hors service. La transformation des civils en cibles militaires s’est aggravée. Le 31 octobre, les bombardements se sont multipliés dans toutes les régions, visant non seulement les infrastructures électriques mais aussi l’approvisionnement en eau ; à Kiev, 80 % des habitants se sont retrouvés sans eau courante pendant quelques jours et 350 000 sans électricité. Le 1er novembre, Zelensky a accusé la Russie d’avoir endommagé 40 % des infrastructures énergétiques ukrainiennes et, six jours plus tard, il a annoncé que plus de quatre millions et demi d’Ukrainiens étaient privés d’électricité.
Pour ceux qui voulaient «libérer la population», la démagogie était évidente. Evidente… sauf pour la gauche qui soutient Poutine.
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Outre la fourniture de matériel militaire, les sanctions économiques prises à l’encontre de la Russie constituent un autre élément du soutien occidental à l’Ukraine, mais elles se sont révélées être une arme à double tranchant. Contre les Russes, après une brève répercussion immédiate, les effets négatifs devraient être tardifs et seulement à long terme. D’autre part, les sanctions ont rapidement des effets négatifs sur l’Occident. L’inflation et, à l’approche de l’hiver, les pénuries d’énergie risquent d’inciter un pourcentage croissant de la population européenne à ne pas soutenir l’Ukraine. Des tensions sont déjà apparues entre les gouvernements de l’Union européenne et, même si l’UE ne se disloquera pas pour cette raison, le soutien populaire à Poutine et donc aux partis d’extrême droite et fascistes risque d’augmenter dangereusement.
Comme si l’impact politique immédiat ne suffisait pas, les sanctions exacerbent, dans une perspective à moyen et long terme, la position hostile à la mondialisation adoptée par l’administration américaine depuis l’administration Trump. Indépendamment des autres facteurs, les effets économiques de cette tendance anti-mondialisation se traduisent par une réduction de la productivité, donc une augmentation conséquente des coûts de production des biens et des services, un ralentissement général de la croissance et une augmentation de l’inflation, due à l’augmentation des coûts de production.
En revanche, utiliser la politique pour empêcher l’évolution économique n’est pas efficace à moyen ou long terme. Les puissances en déclin économique, comme c’est actuellement le cas des États-Unis, peuvent, avec des moyens strictement politiques, ralentir mais non inverser ce déclin. En cherchant à freiner le développement d’une grande puissance montante comme la Chine en l’isolant de certaines relations économiques mondiales, les États-Unis ne font qu’obtenir le résultat inverse puisqu’ils poussent la Chine à développer par elle-même des technologies de pointe qu’elle pouvait importer auparavant. Toutefois, en ce qui concerne cette question, la Russie est loin d’être une puissance économique et même cette démarche n’est pas à sa portée. Sur le plan économique, tant l’invasion de l’Ukraine que les sanctions occidentales profitent principalement à la Chine, qui tient le marché russe captif, et lui profitent également sur le plan diplomatique, car la Chine joue avec une certaine neutralité ou, du moins, une certaine ambiguïté.
Cependant – et c’est un autre facteur qui affecte le puzzle – après une chute brutale causée par l’invasion, la vie économique de l’Ukraine a commencé à se redresser lorsque le pays s’est mis à remporter des victoires militaires. On ignore si la reprise se poursuivra. Mais pour l’instant, il semble que les puissances occidentales auraient mieux fait de concentrer leur action économique uniquement ou principalement sur le soutien à l’Ukraine plutôt que sur les sanctions contre la Russie. Mais ce n’est pas le choix qu’elles ont effectué. The Economist[12] du 20 octobre 2022 a résumé le problème : «L’Ukraine a reçu 23 milliards de dollars (soit l’équivalent de 12 % de son PIB d’avant-guerre) au titre de l’aide budgétaire, en plus des contributions militaires et humanitaires. Les États-Unis ont fourni des aides financières en temps opportun et se sont engagés à fournir l’année prochaine 1,5 milliard de dollars par mois. L’Union européenne, cependant, n’a fait ni l’un ni l’autre. Jusqu’à présent, son financement est en souffrance, des milliards restant à payer. Cet argent est sous forme de prêts, pas d’aides. Et les États membres discutent encore de la manière dont ils financeront l’aide l’année prochaine.»
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Les échecs successifs des services de sécurité et de renseignement constituent un autre aspect des contradictions internes du régime russe exacerbées par son expansionnisme. Le premier, et peut-être le plus grave, de ces échecs est d’avoir convaincu Poutine que ses troupes seraient bien accueillies par la population ukrainienne. En deuxième position, en raison des répercussions qu’il a eues sur l’aile fasciste du régime russe et des mystères qu’il n’a pas élucidés, se trouve l’attentat du 20 août 2022 qui visait Alexandre Douguine* mais a tué sa fille. En troisième position sur la liste des échecs des services d’espionnage et de sécurité figure l’opération que les Ukrainiens ont réussi à mener le 8 octobre 2022 contre le pont de dix-neuf kilomètres reliant la Russie et la Crimée. Enfin, en quatrième position, ces services n’ont ni empêché ni clarifié l’action du 14 ou 15 octobre lorsque, sur une base militaire du sud-ouest de la Russie, deux hommes armés ont tué onze personnes et en ont blessé quinze autres. Selon la rubrique «The world in brief» de The Economist du 15 octobre 2022, le ministère russe de la Défense a classé cette action comme «une attaque terroriste». «L’incident met en lumière un mécontentement croissant face à la mobilisation des Russes décidée par Vladimir Poutine pour sa guerre en Ukraine», estimait le lendemain The Economist dans sa rubrique «The World in brief».
Le ministère russe des Affaires étrangères a révélé les mêmes lacunes que les services secrets en matière d’information du gouvernement, ce qui constitue une autre facette des contradictions internes du régime. En effet, l’isolement international de la Russie s’est accru. Dans un résumé assez éclairant, le 12 octobre, à l’Assemblée générale des Nations unies, la résolution condamnant l’annexion par la Russie des quatre provinces ukrainiennes occupées, ou partiellement occupées, a été approuvée par 143 pays et seuls 5 pays ont voté contre, tandis que 35 se sont abstenus, dont la Chine et l’Inde. Le calcul est facile à faire. Même le gouvernement turc, malgré l’ambiguïté de ses relations avec la Russie, s’est publiquement prononcé contre les référendums et l’annexion.
Si nous passons de l’arithmétique à une algèbre un peu plus élaborée, nous constatons que l’échec diplomatique a été encore plus retentissant. Tout d’abord, les ambitions géopolitiques de la Russie ont engendré une énorme contradiction : Poutine s’est heurté à la méfiance des nations nouvellement indépendantes qui faisaient auparavant partie de l’Union soviétique et ne veulent plus se soumettre à l’expansionnisme russe. Aucune de ces nations n’a reconnu l’annexion des quatre provinces ukrainiennes et même le Belarus ne l’a pas reconnue, bien qu’il soit un véritable État vassal.
En outre, l’invasion de l’Ukraine et la réaction occidentale ont brisé l’unité du groupe de Visegrád et ainsi détruit le principal bastion de Poutine au sein de l’Union européenne. Des quatre pays qui composent ce groupe, seule la Hongrie reste politiquement et économiquement proche de la Russie, tandis que la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie sont en première ligne de l’opposition aux visées russes. En revanche, le triomphe électoral de l’extrême droite et des fascistes en Italie a immédiatement semblé favoriser Poutine ; cependant, si Matteo Salvini et la Ligue continuent de sympathiser avec la politique étrangère russe et si Silvio Berlusconi, à la tête de Forza Italia, revendique son amitié avec Poutine, la cheffe des fascistes de Fratelli d’Italia et actuelle première ministre, Giorgia Meloni, a pris ses distances avec Poutine et exprimé un soutien clair à l’Ukraine. Après tout, et bien que, sur le terrain du fascisme, Giorgia Meloni risque d’être dépassée par la Ligue qui est le principal partenaire minoritaire du gouvernement, peut-être que l’amitié de Berlusconi et la sympathie de la Ligue ne valent pas grand-chose pour Poutine.
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De l’Union soviétique, la Russie de Poutine a hérité une triade : son autoritarisme politique, son appareil policier et ses aspirations géopolitiques. Ainsi, de l’argument selon lequel il allait libérer les Ukrainiens d’un régime prétendument nazi, Poutine est passé à celui selon lequel il accomplirait le destin géopolitique de la Russie, que l’Union soviétique avait assumé. En d’autres termes, d’un argument politique apparemment de gauche, auquel adhérait une grande partie de l’extrême gauche occidentale, Poutine est passé à une géographie mystique, typique du volet russe du fascisme.
Je ne peux décrire ici, même brièvement, la genèse et l’ampleur du développement du fascisme russe, depuis Sergueï Zoubatov* et les Cents-Noirs*, en passant par les années de la guerre civile puis de l’émigration, à la fois vers l’Asie et le Troisième Reich et, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, vers les démocraties occidentales. C’est le renouveau du fascisme au sein de la société russe qu’il est intéressant de mettre en évidence, et il me suffit de mentionner ici deux pôles :
- D’un côté, nous avons le Parti communiste de la Fédération de Russie, le deuxième plus grand parti du pays, dont Stephen D. Shenfield avait déjà hésité, il y a vingt ans, à se demander s’il était complètement fasciste ou s’il s’en approchait seulement (Russian Fascism. Traditions, Tendencies, Movements, E. Sharpe, 2001, p. 51 ; réédition Routledge, 2016). Il me semble qu’aujourd’hui le doute est levé, parce que ce parti a été à l’origine immédiate de l’invasion de l’Ukraine, en présentant au Parlement la proposition de reconnaissance de l’indépendance de Donetsk et de Louhansk.
- À l’autre extrémité du spectre du fascisme russe, sous sa forme la plus radicale, le Parti national-bolchevik, fondé par Edouard Limonov*, a développé une sorte d’agitation contre-culturelle sans laquelle il serait apparu comme un parti fasciste trop conservateur. C’est parmi les nationaux-bolcheviques qu’est apparu Alexandre Douguine, qui résume peut-être mieux que quiconque le caractère mystique du fascisme russe actuel. J’ai souligné dans Labirintos do fascismo (Hedra, 2022, volume VI, p. 166) «l’importance du racisme transcendantal d’Evola* pour la formation de la pensée d’Alexandre Douguine, et, comme Douguine s’intéresse également à l’ariosophie*, cela le place dans la lignée de Lanz von Liebenfels* et donc à proximité des préoccupations ésotériques d’Hitler et d’Himmler». Et j’ai conclu : «Plutôt qu’une inspiration directe, il s’agit ici d’une revitalisation de certaines sources du Troisième Reich dans le but but d’en tirer des formes contemporaines.»
Comme il n’y a pas de fascisme sans milices, je dois mentionner le groupe Wagner, dont l’existence d’abord discrète est devenue notoire au fur et à mesure que la guerre en Ukraine se poursuivait et dont le chef, ou propriétaire, Evgueni Prigojine, est aujourd’hui l’une des voix les plus stridentes pour critiquer les échecs des généraux, sans épargner le ministre de la Défense lui-même.
Toutefois, même dans ce contexte et sous la forte influence idéologique du fascisme autochtone, le régime dirigé par Poutine ne peut être considéré autrement que comme fascisant ou proto-fasciste. Ce sont précisément les difficultés rencontrées par l’armée russe face à la résistance des Ukrainiens qui ont fait que la composante fasciste du régime se renforce et se précise de plus en plus chaque jour. Boris Bondarev, un diplomate russe qui a démissionné en mai 2022 pour protester contre l’invasion de l’Ukraine, n’a peut-être pas exagéré lorsqu’il a déclaré : «La guerre montre que la Russie n’est plus seulement dictatoriale et agressive ; elle est devenue un État fasciste» («The Sources of Russian Misconduct[13]», Foreign Affairs, novembre-décembre 2022). En effet, à la lecture d’un extrait du discours[14] que Konstantin Malofeev, un homme d’affaires fasciste étroitement lié à l’Église orthodoxe, a prononcé lors des funérailles de Darya Douguine : «Les personnes qui nous combattent ne comprennent pas que le peuple russe n’est pas seulement composé de ceux qui sont actuellement en vie. Mais il est composé de ceux qui ont vécu avant nous et de ceux qui vivront après nous. Et nous nous fortifierons avec le sang de nos martyrs» – j’ai immédiatement pensé à l’une des inspirations originelles du fascisme, le nationalisme organique de Rousseau, pour qui la nation serait formée par les morts, les vivants et tous ceux qui n’étaient pas encore nés. Ce thème a résonné à travers les fascismes, de l’Association nationaliste italienne* jusqu’au fascisme mystique de Codreanu*, et il inspire aujourd’hui Poutine et sa cour.
Le caractère mystique du régime Poutine s’est accentué ces derniers jours. Ramzan Kadyrov, qui dirige la République tchétchène et a récemment été promu colonel-général dans l’armée russe, a estimé que l’objectif de l’invasion était la «désatanisation complète» de l’Ukraine. Mais comme Kadyrov est un personnage plutôt extravagant malgré les positions qu’il occupe, on aurait pu penser qu’il s’agissait seulement d’une opinion personnelle, si Aleksei Pavlov, secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, n’avait pas lui aussi déclaré que l’«Église de Satan» s’était implantée en Ukraine, et il a conclu : «Je crois que, avec la poursuite de l’opération militaire spéciale, la désatanisation de l’Ukraine devient de plus en plus urgente[15].» Le 26 octobre, Kadyrov a appelé à un djihad russe[16] dans la lutte contre l’Ukraine et, outre qu’il considère l’homosexualité comme l’expression la plus tangible du satanisme ukrainien, il a déclaré que «toutes les régions et l’Ukraine dans son ensemble sont des territoires russes». Il est l’une des voix extrêmes qui appellent au durcissement de la guerre et ne mâche pas ses mots : «Nous ne laisserons pas ces diables être nos prisonniers, nous les brûlerons.» Et le 4 novembre, c’est la figure tutélaire du fascisme mystique, Douguine, qui a déclaré dans une interview à la télévision d’État que les forces russes menaient une «guerre sainte» contre l’«Antéchrist» et il a conclu : «C’est une guerre sainte contre l’Occident satanique[17].»
Les récentes décisions prises par Poutine et le Parlement de la Fédération de Russie contre les homosexuels et toute relation sexuelle non conventionnelle montrent que la stratégie de désatanisation de l’Ukraine a été acceptée au plus haut niveau. Une «opération militaire spéciale» lancée sous le prétexte de dénazifier l’Ukraine s’est transformée en une guerre de longue haleine sous le slogan de la désatanisation. La transformation ne pourrait être plus éloquente.
Dans ce contexte, il est particulièrement significatif que, depuis quelques années, les homosexuels enrôlés dans l’armée ukrainienne forment de manière informelle un réseau de contacts, qu’ils appellent le «bataillon d’Achille». Bien qu’ils ne combattent pas ensemble, ils se rencontrent pour sensibiliser les gens et expliquer leurs revendications. Il leur faut beaucoup de courage pour affronter le sort qui leur sera réservé s’ils deviennent prisonniers des Russes.
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Comment cette guerre va-t-elle se terminer ?
Dans les deux pays, les conditions ne sont pas symétriques. Zelensky ne peut reculer, sinon il y aurait un coup d’État et il serait remplacé par un politicien qui ne reculerait pas. Mais pour Poutine, le jeu est différent, car il ne lui suffit pas de ne pas perdre la guerre. Ce que ses partisans exigent, c’est qu’il la gagne. Et s’il ne s’achemine pas vers la victoire, le mécontentement augmentera et une crise politique pourrait éclater. Dans quelle direction ?
La classe ouvrière en Russie est trop désorganisée pour former une force politique propre. Le mécontentement grandit et les frictions et fractures sociales s’aggravent, mais rien de tout cela ne laisse prévoir un quelconque processus révolutionnaire. Dans ces circonstances, les mécontentements les plus importants naîtront au sein de l’élite des classes dirigeantes. Dans quel sens ?
L’aile libérale du capitalisme, intéressée par de bonnes relations internationales et donc désireuse de paix, l’emportera-t-elle ? Ou, contre les intérêts économiques russes, les aspirations idéologiques des fascistes enclins au mysticisme géopolitique et désireux d’intensifier la guerre l’emporteront-ils ?
La mobilisation partielle décidée le 21 septembre 2022 a marqué une étape importante dans l’élargissement de la guerre. Le 19 octobre, Poutine est allé plus loin en décrétant la loi martiale dans les quatre provinces ukrainiennes annexées mais seulement partiellement contrôlées. Bienvenue en Russie ! Par la même occasion, Poutine a ordonné la mobilisation économique des huit provinces russes limitrophes de l’Ukraine, donnant ainsi aux gouvernements locaux le pouvoir d’augmenter la production et de restreindre les mouvements de population. En effet, l’état d’alerte s’est étendu à l’ensemble de la Russie.
Les voix qui critiquent la conduite de la guerre et souhaitent intensifier le conflit sont de plus en plus audibles. Mais il est difficile d’avoir une guerre totale, impliquant une mobilisation générale de la population, sans une escalade des armes utilisées. Poutine et ses proches ont commencé à parler d’armes nucléaires et ainsi, après avoir commencé l’invasion en la présentant comme une opération militaire qui durerait seulement quelques jours et au cours de laquelle les troupes seraient accueillies par des accolades et des applaudissements, ils annoncent, après moins de huit mois, la possibilité de recourir aux armes les plus meurtrières. Bien qu’ils alternent le chaud et le froid, disant un jour peut-être et un autre jamais, quand ils ne disent pas les deux en même temps, la menace plane de plus en plus fréquemment. Et le porte-parole du Kremlin a averti que la sécurité des quatre provinces ukrainiennes annexées serait assurée au même niveau que celui du reste du territoire de la Fédération de Russie, ce qui les placerait sous la protection de l’arsenal nucléaire russe. Certes, on peut affirmer, comme James Acton, du think-tank Carnegie Endowment, que Poutine «préférerait menacer d’utiliser des armes nucléaires et obtenir des concessions plutôt que de les utiliser réellement[18]» . Mais jusqu’à quel point le bluff peut-il être maintenu dans ce vrai poker ? Fin octobre 2022, l’armée russe, sous la supervision de Poutine, a effectué ses premières manœuvres avec des armes nucléaires depuis l’invasion de l’Ukraine. La simulation d’une attaque nucléaire massive était-elle une simple manœuvre ou une préparation ? Et si Poutine, ou quelqu’un de son entourage, va plus loin, il est peu probable que l’utilisation d’armes nucléaires de portée purement tactique ne déclenche pas une réponse avec des armes nucléaires de portée stratégique. Et que se passera-t-il ensuite ?
Dans ce cas, la seule question est de savoir s’il y aura un «ensuite».
Glossaire (établi par le traducteur)
Ariosophie : mélange de mysticisme, d’ésotérisme, d’aryanisme et de pangermanisme, populaire sous le nazisme et développée par Jörg Lanz von Liebenfels* à partir de 1905.
Association nationaliste italienne (ANI): «Au congrès de Florence de décembre 1910, sous l’égide de Corradini, fut créée l’Association nationaliste italienne, qui exercera plus tard une influence décisive sur le fascisme naissant. Si Mussolini amena des masses de militants au fascisme, Corradini lui fournit la formulation théorique de base et la principale orientation stratégique, jusqu’à ce que les nationalistes rejoignent finalement le Parti national fasciste (PNF) en mars 1923[19].» L’ANI réclamait le retour à l’Italie des terres sous domination autrichienne et avait une aile paramilitaire, les Chemises bleues. Elle soutenait évidemment les ambitions coloniales italiennes en Éthiopie et ailleurs en Afrique comme en Europe. Bénéficiant du soutien économique de grands patrons et comptant des intellectuels influents dans ses rangs, elle était résolument hostile à la démocratie parlementaire. La théorie de la «nation prolétaire*» formulée par Corradini joua un rôle central dans son idéologie. L’ANI participa à la Marche sur Rome en 1922.
Cents-Noirs (ou Centuries noires) : mouvement paramilitaire, monarchiste, nationaliste et antisémite, créé pendant la révolution de 1905 et qui continuera à exister jusqu’à la fin de la guerre civile de 1917-1922.
Codreanu, Corneliu Zelea (1899-1938) : engagé volontaire, avocat, puis député roumain, il fonde plusieurs organisations nationalistes chrétiennes comme la Ligue de défense nationale chrétienne en 1920, la Légion de l’Archange Michel en 1927 et la Garde de fer en 1930. Il planifie des assassinats politiques, des agressions physiques contre des communistes, des juifs, des politiciens libéraux et des francs-maçons, et développe une idéologie fasciste et antisémite tout en se présentant aux élections (il obtient 15,8% des voix en 1937). Certains intellectuels qui deviendront célèbres en France après 1945, comme Mircea Eliade et Emil Cioran, sont ses émules. Devenu trop encombrant pour ses alliés réactionnaires, il est emprisonné puis exécuté avec un certain nombre de ses «légionnaires» codétenus le 29 novembre 1938.
Douguine, Alexandre[20] (1962-) : docteur en sciences politiques et en sociologie, il travaille comme éditeur, rédacteur en chef et journaliste dans différents médias. Il voyage beaucoup ce qui lui permet de rencontrer des idéologues fascistes européens aussi différents que Jean Thiriart, Alain de Benoist et Claudio Mutti. Ses références intellectuelles sont, pêle-mêle: René Guenon, Carl Schmitt, Julius Evola, Ernst Niekisch, Arthur Moeller van den Bruck, etc., auteurs qui le distinguent, sur certains points, de la Nouvelle Droite, mais confortent ses positions racistes, antisémites et totalitaires. Comme l’écrivait Marlène Laruelle en 2001, un an après l’arrivée de Poutine au pouvoir: «Après avoir longuement milité dans les mouvances “national-bolcheviques” opposées à la politique eltsinienne, Dugin […] se présente dorénavant comme le conseiller de l’ombre du nouveau pouvoir. Il espère ainsi offrir à Vladimir Poutine une idéologie constituée lui permettant de s’affirmer sur la scène internationale et de promouvoir, en Russie même, un nouveau mode de gestion des conflits entre Russes et minorités ou centre et périphérie censé éviter l’implosion de la Fédération. […] Dugin connaît un succès certain parmi la jeune génération et révèle le manque de références identitaires de la Russie post-soviétique : la mode occultiste, un rejet de l’idéologie communiste mais non de l’expérience soviétique, une sensibilité panorthodoxe accentuée par les événements dans les Balkans ainsi qu’un discours anhistorique sur la grandeur de la Russie ne peuvent qu’attirer. Outre son discours géopolitique redonnant à la Russie un rôle de superpuissance mondiale, Dugin est à la tête d’une tentative de réhabilitation historique du fascisme plus subtile et discrète que celle des nouveaux groupuscules paramilitaires russes : il en modernise le fondamentalisme, le sens de la hiérarchie et de la guerre, renouvelle la triangulaire Allemagne-Russie-Japon et présuppose l’incommensurabilité des cultures et leur inévitable conflictualité. […] Ses ouvrages, notamment celui de géopolitique (1997), sont devenus des classiques de l’université russe dans des disciplines comme les sciences politiques, la géopolitique ou la culturologie. […] même si Dugin n’a pas vraiment de parti politique propre, il influence discrètement le discours de nombre d’hommes politiques et surtout banalise une conception fascisante de la Russie. Dugin conçoit en effet des “idéologies” pour de nombreux hommes politiques russes […], pour des militaires de haut rang ainsi que pour l’institut de recherches stratégiques de Moscou. Il propose à la nouvelle Russie une certaine vision de la politique internationale dont 1’isolationnisme ne fait que camoufler un projet d’expansion et de conquête.» Ces lignes écrites il y a plus de vingt ans n’ont pas pris une ride, même si apparemment Douguine serait aujourd’hui moins proche de Poutine qu’au début du XXIe siècle. Il est en contact étroit avec les séparatistes prorusses du Donbass et de Louhansk depuis au moins 2014 et a soutenu avec enthousiasme l’invasion de l’Ukraine en 2022, tout en prônant son annexion. Enfin, on ne sera pas étonné d’apprendre que des fascistes français comme Jean-Marie Le Pen, Alain Soral ou Christian Bouchet entretiennent des relations amicales avec lui.
Evola, Julius (1898-1974) : philosophe italien, élitiste, fasciste, raciste et antisémite peu courageux puisque, lorsqu’il fut traîné devant la justice italienne pour ses accointances fascistes ou ses propos antisémites, il botta toujours en touche, ou fit référence à Platon, Bismarck et Dante ! En France, ses livres les plus politiques sont diffusés par des maisons d’extrême droite, alors que ceux sur les religions et l’ésotérisme sont publiés par de grandes maisons d’édition «respectables». Une division du travail fort commode pour dissimuler ses positions ultraréactionnaires qui ont inspiré notamment Jean-Marie Le Pen, Guillaume Faye et Alain de Benoist.
Liebenfels, Lanz von, Jörg (1874-1954) : moine cistercien autrichien qui quitta l’Église en 1899 et exposa ses théories raciste, eugénistes, antisémites et antiféministes dans une revue puis dans de nombreux livres dont Théozoologie ou la tradition des singes sodomites et des électrons des dieux !!! Liebenfels appela sa «théorie» théozoologie pour souligner ses aspects à la fois «scientifiques» et religieux, puis il choisit le terme d’«ariosophie» en 1915.
Limonov , Edouard (1943-2020) : écrivain, journaliste et poète, il fréquente les milieux punk de New York dans les années 1970, puis écrit dans l’Humanité, ainsi que dans la presse fasciste et rouge-brune française (L’Idiot international). Proserbe pendant la guerre de Bosnie, grand ami de Jean Marie Le Pen et des fascistes français de Nouvelle Résistance, cofondateur et dirigeant du Parti national-bolchevique en Russie (entre 1994 et 1998) avec Alexandre Douguine avant de rompre avec ce parti, il est d’abord hostile à Poutine puis devient pro-poutiniste après l’invasion de la Crimée par la Russie en 2014.
Nation prolétaire : Cette notion fut d’abord développée par Enrico Corradini puis reprise par l’Internationale communiste.
«Entre 1908 et 1910, le politicien et penseur nationaliste Enrico Corradini commença à présenter l’Italie comme une “nation prolétaire”. L’importance passée de la péninsule et les grandes aspirations du Risorgimento contrastaient avec sa présence insignifiante dans le contexte européen et avec les espoirs avortés de colonisation. […] La lutte des classes, qui dissolvait la nation et l’État, devait se transformer en une lutte entre nations, qui renforçait la cohésion de chaque nation et consolidait les États. […] Le conflit interne opposant prolétaires et capitalistes était remplacé par une guerre externe entre nations prolétaires et nations ploutocratiques. […] “Il y a des nations qui sont en situation d’infériorité par rapport à d’autres, tout comme il est des classes qui sont en condition d’infériorité par rapport à d’autres classes, écrivit Corradini en octobre 1910. L’Italie est une nation prolétarienne. L’émigration le montre assez. L’Italie est le prolétaire du monde.”[21].»
Au moment de l’occupation de la Ruhr par l’armée française en 1923, Karl Radek, membre du Parti communiste russe et dirigeant de l’Internationale communiste soutint la «ligne Schlageter» (du nom d’un ancien officier des corps francs, organisateur de groupes de sabotage, arrêté en mai 1923 jugé par l’armée française et fusillé le 23 mai 1923). Selon cette «théorie», à cause des conséquences du Traité de Versailles, l’Allemagne vaincue n’était plus impérialiste mais devenait une «nation prolétaire» ; la classe ouvrière pouvait passer des alliances sinon avec la bourgeoisie du moins avec des courants nationalistes. Les vrais responsables des malheurs des ouvriers allemands, les vrais ennemis devenaient les capitalistes de l’Entente.
Traité de Saint-Germain-en-Laye : par ce traité annexe du traité de Versailles, qui fut conclu le 10 septembre 1919 et signé en plusieurs langues sauf en allemand (!), les Alliés démolissent et découpent l’empire austro-hongrois en accordant des bouts de territoire à la Pologne et à la Roumanie, et quelques villes à l’Italie; de plus, ils créent deux nouveaux Etats: la Tchécoslovaquie ainsi que le royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Ils interdisent le service militaire obligatoire en Autriche, l’obligent à payer des réparations et s’opposent à tout rattachement de l’Autriche à l’Allemagne.
Traité de Versailles : traité entre l’Allemagne et les Alliés, mais à l’élaboration duquel l’Allemagne n’a pas eu le droit de participer, signé le 28 juin 1919, et sous la menace d’une invasion de l’Allemagne par les troupes françaises si elle ne l’acceptait pas. Le traité redéfinit les frontières de l’Allemagne au profit de la France, de la Belgique, du Danemark et de la Pologne. Les effectifs de l’armée allemande sont limités à 100 000 hommes, le service militaire est aboli, l’armée n’a plus droit d’acquérir des blindés ou des avions, etc. Des réparations très importantes sont prévues dont seule une petite partie sera payée (20,6 milliards de marks-or sur 132 milliards) et il était prévu d’échelonner les paiements jusqu’en 1988. Les Alliés se partagent les colonies de l’Allemagne en Afrique (Cameroun, Togo,Tanzanie, Rwanda, Burundi, Namibie actuels). Enfin, le traité reconnaît l’indépendance de la Pologne et annonce la création de la Société des Nations.
Zoubatov, Sergueï Vassilievitch (1864-1917): « Sergueï Zoubatov, chef de la section spéciale du département de la police, est l’inventeur du concept de socialisme policier. Zoubatov a été un grand recruteur d’agents secrets, le meilleur d’Europe, dit-on, un as de l’infiltration des organisations révolutionnaires. Sergueï Zoubatov considérait que sa mission consistait à rallier les ouvriers à l’autocratie, en leur fournissant les moyens de défendre leurs intérêts. Il fabriqua des syndicats (appelés sociétés d’entraide ou unions) contrôlés en sous-main[22]. » Cet ancien militant révolutionnaire devint directeur de la police tsariste, l’Okhrana, et mit son expérience au service de l’Empire russe en développant au maximum le principe de la provocation policière. Par exemple, en 1901, il créa et subventionna un parti juif pour concurrencer le Bund, puis une Union des ouvriers russes des fabriques et usines de Saint-Pétersbourg pendant la révolution de 1905.
Notes
[1] Cf. http://mondialisme.org/spip.php?article3088 et la traduction d’une partie du débat qui a suivi la publication de ce texte : https://npnf.eu/spip.php?article913 .
[2] https://npnf.eu/spip.php?article919 .
[3] https://npnf.eu/spip.php?article942 .
[4] Pour les noms suivis d’un astérisque, cf. le Glossaire à la fin de l’article (NdT).
[5] L’Autriche fut envahie le 12 mars 1938 et annexée, à la suite d’un «plébiscite» organisé le mois suivant. Les Accords de Munich du 30 septembre 1938, signés avec la France, l’Italie et le Royaume uni, stipulaient que l’Allemagne devait récupérer les territoires tchécoslovaques majoritairement peuplés d’Allemands. Plusieurs provinces demandèrent alors leur autonomie en novembre 1938, puis firent sécession et devinrent des protectorats allemands en mars 1939 : la Bohême, la Moravie et la Silésie ; quant à la Slovaquie elle devint «indépendante» en mars 1939, sans compter la République carpatho-ukrainienne et la Ruthénie, envahies par la Hongrie en ce même mois de 1939. Enfin, la Prusse orientale fut envahie par la Wehrmacht dans le cadre de son attaque contre la Pologne le 1er septembre 1939 (NdT).
[6] Cf., entre autres sources, le livre d’Ossip Flechtheim, Le Parti communiste allemand sous la république de Weimar, Maspero, 1972 ; la série d’articles de João Bernardo «Marxisme et nationalisme» dont la 3e partie s’intitule «Le KPD et l’extrême droite nationaliste» (https://npnf.eu/spip.php?article922 ) ; et l’article d’Olaf Kistenmacher : «De “Judas” au “Capital juif” : les formes de pensée antisémites dans le Parti communiste allemand (KPD) sous la république de Weimar, 1918-1933», https://npnf.eu/spip.php?article664 (NdT).
[7] L’URSS envahit la Finlande le 30 novembre 1939, deux mois après l’attaque de son allié allemand contre la Pologne et conformément aux clauses secrètes du Pacte germano-soviétique qui faisait de la Finlande un élément de la sphère d’influence soviétique. Un traité de paix entre l’URSS et la Finlande fut signé en mars 1940, mais une seconde guerre dite «de continuation» éclata de nouveau en 1941 (jusqu’en septembre 1944) lorsque le gouvernement finlandais s’allia à l’Allemagne nazie pour tenter de reprendre ce qu’il avait perdu en 1940 (NdT).
[8] https://www.economist.com/briefing/2022/10/06/ukraines-military-success-is-reshaping-russia-as-well-as-the-war
[9] https://data.worldbank.org/indicator/MS.MIL.XPND.GD.ZS
[10] https://data.worldbank.org/indicator/MS.MIL.XPND.CD
[11] https://elpais.com/internacional/2022-10-07/rusia-se-convierte-en-el-principal-suministrador-involuntario-de-armas-para-ucrania.html
[12] https://www.economist.com/leaders/2022/10/20/ukraines-economy-is-defying-the-odds-but-it-needs-help
[13] https://www.foreignaffairs.com/russian-federation/sources-russia-misconduct-boris-bondarev
[14] https://english.elpais.com/international/2022-08-23/russia-uses-darya-duginas-funeral-to-justify-invasion-of-ukraine.html
[15] https://observador.pt/2022/10/25/igreja-de-satanas-espalhou-se-pelo-pais-dirigente-russo-diz-que-e-urgente-dessatanizar-a-ucrania/
[16] https://observador.pt/2022/10/26/lider-checheno-quer-jihad-russa-para-lutar-na-ucrania-que-e-territorio-russo/
[17] https://observador.pt/liveblogs/oficiais-militares-russos-com-autorizacao-para-disparar-sobre-desertores-segundo-ministerio-da-defesa-britanico/#liveblog-entry-590784-scroll
[18] https://www.economist.com/europe/2022/10/17/how-to-detect-an-imminent-russian-nuclear-attack
[19] Cf. João Bernardo, Ils ne savaient pas encore qu’ils étaient fascistes, Editions Ni patrie ni frontières, 2022.
[20] Marlène Laruelle, «Alexandre Dugin : esquisse d’un eurasisme d’extrême-droite en Russie post-soviétique», Revue d’études comparatives Est-Ouest, volume 32, 2001, n°3, persee.fr.
[21] Cf. João Bernardo, Ils ne savaient pas encore qu’ils étaient fascistes, Editions Ni patrie ni frontières, 2022.
[22] https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2005/08/24/la-russie-vacille-par-natalie-nougayrede_682251_3208.html
Traduit en Français par Yves Coleman et publié ici, à partir de l’original en portugais publié ici.