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Par Pablo Polese

L’objectif de la diversité

«Savez-vous comment travailler la diversité et l’inclusion dans les entreprises ? Les entreprises qui investissent dans une plus grande inclusion contribuent à encourager les salariés à être plus créatifs et innovants dans l’organisation. Ainsi, l’opinion publique perçoit un plus grand potentiel dans l’entreprise tandis que la marque s’adapte positivement aux besoins du marché actuel.» Ainsi commence le texte publié sur le site web de iFood Benefits sous le titre «Comment créer un environnement de travail favorable à la diversité et à l’inclusion». On peut interpréter ce paragraphe de plusieurs façons. Il attire l’attention, par exemple, sur le passage abrupt de l’accent mis sur les «salariés», incités à être plus créatifs, à «l’opinion publique», qui commence à discerner un plus grand potentiel dans l’entreprise et, enfin, la conclusion qui unit ces deux éléments par des politiques d’inclusion et de diversité, et selon laquelle «la marque s’adapte positivement» aux «besoins actuels du marché».

Quels sont ces besoins ? Ce terme a deux significations. D’une part, il s’agit d’un «besoin du marché actuel» : la vision conceptuelle selon laquelle l’entreprise qui fournit le service ou le produit doit être socialement responsable et s’engager en faveur de la diversité. La caractéristique idéologique de l’entreprise, ou de la marque, est de plus en plus valorisée par le marché des consommateurs et leur capacité à boycotter une entreprise considérée comme hostile à la diversité – capacité qui suscite la crainte des entrepreneurs. Les entreprises qui, pour une raison quelconque, sont étiquetées «machistes», «sexistes», «homophobes», «hostiles aux LGBT», «racistes», etc., risquent de subir des pertes financières. D’autre part, les «besoins actuels du marché» que mentionne le texte d’iFood sont également des besoins liés aux caractéristiques physico-idéologiques des produits et services offerts : il doit s’agir de produits engagés dans des programmes favorables au développement durable et à la diversité de genre et de race.

Dans les entreprises en phase avec l’esprit du temps, ces besoins peuvent être et sont satisfaits par le développement et l’action associée de deux secteurs : la Recherche-Développement et le secteur de plus en plus important de l’Inclusion et de la Diversité, qui ne se limite en aucun cas aux Ressources Humaines, parce qu’il couvre et chapeaute de plus en plus tous les secteurs au sein des entreprises. iFood le sait très bien et souligne «l’importance de développer ces orientations [de Recherche-Développement] au sein des entreprises», puisqu’elles contribuent «au potentiel d’innovation de leur activité». En bref, dans les entreprises, et nous parlons ici surtout des entreprises transnationales dans des branches où l’innovation technologique est centrale et qui sont dirigées par des gestionnaires ayant une vision stratégique à long terme, la Recherche-Développement influence de manière décisive tous les domaines, de la composition des salariés et des dirigeants en matière de genre et de race, aux caractéristiques des produits et services à offrir, en passant bien sûr par le marketing et la publicité. Lorsque le texte d’iFood mentionne que, grâce aux politiques de Recherche-Développement, «la marque s’adapte positivement aux besoins du marché actuel», nous observons la croyance sous-jacente selon laquelle un corps diversifié de salariés et de dirigeants permet à l’entreprise de gérer et de diriger la production des biens et des services offerts en affinité avec les programmes favorables en faveur de la diversité. «Le consommateur moderne est de plus en plus exigeant quant aux entreprises auxquelles il accorde sa confiance. Lorsque les organisations sont ouvertes aux objectifs sociaux et à la diversité, et mettent fin à la discrimination à l’encontre des groupes minoritaires sur le marché du travail, cela conduit à davantage d’innovation dans l’organisation. En conséquence, on assiste à un développement continu de services et de produits exceptionnels».

Dans Machismo, racismo, capitalismo identitário: As estratégias das empresas para as questões de gênero, raça e sexualidade (Editions Hedra, 2020), j’ai expliqué que le thème de la diversité et les objectifs des luttes identitaires ont été initialement mis en avant par les mouvements sociaux et les militants des luttes féministes et antiracistes, et ont ensuite été assimilés par les entreprises. Mais il convient de dire que, après avoir acquis une certaine force et une certaine légitimité sociale, l’objectif de la diversité a commencé à tourner dans un cercle vertueux d’affinités entre les programmes de gauche (notamment ceux des mouvements contre l’oppression de genre, de race et de sexe) et les intérêts des entreprises en matière d’augmentation de la rentabilité et de contrôle accru des travailleurs et travailleuses dans les processus de travail et la valorisation capitaliste.

Une fois solidement établie en tant que valeur d’entreprise qui doit être respectée et mise en œuvre, l’offre de produits et de services conformes aux objectifs de la diversité génère également une demande, de telle sorte que la présence croissante de la diversité en tant que valeur de marché entraîne des demandes toujours plus grandes de la part des consommateurs, qui exigent que les marques citoyennes et socialement responsables offrent des produits et des services conformes à l’objectif de la diversité (et également à d’autres objectifs, tels que l’objectif écologique et celui du développement durable).

L’examen de certaines des politiques identitaires d’iFood permet d’illustrer la façon dont les grandes entreprises traitent l’objectif de la diversité.

L’engagement social d’iFood

iFood, une entreprise de «foodtech» qui a vu le jour au Brésil et qui est aujourd’hui leader en Amérique latine [2], a lancé plusieurs initiatives institutionnelles visant à «faire progresser la diversité et l’inclusion, non seulement en interne, mais dans toutes les composantes de son écosystème – chauffeurs-livreurs, coursiers, restaurants et consommateurs.» «Nous voulons nourrir l’avenir du monde. Nous n’y parviendrons qu’en misant sur la pluralité des personnes, des expériences et des idées. iFood est destiné à tous les individus, il doit donc être réalisé par tous», déclare Gustavo Vitti, vice-président du «département chargé des personnes et des solutions durables». Vous trouverez ci-dessous quelques-unes des actions de l’entreprise en matière d’inclusion et de diversité :

  • La société a fixé des objectifs de diversité et d’inclusion de la race et du sexe parmi ses collaborateurs pour les trois prochaines années. Durant cette période, iFood souhaite porter à 50 % le nombre de femmes occupant des postes de direction dans l’entreprise et faire passer à 35 % le nombre de femmes occupant des postes d’encadrement supérieur. Elle vise également à ce que 30 % des dirigeants soient noirs et que le nombre de salariés noirs atteigne 40 %.

Maniant avec brio le jargon identitaire, Gustavo Vitti explique cette campagne de promotion de la diversité au sommet et à la base, en ces termes : «L’inclusion signifie écouter, respecter et accroître l’autonomie et les responsabilités sans distinction. Chez iFood, nous nous efforçons d’accroître l’inclusion sociale et de nourrir l’avenir du Brésil, en contribuant à corriger les dettes historiques, en offrant des possibilités de formation à ceux qui en ont le plus besoin, afin de rendre le monde plus juste et plus prospère pour tous et toutes.»

  • iFood promeut des campagnes d’éducation et de sensibilisation avec des vidéos et des contenus éducatifs sur la diversité et l’inclusion afin d’encourager des discussions sur ce thème parmi les salariés. Sous l’appellation «Allons au-delà», ces campagnes visent à renforcer l’importance d’un débat constant et continu au-delà de dates classiquement fixées : en 2020, par exemple, iFood a promu les femmes au-delà du mois de mars, les LGBTQI+ [3] au-delà de juin, les personnes handicapées au-delà de septembre et les personnes noires au-delà de novembre.
  • L’entreprise développe des programmes et des formations visant à sensibiliser aux privilèges, aux préjugés inconscients et au leadership inclusif, ainsi que diverses pratiques axées sur l’importance de la communication non violente.
  • iFood dispose de programmes d’accélération pour les groupes minoritaires qui cherchent à stimuler les carrières et à responsabiliser les gens, par exemple «Des mentors pour les personnes noires» et «Maintenant c’est à leur tour», qui stimule les femmes et accélère leur carrière, les préparant à assumer des responsabilités de cheffe ou de directrice.
  • iFood a créé un algorithme qui identifie les préjugés sexistes et raciaux dans les évaluations des salariés, ce qui lui permet de corriger les distorsions dans l’évaluation des performances, la rémunération et la promotion fondées sur le genre et la race.
  • En 2020, l’entreprise a fait progresser de 71,43 % le nombre de femmes occupant des postes de direction et de 17,6 % le nombre de Noirs occupant des postes de chefs ou de directeurs.
  • Depuis 2016, elle dispose de groupes d’affinité pour les salariés, appelés «Pollen», axés sur les femmes («Donnons-leur des responsabilités»), les personnes handicapées («Pas de barrières»), les personnes noires («Fierté noire»), les personnes LGBTQIA+ («LGBTQI+Amour») et pour briser les stéréotypes sociaux liés au corps («Un corps libre»).
  • Sur la base des thèmes soulevés par les groupes Pollen, iFood crée des initiatives afin de construire un environnement sûr et de promouvoir la sensibilisation et l’engagement des «FoodLovers» (comme on appelle les salariés d’iFood) sur les thèmes de la diversité. L’entreprise s’empare également des thèmes soulevés par les comités d’entreprise et prend des mesures concrètes comme la subvention de cours de langues, l’adaptation du congé parental dans le cadre d’iFamily et le soutien juridique et psychologique aux salariés transgenres.
  • Afin de créer des indicateurs et de suivre l’évolution des objectifs de la Recherche-Développement d’iFood, l’entreprise applique un recensement qui vise à cartographier la représentativité des groupes minoritaires et d’autres informations pertinentes pour l’identité de genre, l’orientation sexuelle et la race; les personnes handicapées; l’état civil, s’ils ont des enfants ou des enfants dont ils sont responsables, s’ils sont mères ou pères célibataires, entre autres.
  • iFood a signé l’engagement pour l’égalité des sexes promu par l’ONU Femmes, qui a été transformé en un plan d’action annuel multidisciplinaire. L’entreprise souhaite ainsi «rendre public son engagement envers les valeurs d’égalité et de respect entre les sexes, en assurant la promotion de la diversité et de l’authenticité».
  • iFood a parrainé le forum et le prix ID_BR («Oui à l’égalité raciale»), principal événement au Brésil chargé de mettre en relation les professionnels noirs et les entreprises œuvrant pour l’égalité raciale.
  • La foodtech participe à «Empretece», programme de processus de sélection du groupe Movile, dont fait partie iFood, qui attribue les postes vacants d’analystes seniors et de dirigeants aux personnes noires et dispose également de cabinets de conseil spécialisés dans l’attraction de candidats aux profils variés, tels que Mais Diversidade (Plus de diversité), Transempregos («Transemplois»), Indique uma Preta («Choisis une Noire»), Empregue Afro («Embauche un/une Afro»), entre autres.
  • iFood a plusieurs initiatives en matière d’éducation, comme «Vamos AI», programme de formation pour les analystes de données, en partenariat avec «Resilia», destiné aux coursiers et aux livreurs, aux femmes et aux Noirs, et «Reprograma», programme de formation professionnelle en technologie pour les femmes cis [4] et trans en situation de vulnérabilité.
  • En février de cette année, iFood s’est engagé à offrir à plus de 10 millions de personnes des possibilités d’éducation, de formation et de renforcement des compétences, en donnant la priorité aux coursiers et chauffeurs-livreurs, aux auto-entrepreneurs, aux personnes noires et aux habitants des périphéries urbaines. Au cours des cinq prochaines années, les initiatives de l’entreprise visent à toucher 5 millions d’élèves et d’enseignants du réseau d’écoles publiques et 5 millions de personnes grâce à des opportunités de formation axées sur la production de revenus, en plus d’offrir des opportunités de formation en technologie axées sur l’employabilité à plus de 25 000 personnes des banlieues.
  • Soucieuse également de l’objectif écologique, qui fait l’objet d’une propagande conjointe avec l’objectif de la diversité, l’entreprise a annoncé en mars 2021 le lancement de d’iFood «Regenera», un plan d’impact environnemental positif sur deux fronts : mettre fin à la pollution plastique de ses opérations de livraison et permettre à la société d’atteindre l’objectif de la neutralité carbone d’ici 2025.

Comme vous pouvez le constater, les actions du secteur Recherche-Développement vont bien au-delà de la publicité ou de l’insertion de femmes et de Noirs à des postes de cadres ou de dirigeants. Il s’agit de mesures raffinées et à long terme, qui s’ajoutent à d’autres visant à construire l’image de l’entreprise, ou de la marque. C’est pourquoi une brève analyse du travail identitaire de l’entreprise dans le domaine de la sémiotique est présentée ci-dessous.

Sémiotique de l’identité

Les images ci-dessous sont tirées d’illustrations d’articles récents sur le site web iFood Benefits (https://blog-empresas.ifood.com.br/).

La première photo est accompagnée de la légende suivante : «La communication au sein de l’entreprise doit être toujours bien structurée pour éviter les conflits organisationnels». Les lignes directrices visant à éviter (ou à traiter) les «conflits organisationnels» au sein de l’entreprise sont très appréciées par iFood, qui considère à juste titre le secteur de la Recherche-Développement, et donc l’objectif de la diversité, comme un sujet sensible en ce qui concerne les moyens d’aborder des questions comme l’environnement de travail, la satisfaction des salariés, la communication interne et les frictions quotidiennes au travail, etc. Dans la première image, nous voyons une femme noire, un homme noir et une femme blanche. La femme noire apparaît avec une posture de commandement, mise en évidence par la position libre de ses mains, le regard confiant et la bouche entrouverte, indiquant une posture active et qui exprime la confiance en soi. Les interlocuteurs, quant à eux, sont dans une position d’écoute passive et ont les mains quasiment jointes, attitude qui véhicule l’idée de respect, d’attention et d’attente. À l’arrière-plan, nous avons la photo d’un homme blanc, qui fait référence à un personnage important de l’histoire de l’entreprise, mais qui, dans le scénario actuel, représente le passé, c’est-à-dire le passé dans lequel la direction, les ordres et les discussions, actuellement assumés par les personnages de la photo, dépendaient autrefois d’hommes blancs. Il convient également de préciser que les dirigeants actuels, représentés sur l’image, sont jeunes, contrairement à la photo d’un homme blanc plus âgé et portant une moustache. Ainsi, l’entreprise renforce non seulement son adhésion à l’objectif de la diversité, en se présentant comme une entreprise gérée par des femmes et des Noirs, mais aussi comme une entreprise jeune, dynamique et sobre.

La deuxième photo que j’ai sélectionnée n’a pas de légende, mais illustre un texte dans lequel on peut lire : «De nombreuses entreprises ont déjà compris que les salariés sont la clé des grands résultats. Par conséquent, une enquête de satisfaction est essentielle pour choisir les meilleurs moyens d’associer les salariés au succès de votre organisation.» Ce texte évoque la satisfaction des salariés d’iFood, leur environnement de travail, la gestion stratégique des personnes et les moyens d’éviter l’apparition redoutée de conflits et de situations inconfortables entre les travailleurs ainsi que entre les travailleurs et les chefs ou directeurs, notamment par la diffusion des valeurs de l’entreprise afin que chaque «collaborateur s’engage». Avec cette illustration, l’entreprise se positionne comme une entreprise où le racisme n’existe pas et où un jeune homme noir est accepté et admiré par les hommes et les femmes blancs en arrière-plan, dans l’environnement de travail, et il est donc représenté comme un salarié heureux et souriant. En contraste avec les hommes et femmes blancs en arrière-plan, flous, le jeune homme apparaît sur la photo au premier plan, avec une mise au point et un cadrage qui le valorisent puisqu’il regarde directement l’appareil photo et donc nous, en faisant un signe de «joie» qui indique la positivité et que dans ce lieu, iFood, tout va bien pour ce jeune homme noir. Il est accueilli et soutenu par ses collègues ; il a la possibilité d’agir (manches retroussées) et de connaître une ascension professionnelle (ses vêtements sont repassés et de qualité, sa peau est soignée et ses cheveux sont bien coupés; en plus, il porte des lunettes, des bracelets, une bague et des boucles d’oreilles, ce qui indique que l’entreprise permet à ses «collaborateurs» d’exprimer librement leur personnalité et leur individualité). Il faut dire qu’iFood a publié quelques textes sur le «salaire émotionnel [5]» et articule subtilement le thème avec l’objectif de la diversité, en associant l’idée qu’il faut favoriser la création d’un lieu de travail diversifié et inclusif et que cela crée un environnement agréable et invitant à travailler, à innover, etc., qui réduit la rébellion et engage les travailleurs et travailleuses à défendre les valeurs de la marque (ou de l’entreprise).

Selon l’un des textes d’iFood, «travailler sur la diversité et l’inclusion dans les entreprises contribue à rendre l’environnement de travail plus adaptable, créatif et attractif pour les nouveaux collaborateurs. Après tout, rassembler des expériences hétérogènes et diversifier la vision d’une marque ne rend pas seulement l’entreprise davantage plurielle, mais contribue également à créer une responsabilité sociale qui doit être suivie par tous et toutes». Dans un autre texte, iFood affirme qu’en travaillant avec la Recherche-Développement, «les salariés en viennent à éprouver le sentiment de fierté et de bonheur d’agir au sein d’une organisation qui se soucie de leur bien-être et de leurs différences individuelles». Cela permet de réduire la rotation du personnel, c’est-à-dire de diminuer le nombre de démissions et donc de mieux «retenir les talents». De plus, comme je l’ai montré (Polese, 2020), les politiques d’inclusion et de soutien à la diversité, et notamment la politique d’insertion des femmes et des Noirs dans les postes de direction, entraînent moins de grèves et de conflits du travail.

La troisième image que j’ai sélectionnée a pour légende «Les conflits organisationnels peuvent aussi être une opportunité pour obtenir des idées innovantes.» Elle représente un jeune homme noir souriant, dont on ne voit que le visage, ainsi qu’une femme (à qui il adresse son sourire) et, apparemment, deux hommes blancs. Les quatre personnages se touchent la main au centre de l’image, ce qui indique qu’ils sont parvenus à un consensus ou à un accord sur un problème. Le fait que le jeune Noir apparaisse souriant pendant l’acte suggère que ses souhaits ou ses désirs ont été satisfaits dans l’accord (et peut-être ceux de la femme, puisqu’il lui adresse un sourire complice). Comme la légende de la photo évoque des conflits organisationnels, nous sommes amenés à déduire que l’accord entre ces quatre personnes se produit après une sorte de tension ou de conflit interne, qui est subversivement présenté comme un événement positif, une «opportunité d’obtenir des idées innovantes». En effet, l’histoire nous montre que de nombreuses inventions et innovations naissent de conflits du travail internes à l’entreprise et de ses formes d’organisation, de gestion et d’exécution des processus de travail. iFood fait toutefois preuve de perspicacité en associant l’objectif de la diversité à cette possibilité d’utilisation créative des conflits du travail inhérents à la vie quotidienne des entreprises. Grâce à cette image, l’entreprise nous dit qu’il peut même y avoir des désaccords avec les Noirs et avec les femmes, mais que au final, chez iFood, nous dialoguons, nous arrivons à trouver un accord, nous créons quelque chose de nouveau et, ainsi, tout le monde est content.

Conclusion

La politique identitaire d’iFood ne caractérise pas seulement cette société. L’entreprise ne fait que suivre les directives en vigueur dans toutes les grandes entreprises transnationales dans les secteurs où l’innovation technologique joue un rôle majeur. Bien que cette tendance soit actuellement présente au cœur de ces branches plus technologiques du capital, il s’agit d’une tendance inévitable du capitalisme dans sa forme actuelle, qu’aucune entreprise, quel que soit son secteur, ne pourra s’abstenir de suivre dans les années à venir : favoriser les initiatives qui donnent corps au secteur de l’Inclusion et de la Diversité, qui est désormais aussi important que le secteur de la Recherche-Développement.

L’objectif de la diversité a émergé au sein des organisations de gauche et a été assimilé par les entreprises, comme je l’ai montré dans mon livre, sans subir de modifications. Les politiques de l’identité n’ont donc été ni dénaturalisées ni déformées comme si, par exemple, elles avaient été à l’origine une idée et une pratique de gauche ou anticapitaliste et que les entreprises les auraient ensuite déformées puis repeintes d’une autre couleur. On observe une totale confluence d’intérêts entre les entreprises et les forces identitaires. Pourtant, l’objectif de la diversité émerge comme une réponse à la faiblesse ou à l’absence de solutions alternatives de la gauche traditionnelle (de nature stalinienne, mais pas seulement) face aux questions posées par le genre, la race, la sexualité et les oppressions, questions considérées comme étant des questions mineures qui seront résolues «après la révolution». Nous, les anticapitalistes, ne pouvons nous contenter de hausser les épaules comme si les politiques identitaires étaient un phénomène qui ne nous concernait pas et avec lequel nous n’aurions rien à voir. Or, nous nous trouvons face à un phénomène particulièrement curieux et ironique: la tendance capitaliste que j’appelle le «capitalisme identitaire» montre que le système est capable de donner une réponse capitaliste qui satisfait les demandes des organisations qui luttent contre l’oppression et pour l’identité (reconnaissance, etc.). En clair, un capitalisme «coloré», dirigé par des femmes, des Noirs et des LGBT, est parfaitement possible. Si cela se consolide avant l’effondrement ou le dépassement du système capitaliste, nous assisterons à la concrétisation inverse de l’idéologie stalinienne : les questions de genre, de race et de sexualité seront d’abord résolues, et seulement ensuite on s’intéressera à la question de l’exploitation. Ce serait une revanche de l’histoire. Cependant, le capitalisme identitaire ne supprime ni le machisme, ni le racisme ni le sexisme, il ne fait que renouveler les élites, en leur donnant plus de mélanine et de maquillage et en oxygénant ainsi le système capitaliste. Par conséquent, tous ceux d’entre nous qui sont concernés par les luttes contre le racisme, le machisme, le sexisme et d’autres formes d’oppression et d’exploitation ne peuvent qu’être conscients de la manière dont les entreprises et la gauche ont traité les questions de la diversité et de l’identité.

Pablo Polese, Passa Palavra, 02/11/2021

Références

Polese, Pablo. Machismo, racismo, capitalismo identitário: As estratégias das empresas para as questões de gênero, raça e sexualidade, Hedra, 2020.

«iFood terá 50% de mulheres na liderança e 40% de colaboradores negros até 2023», 29 juillet 2021, https://news.ifood.com.br/ifood-tera-50-de-mulheres-na-lideranca-e-40-de-colaboradores-negros-ate-2023/

«Como criar um ambiente de trabalho aberto à diversidade e inclusão», 24 août 2021, https://blog-empresas.ifood.com.br/diversidade-e-inclusao-nas-empresas/

«Quando aplicar uma pesquisa de satisfação interna?» 20 octobre 2021, https://blog-empresas.ifood.com.br/pesquisa-de-satisfacao/

«Você sabe o que é salário emocional? Confira aqui como ele tem se tornado importante!», 23 septembre 2021, https://blog-empresas.ifood.com.br/salario-emocional/

«Conflito organizacional: aprenda como lidar da melhor forma», 11 février 2021, https://blog-empresas.ifood.com.br/conflito-organizacional/

«Principais desafios da gestão estratégica de pessoas», 9 septembre 2021, https://blog-empresas.ifood.com.br/gestao-estrategica-de-pessoas-saiba-como-impacta-diretamente-no-crescimento-da-sua-empresa/

Notes

[1] Identity politics se traduit également par «politique(s) de l’identité» ou «politique(s) des identités». Même si elle déplaira aux identitaires de gôche, cette définition polémique mais politiquement juste me convient parfaitement : «Identity politics s’entend comme l’ensemble des théories et pratiques qui consistent à faire lutter les individus en fonction de leurs particularités supposées et des minorités et communautés (culturelles, religieuses, sexuelles, nationales, ethniques, etc.) auxquelles ils sont censés appartenir, séparément des autres revendications minoritaires, car dans cette logique, les oppressions des autres n’ont aucun lien avec la mienne, et doivent donc être comprises séparément et sans aucun lien ou communauté d’intérêt entre elles, ne concernant que les premiers concernés. Il n’existe qu’un statut d’“allié” pour les autres, avec des prescriptions et une liturgie très précises. Lutter avec ou pour les autres, ou contre le sort qui leur est réservé, peut alors être considéré comme  “raciste”, “colonial”, “méprisant” ou “sexiste”, selon certains porte-paroles auto-proclamés (souvent issus de la bourgeoisie et de ses universités) de ces minorités, qui pourtant ne se constituent jamais en tant que telles elles-mêmes. C’est ainsi, par exemple, que des petits groupes de quelques individus peuvent parler au nom des “jeunes des quartiers”, des femmes, des LGBT, des “racisé-e-s”, sous des applaudissements paternalistes et sans se voir remis en question dans ces rôles ouvertement représentatifs et autoritaires.» (Introduction des traducteurs à ce texte: https://ravageeditions.noblogs.org/post/2019/01/12/contre-lanarcho-liberalisme-et-la-malediction-des-identity-politics/.)

[2] En février 2022, cette plateforme de commande et de livraison de nourriture en ligne employait plus de 5000 salariés fixes, principalement au Brésil et au Mexique, après avoir fusionné ses activités en Argentine et en Colombie avec son concurrent PedidosYa, mais aussi 200 000 coursiers au Brésil qui «bénéficient», selon le Financial Times, d’une assurance santé, et d’un minimum garanti pour les chauffeurs-livreurs. L’entreprise se lancerait aussi dans la création de dépôts décentralisés pour assurer la diffusion de denrées alimentaires ou d’autres marchandises dans les grandes villes (NdT).

[3] LGBTQI+: acronyme désignant les personnes lesbiennes, homosexuelles, bisexuelles, trans, queer (terme dont la définition fait l’objet de débats intenses) et intersexes. Le (+) permet de rendre implicite la liste interminable des identités sans aboutir à un sigle absurde du type LGBTQQIAA2S : A pouvant signifier, suivant les interprétations, Asexuels, Alliés hétérosexuels de la cause LGBTQI, Androgynes, Aromantiques ou Agenres ; le deuxième Q désignant les personnes qui se Questionnent sur leur sexualité, sans compter le P pour les Pansexuels qui revendiquent une attirance pour n’importe quel genre et le 2S, «bispirituels», celles ceux qui se définissent comme homme et femme à la fois ! (NdT).

[4] Cis, abréviation de cisgenre: ce terme désigne une «personne dont l’identité de genre (masculin ou féminin) correspond au sexe avec lequel elle est née» – l’usage de cette expression suppose

  1. que l’on approuve le caractère scientifique des notions de genre et d’identité de genre ;
  2. que l’on accorde une importance primordiale au «ressenti de soi-même» (cf. (https://www.youtube.com/watch?v=SalndG5t3eE), notion totalement subjective et sujette à des variations constantes, nuisant à toute analyse politique sérieuse ;
  3. que l’on accepte d’appartenir à une catégorie «privilégiée», «femmes cisgenre» et «hommes cisgenre» étant censés être des détenteurs de «privilèges», selon cette idéologie… (NdT).

[5] Ce «salaire émotionnel» peut se traduire concrètement parc ce que les gestionnaires et leurs larbins appellent des «rétributions non monétaires» pour «conserver les talents dans l’entreprises» : une place de parking, une garderie, un tarif préférentiel pour une salle de sport, des billets à prix réduit pour des spectacles, un espace repos bien aménagé, une cuisine, des chèques restaurant et transport, etc. Mais aussi une bonne ambiance au boulot garantie (?) par des psychologues d’entreprises, des formations internes, des horaires flexibles, la possibilité de travailler de temps en temps à domicile, des procédures de consultation des opinions des salariés (des boîtes à idées aux réunions cool pour améliorer la productivité et donc l’exploitation), etc.

Traduit en français par Yves Coleman.

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