Par João Bernardo

1.   Le dictionnaire sans mots

Notre dictionnaire, du moins le mien, est l’épitaphe d’une histoire de défaites, et les entrées se succèdent comme les tombes d’un cimetière : social-démocratie, socialisme, communisme, socialisme (une nouvelle fois), gauche ou extrême gauche, anticapitalisme.

La social-démocratie exprimait bien ce que voulait le mouvement ouvrier. Démocratie – parce qu’il revendiquait un droit de vote indépendant du niveau de revenu et du montant de l’impôt. Et le socialisme – parce qu’il ne croyait pas que le capitalisme accorderait le suffrage universel. Mais le capitalisme, plus ou moins rapidement selon les pays, est passé du suffrage censitaire au suffrage universel, et du vote exclusivement masculin à l’admission du suffrage féminin, privant la social-démocratie de la moitié de son programme. L’autre moitié a été emportée par la Première Guerre mondiale, lorsque, à l’été 1914, la majorité de la social-démocratie a abandonné l’internationalisme qui l’avait caractérisée dans ses déclarations de principe, pour se rallier à l’un ou l’autre des Etats belligérants. Cela a marqué la faillite définitive de la social-démocratie en tant que force défendant le socialisme. Si le capitalisme n’avait pas besoin d’elle pour instaurer la démocratie représentative, les travailleurs n’avaient plus non plus besoin d’elle pour établir le socialisme.

C’est dans ces circonstances que le socialisme en tant que solution alternative à la social-démocratie est né, a été promu, ou réinventé, par ceux restés fidèles à l’internationalisme durant la première guerre mondiale. Mais après avoir détourné le processus révolutionnaire russe en novembre 1917, les léninistes mirent rapidement en pièces ce socialisme. D’une part, ils exigèrent que les socialistes adoptent les principes autoritaires et centralisateurs appliqués depuis Moscou. Les vingt et une conditions d’adhésion à l’Internationale communiste, promulguées à l’été 1920, contenaient déjà potentiellement les deux lignes de développement du stalinisme : le caractère dictatorial et la suprématie exercée par la direction du Parti communiste soviétique sur les partis communistes des autres pays. Les socialistes furent donc confrontés à un dilemme : soit ils devenaient communistes, soit ils devenaient sociaux-démocrates.

Entre-temps, les léninistes s’efforcèrent de rejeter vers la social-démocratie tous les socialistes qui refusaient de se convertir au léninisme. Le sort de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht symbolise le sort de ce socialisme, assassiné avec la connivence de la social-démocratie et délibérément oublié par les léninistes, qui effacèrent la mémoire de leur théorie et de leur pratique. Le léninisme s’efforça de liquider le socialisme de gauche, que Karl Radek avait péjorativement désigné comme l’ « Internationale II et ½ » ; en effet, il était vital pour la politique soviétique qu’il n’y eut pas de solution alternative face au réformisme social-démocrate et à la dictature bolchevique.

Contre la social-démocratie et contre le socialisme, Lénine donna un autre nom à sa spécialité politique, qui reprenait apparemment le but ultime – le communisme. Mais à mesure que se développèrent la politique léniniste et sa conséquence logique, le stalinisme, le communisme fut définitivement associé à l’autoritarisme, au centralisme économique, à l’imposition d’une uniformité de la pensée et au contrôle de la vie privée. Plus encore que ce qui s’était passé avec le terme de social- démocratie, le mot communisme en vint à désigner son exact opposé, non pas la liberté des travailleurs, mais la dictature des gestionnaires[1]

Le mal était donc déjà fait lorsque Zinoviev inventa le concept de social-fascisme, au centre de la doctrine officielle de l’Internationale communiste jusqu’en 1935, et ce terme fut appliqué non seulement en Allemagne mais dans tous les autres pays. Identifiée au fascisme, la social-démocratie fut même dénoncée comme son élément le plus néfaste, ce qui explique que les communistes allemands aient participé à des initiatives communes avec les nazis, au nom de l’opposition au traité de Versailles, puisqu’ils concentraient leurs attaques contre la social-démocratie et la république de Weimar. Cette absurdité facilita la montée des fascismes et surtout du national-socialisme d’Hitler. Elle servit aussi à consolider le caractère entièrement capitaliste de la social-démocratie et à resserrer les relations des socialistes avec les sociaux-démocrates, puisque les communistes prétendaient que la gauche du socialisme était l’agent le plus pervers du social-fascisme. L’objectif était clair. Il s’agissait de balayer le terrain de la gauche, afin qu’il n’y ait plus de solution alternative face à Moscou.

L’espace étroit que le socialisme avait réussi à maintenir malgré Lénine, Radek et Zinoviev, fut liquidé par la guerre froide, quand il ne restait plus rien entre le stalinisme et la démocratie américaine. D’un côté comme de l’autre, le troisième camp fut balayé. Toute trace qui avait pu subsister de ce socialisme fut ensuite éliminée. Cela ne fut pas facile pour tout le monde, et des choix dramatiques marquèrent la vie de ceux qui survécurent. Une femme très intelligente, Simone de Beauvoir, a décrit ces dilemmes de loyauté dans l’un des grands romans de l’époque, Les Mandarins.

Certains eurent la chance de mourir avant d’être obligés de choisir explicitement, ou du moins publiquement, George Orwell, par exemple, ou Victor Serge. D’autres se confinèrent dans le silence ou, comme la taupe, dans l’obscurité, [dans des lieux discrets, sur leurs lieux de travail, dans des sections syndicales, sans se faire remarquer, pour se protéger. Dans une série d’articles intitulée « Les naufragés. Les réfugiés antifascistes pendant la seconde guerre mondiale[2] », j’ai évoqué ces militants qui étaient haïs par les fascistes parce qu’ils étaient communistes, haïs par les nazis parce qu’ils étaient juifs, haïs par les Soviétiques parce qu’ils étaient antistaliniens, haïs par les démocraties parce qu’ils étaient anticapitalistes. La seconde guerre mondiale et son prolongement dans la guerre froide leur enlevèrent le peu d’espace politique qui leur restait et effacèrent leur mémoire, quand ils ne les tuèrent pas ou ne les laissèrent pas mourir[3]].

Les luttes étudiantes et les luttes ouvrières autonomes qui, dans les années 1960 et 1970, se répandirent dans le monde entier, de la Californie à Shanghai, insufflèrent une nouvelle vie au maoïsme, l’éloignant du stalinisme et lui permettant de se présenter comme une force soutenant les initiatives des travailleurs ordinaires. Mais la Révolution culturelle se militarisa rapidement et le maoïsme devint synonyme de gymnastique rythmique collective, un petit livre rouge à la main.

Quel nom devaient adopter ceux d’entre nous qui poursuivaient la lutte pour l’autonomie ? Diverses dénominations furent utilisées, certaines simplement négatives, mais aucune d’entre elles ne porta ses fruits. Si, dans certains pays, nous nous sommes fièrement réclamés du gauchisme, terme avec lequel la bureaucratie des partis communistes croyait nous insulter, dans d’autres la désignation n’avait pas cours

et nous avons choisi, ou l’on nous a attribué, des mots différents. Tout ce mouvement s’est dissous, fragmenté et dégénéra sans laisser de terme pérenne. Lorsque le régime soviétique fut liquidé et que le terme communisme disparut avec lui, et que la guerre froide éteignit le souvenir de l’ancien mot socialisme, celui-ci revint, et fut entendu dans un vague écho.

Et que lui arriva-t-il ? On aurait pu penser que le communisme avait subi le sort le plus tragique aux mains des dirigeants soviétiques, mais Nicolás Maduro infligea au socialisme un sort encore plus lugubre.

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Et aujourd’hui, quel terme pouvons-nous utiliser ? La gauche ou l’extrême gauche ? En réalité, toutes deux sont l’expression concentrée de l’impuissance politique puisqu’ils ne désignent plus désormais que des places dans les hémicycles parlementaires. Aujourd’hui, on attribue, à l’écologie et à l’identitarisme, le qualificatif de gauche, ou d’extrême gauche, quand ces mouvements font beaucoup de bruit. Ces courants n’ont même pas subi une dégénérescence durant des décennies puisque ces notions étaient déjà viciées dès le départ. L’écologie fait l’apologie sociale et technique des systèmes économiques précapitalistes, comme s’ils n’avaient pas déclenché les processus historiques qui ont précisément conduit au capitalisme. Et, à l’heure de la mondialisation et de la transnationalisation, les identitarismes ne sont que le substitut des nationalismes – avec l’inconvénient supplémentaire que les nationalismes sont circonscrits par des frontières, alors que les identitarismes se multiplient, au gré de l’invention de nouvelles identités, sans connaître de limites géographiques.

Mais ce n’est pas seulement sur le plan terminologique que les mots gauche et extrême gauche sont un aveu d’impuissance. Ils le sont à un autre niveau encore, car ni l’écologie ni l’identitarisme ne se réclament de la gauche. Seules la gauche ou l’extrême gauche se présentent aujourd’hui comme écologistes et identitaires. Cette asymétrie des vocations – dans laquelle des courants spécifiques ne se revendiquent pas de la gauche, mais où la gauche revendique leur thématique – révèle toute l’étendue de la faillite de la gauche actuelle. Elle pense qu’en enfilant un déguisement, elle peut devenir autre. La gauche ne pouvait pas dévoiller plus clairement sa démission.

Il restait un mot, celui que jusqu’à récemment je préférais, parce que sa signification me semblait incontestable: anticapitalisme. Mais des groupes politiques ont commencé à apparaître dans les rues et même dans les parlements européens, en Catalogne, en France, en Italie et ailleurs ; ces organisations défendent un nationalisme hystérique en invoquant l’anticapitalisme ; ils insultent ou même attaquent les touristes, créent des difficultés pour les immigrés, défendent subrepticement, quand ce n’est pas explicitement, un programme économique populiste, identique à celui défendu par l’extrême droite et les fascistes. Pour ces gens, les capitalistes sont les autres, cette identité sur laquelle se projettent tous les ressentiments. L’anticapitalisme a donc perdu son sens et s’est transformé en populisme…

Chaque fois qu’un nouveau mot a surgi, il a fini par disparaître brutalement. Parcourir les entrées de ce dictionnaire, c’est suivre une histoire jalonnée de défaites. Ce ne sont pas des défaites dont nous pourrions encore conserver les drapeaux pour mener de nouvelles batailles, mais des défaites où tout a été liquidé, y compris nos espoirs. Il est vrai que dans les groupuscules politiques et dans les départements universitaires de sciences sociales – j’ignore pourquoi elles se prétendent scientifiques –, on rencontre des professionnels chargés de répéter des mots, pour que les militants ou les étudiants les récitent. Mais l’écho leur fait défaut, car le sens des mots leur est conféré non par ceux qui les prononcent, mais par ceux qui les entendent et les comprennent. Lorsque les mots ne sont pas compris, ils perdent leur sens et en acquièrent un autre, celui que le public leur donne. Dès lors, il est inutile de répéter les mots car ceux qui les entendent comprennent autre chose.

Comment puis-je me définir aujourd’hui, sans provoquer la perplexité ou la nausée chez ceux avec qui je discute ? Quels sont les mots qui me restent ? Aucun. Devrai-je, ou devrons-nous, inventer un nouveau mot ? Mais les mots sont une création sociale, leur signification est collective ; si un mot est compris seulement par une demi-douzaine de personnes, c’est comme s’il n’existait pas.

Il arrive parfois que des termes initialement désobligeants se banalisent et soient utilisés par les personnes mêmes qu’ils visaient. C’est arrivé avec l’impressionnisme, le cubisme, le big-bang, le gauchisme. Mais aujourd’hui, ce n’est même pas le cas. Nous sommes tellement insignifiants que nous ne sommes même pas un objet d’ironie.

Me voilà revenu au degré zéro et, comme le désespoir ne mène nulle part, je vais procéder avec méthode. Les mots n’existent que lorsqu’ils nomment quelque chose, et que peut bien nommer l’anticapitalisme aujourd’hui ?

2.   L’argent n’est pas le pouvoir

 Plutôt que de prêter attention à la quantité d’argent que possèdent les riches, nous devrions nous intéresser au nombre de personnes qu’un capitaliste peut licencier.

« Où la liberté individuelle est-elle bridée ? Dans le secteur le plus important de la vie moderne, sur le lieu de travail, dans l’atelier, dans l’usine, dans l’entreprise. Comment est-il possible que l’autocratie règne ici et la liberté dans d’autres endroits ? » se demande Mário Pedrosa4. Mais la gauche qui ressent la vocation de gérer l’État et veut recueillir des voix ne lui répond pas. Elle a oublié la signification des rapports sociaux de production, qui sont des relations qui se tissent dans le processus de travail.

Sous le capitalisme, les classes dominantes sont les classes qui dictent la forme d’organisation de la classe dominée. Il ne s’agit pas, comme dans d’autres systèmes économiques, qu’une élite d’individus puissants impose sa volonté de l’extérieur, en exerçant la violence, soit par la menace soit par son usage direct. Au contraire, dans le capitalisme, la domination est insidieuse et interne, elle consiste précisément à déterminer la structure sociale des dominés et réside dans les connexions qui contrôlent l’étendue et l’orientation des possibilités d’action des travailleurs. Et le noyau, le lieu qui est à la fois central et le plus profond, celui où est dictée la forme de l’organisation sociale, ce sont les rapports de travail. Les entreprises, à travers le système de travail qui y règne, sont le fondement de ce totalitarisme, si souvent appelé démocratie.

Mais la gauche d’aujourd’hui n’est pas consciente de tout cela. Ce n’est que dans la presse liée au grand capital et qui s’intéresse à l’administration des entreprises que l’on peut trouver la notion de rapports sociaux de production, voire qu’elle y occupe une place centrale. J’avais déjà écrit ces lignes lorsqu’un ami a attiré mon attention sur un livre de Steve Shipside5, qui a choisi cinquante-deux idées présentées par Marx dans Le Capital et a cherché à expliquer comment les gestionnaires peuvent les appliquer et augmenter la rentabilité de leurs entreprises. N’est-il pas particulièrement ironique que des capitalistes utilisent un auteur considéré comme inutile par une partie croissante de la gauche ?

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Dans une analyse qui part des rapports sociaux de travail, compris comme des rapports d’exploitation, une classe sociale n’existe qu’en fonction des autres. C’est le nouveau sens acquis par la vieille notion de l’humanisme. Si les travailleurs parviennent à détruire les rapports de production capitalistes, les classes capitalistes n’ont plus de raison d’être et, par conséquent, les travailleurs n’ont plus eux-mêmes de raison d’exister en tant que classe exploitée.

Mais si les travailleurs éliminent physiquement les capitalistes sans détruire les rapports de production propres au capitalisme, alors de nouveaux capitalistes surgissent parmi les travailleurs, et la classe des gestionnaires se reconstitue. C’est ce que les expériences russes et chinoises, et d’autres plus modestes, ont montré dans la pratique.

Pour qu’un changement dans les rapports sociaux de production soit possible, une rupture avec la structure organisationnelle dictée par le capitalisme est indispensable, et cette rupture est réalisée par les travailleurs lorsque leurs luttes collectives sont actives, c’est-à-dire quand ils se débarrassent de la bureaucratie syndicale ou du moins la réduisent à un rôle secondaire. Chaque fois que les travailleurs eux-mêmes, tous unis, affrontent les patrons, sans déléguer leur représentation à la bureaucratie syndicale, il apparaît des formes d’organisation antagonistes au capitalisme. Et cette nouvelle organisation sociale sur les lieux de travail peut développer et engendrer des rapports de production non capitalistes, dans lesquels une autre distribution des compétences et d’autres hiérarchies au travail émergent et où le contrôle du temps de travail est repensé, ce qui implique la définition d’autres critères de productivité.

Tous ces problèmes, bien qu’ils marquent toujours la vie quotidienne des travailleurs, sont aujourd’hui oubliés par la gauche qui se préoccupe avant tout de gravir les échelons du pouvoir en place. Une victoire des travailleurs ne consiste pas à gagner quelques dollars ou quelques euros de plus, mais à lutter pour leurs objectifs à travers d’autres formes d’organisation que celles qui leur sont imposées par le capitalisme. La victoire consiste à pouvoir, pendant un certain temps, s’organiser d’une manière qui rompe avec les hiérarchies du travail et les hiérarchies bureaucratiques. Si, sous le capitalisme, dominer c’est déterminer la structure des dominés, l’anticapitalisme consiste à subvertir cette structure.

Certains affirment que, au cours de l’histoire, les luttes actives et collectives qui ont permis aux travailleurs d’occuper des entreprises et de commencer à remodeler les rapports sociaux de production ont non seulement été très rares mais aussi d’une extrême brièveté. Cette approche est trompeuse. Dans les accélérateurs de particules les plus puissants, les scientifiques produisent et détectent des particules impossibles à observer dans le monde habituel, et leur durée est si infime que nous ne pouvons pas la percevoir mentalement, bien que nous visualisions le nombre de zéros et fassions des opérations mathématiques avec ces chiffres. Pourtant, ces particules nous permettent de comprendre la structure de ce que, par habitude, nous appelons encore la matière. Il en va de même pour les luttes actives et collectives des travailleurs. Malgré leur rareté et leur courte durée, elles nous permettent de comprendre les fondements de la structure sociale du capitalisme. Ces luttes nous dévoilent directement le caractère des rapports sociaux de production.

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La raison pour laquelle la gauche a oublié la notion de rapports sociaux de production est simple. Cela tient au fait que les partis politiques et les entreprises ont des structures semblables. Outre les facteurs inhérents à n’importe quel appareil bureaucratique, le fait que les partis de gauche se situent dans la même sphère d’électoralisme que les autres partis signifie que la structure de tous ces partis tend à se ressembler.

Prenons un exemple récent. Miguel Casanova, fils d’un dirigeant historique du Parti communiste portugais, était un permanent du parti qui critiquait l’orientation prise à l’égard du gouvernement socialiste. La direction du Parti a alors décidé de le transférer à d’autres fonctions et, comme il refusait d’accepter cette sanction, il a été licencié en mai 2018. Or, Miguel Casanova a fait appel devant le Tribunal du travail (les prudhommes, NdT), en affirmant qu’il avait été licencié sans motif valable. Les juges lui ont donné raison en juin 2019 et ont ordonné au Parti communiste de le réintégrer dans son ancien poste. Le Parti a annoncé qu’il allait faire appel, mais le point intéressant dans cette affaire, c’est qu’un tribunal a établi une équivalence entre un parti politique et une entreprise, et a mis sur un pied d’égalité un militant politique responsable et un travailleur salarié.

C’est dans ce contexte que se confondent délibérément les rapports sociaux qui soutiennent le processus de production et ceux qui soutiennent les appareils politiques ou tout autre appareil bureaucratique.

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L’oubli des rapports sociaux de production a été officialisé par les régimes soviétiques. Le stalinisme et ce qui était pourtant son opposition officielle, le trotskisme, ont remplacé le problème des rapports sociaux de production par celui des rapports juridiques de propriété, au point de résumer le socialisme à des nationalisations, qui étaient en réalité des étatisations. Ainsi, la notion de socialisme, qui, à l’origine, se référait à une transformation des rapports sociaux de production, a été réduite à une modification des rapports juridiques de propriété.

Cette altération des formes juridiques de la propriété n’a pas modifié les rapports de travail, elle a simplement placé la classe des gestionnaires à toutes les places auparavant occupées par la bourgeoisie. Alors que, dans le capitalisme concurrentiel, la propriété des moyens de production est partagée entre la bourgeoisie et la classe des gestionnaires, dans le capitalisme d’État inauguré par le régime soviétique, tout appartient exclusivement aux gestionnaires. Pour mener à bien cette opération, les gestionnaires ont toutefois eu besoin, dans de nombreux cas, du soutien des travailleurs. Il est donc commode pour les gestionnaires de nous faire croire que la bourgeoisie, fondée sur la propriété privée, serait le seul ennemi des travailleurs. C’est pourquoi, sur le plan idéologique, ils rejettent l’idée qu’il existe une classe des gestionnaires[6]. Cette ambiguïté séculaire, qui a vu coexister la lutte des travailleurs avec les désirs des gestionnaires, a pris le nom de socialisme, et elle explique la dégénérescence de la gauche et les échecs successifs des projets de subversion sociale. Lorsque les travailleurs prennent conscience de l’existence de la class des gestionnaires, cette ambiguïté disparaît.

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Le modèle des étatisations généralisées, intégrées dans un centre unique, s’est effondré avec la chute des régimes soviétiques. Mais les étatisations non systématiques et parcellaires, notamment des services publics, continuent d’être préconisées par la gauche. En fait, les politiciens – les gestionnaires de la politique – pensent que les mécanismes électoraux leur assureront un certain type ou un certain degré de contrôle sur les entreprises étatisées, alors qu’ils savent qu’ils seront rarement compétents pour accéder à la direction des grandes entreprises privées.

L’oubli des rapports sociaux de production, aggravé par le discrédit du modèle soviétique de remodelage des rapports juridiques de propriété, a conduit à privilégier la distribution sur la production. On est donc revenu à un socialisme primitif, aux racines plus religieuses qu’économiques, pour lequel le capitalisme serait un vol, et le socialisme aurait une vocation distributive. Mais Marx avait   déjà remis en question les fondements de ce socialisme. Si le vol était une transgression, Marx considérait le capitalisme non pas comme une transgression, mais comme la norme. Pour lui, ce n’était pas la violation de la règle du jeu, mais la règle elle-même qu’il fallait combattre. Aujourd’hui, le socialisme distributif ressuscité par le programme de la gauche est étroitement lié à la lutte contre la corruption, et la critique de l’économie a été remplacée par des sermons moraux. L’une des grandes leçons du marxisme a ironiquement changé de camp, car aujourd’hui la droite pense en termes d’intérêts matériels, tandis que la gauche raisonne en termes d’éthique et de préjugés moraux, au point qu’au lieu de parler de lutte des classes, elle dénonce le harcèlement des employeurs et le harcèlement du Capital.

La complexité de la lutte des classes s’est ainsi transformée en une division simpliste entre les très riches et la multitude, division qui dissimule, sous une échelle continue de revenus,   les clivages entre les classes, leurs hiérarchies internes et la division de leurs fonctions. Cette analyse de la société repose sur une mentalité de commerçant ou, de façon plus moderne, sur le modèle du centre commercial ; donc on ne parle plus de classes mais de personnes.

L’idée qu’il suffirait d’opposer le mauvais capitalisme au bon capitalisme s’est ainsi répandue. L’exploitation est confondue avec l’inégalité dans la distribution des revenus et la solution serait de mettre en place un capitalisme bienveillant. Le socialisme distributif apparaît désormais comme un programme qui fusionne la gauche avec d’autres populismes ; cela génère ainsi une nouvelle convergence, un nouveau croisement, entre la droite et la gauche, croisement qui alimente toujours les fascismes. Le populisme actuel est un terrain fertile pour l’apparition d’un fascisme postfasciste, car il remplace le clivage entre les classes par les antagonismes entre nationalisme et cosmopolitisme, entre étroitesse d’esprit et ouverture d’esprit. Le populisme est toujours un anti-intellectualisme, parce que la démagogie va invariablement de pair avec l’ignorance, et que l’anti-intellectualisme est l’un des fils conducteurs qui mène du fascisme classique au fascisme post-fasciste. C’est pourquoi la base de soutien du populisme est constituée par les masses susceptibles d’être influencées par la démagogie, et la principale ruse des fascismes est de convertir la lutte des classes en ressentiment. De même que la lutte des classes vise à la transformation des rapports sociaux de production, le mécanisme du ressentiment est l’envie vis-à-vis des riches, et le socialisme distributif propose une réponse à ce ressentiment.

En réalité, cependant, la confusion entre richesse et pouvoir est désastreuse. Si nous voulons utiliser un critère rapide et pratique, nous ne devrions pas prêter attention à la quantité d’argent que possèdent les riches, mais au nombre de personnes qu’un capitaliste peut mettre à la porte. Un seul exemple : en 2018, le directeur général de la Deutsche Bank, Christian Sewing, a touché 7 millions d’euros, ce qui en fait l’un des gestionnaires les mieux payés de la banque européenne, mais cela ne révèle pas son pouvoir. En juillet 2019, il a décidé de licencier 18 000 des 91 500 employés de la banque, soit environ 1/5e des effectifs. C’est en ces termes que l’analyse peut s’élever de la simple question des revenus jusqu’au niveau des rapports sociaux de production.

Mais pour quelles raisons la gauche a-t-elle mis de côté ces rapports sociaux ?

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Discussion sur le site Passa Palavra

Question : La gauche n’a-t-elle pas toujours eu vocation à se transformer en une classe gestionnaire ?

 

João Bernardo: Telle était la thèse de Makhaisky [cf. Le socialisme des intellectuels, Seuil, 1970], le fondateur de la théorie d’une classe de gestionnaires, qu’il appelait l’intelligentsia. Il considérait que le socialisme marxiste était la théorie de l’intelligentsia. Mais cette vision me semble erronée, car unilatérale. D’une part, le marxisme, tel qu’il a été formulé par ses deux créateurs, est ambigu et à certains égards contradictoire, parce qu’il a laissé un espace vide entre une théorie des gestionnaires et une théorie de l’émancipation. D’autre part, l’historiographie s’intéresse beaucoup plus aux gagnants qu’aux perdants. Nous connaissons le nom et le parcours des travailleurs révolutionnaires qui, suite à la bureaucratisation des formes de lutte, sont devenus des gestionnaires capitalistes. Nous connaissons les mécanismes du capitalisme syndical. Mais les noms des travailleurs qui n’ont pas voulu grimper dans la hiérarchie et ont continué à lutter à la base nous restent inconnus. Plus important encore, de nombreuses luttes ont été gagnées sans avoir dégénéré en interne.

*  Question : Comment différencier clairement l’extrême droite du fascisme ? La mobilisation des classes subalternes pour une restructuration autoritaire de l’État, et aussi l’intersection entre les thèmes chers à la gauche et à la droite jouent un rôle important. Ainsi, pour prendre deux exemples, l’Ação Integralista Brasileira[7] a été l’un des mouvements fascistes de l’histoire du Brésil, tandis que les militaires qui ont gouverné le pays entre 1964 et 1985, adeptes de la doctrine de la « sécurité nationale », étaient d’extrême droite, mais pas fascistes. Cette évaluation est-elle correcte ?

 

João Bernardo: J’établis une différence entre la droite (Macron, Merkel), l’extrême droite radicale et le fascisme (par exemple Steve Bannon est un agent du fascisme et tente en ce moment d’opérer la jonction entre le fascisme et l’extrême droite radicale). […] Pour approfondir la question, je te renvoie à la troisième version de mon livre Labirintos do fascismo, dans le chapitre 2 de la première partie, pages 44-69, et aux précisions terminologiques que je présente pages 51-52.

Pour résumer de manière très synthétique, je considère que le champ du fascisme est délimité par deux axes. Un axe radical, qui réunit, à une extrémité, le Parti et les milices et, à l’autre extrémité, les syndicats et les milices. Et un axe conservateur, qui réunit, dans un pôle, l’armée et, dans l’autre pôle, les Eglises. Pour qu’un mouvement fasciste existe, l’axe radical suffit, mais pour que s’instaure un régime fasciste, il faut que l’axe radical et l’axe conservateur s’articulent. L’axe conservateur, par lui- même, ne constitue pas un mouvement fasciste et ne suffit pas à l’établissement d’un régime fasciste. Il y a eu des coups d’État militaires, bénis par l’Église, qui ont mis en place des régimes fascistes, mais pour cela ils devaient s’articuler avec les institutions de l’axe radical, ce qui ne s’est pas produit au Brésil dans les années 1964-1985.

Il y a encore une question que nous devons toujours garder à l’esprit. Si le socialisme, le libéralisme ou le conservatisme ont leurs propres généalogies et sont raisonnablement bien définis, le fascisme, lui, est très plastique. Le fait qu’il résulte du croisement entre un axe radical et un axe conservateur, et que l’axe radical lui-même combine les échos de thèmes sociaux avec les échos du nationalisme fait que le fascisme a une périphérie diffuse et engendre des variantes différenciées.

* Question : Je crois que le propriétaire, en supposant qu’il ait des enfants comme dans la plupart des cas, a tendance à penser à la pérennité de l’entreprise au-delà de sa propre vie. Et les gestionnaires ? Et quel genre de gestionnaires ? Certains sont ingénieurs dans la production, certains ont la fonction exécutive de PDG d’une entreprise et certains sont à la direction des banques centrales, du FMI et d’autres postes qui les sortent de la peau d’un capitaliste individuel.

 

Ces derniers peuvent adopter une vision à moyen et long terme. Mais la réalité des PDG d’entreprises cotées en bourse est bien plus celle des indices immédiats, qu’ils cherchent à atteindre pour conserver leur poste et leur réputation sur le marché des PDG.

Ce court-termisme est fondé sur les indices trimestriels, semestriels, annuels. Et cela se voit dans les entreprises et sur les lieux de travail. Cette situation a souvent été liée à l’expansion et à la domination de ce que l’on appelle le « capital financier », ou capital boursier.

Le fait est que le régime d’urgence dans l’économie, le régime du court terme, a déjà mis en alerte les gestionnaires qui pourraient éventuellement penser au-delà de l’horizon du capitaliste individuel.

La directrice de la Santander et ancienne ministre a déclaré que les promesses du capitalisme occidental n’ont pas été tenues. Les gestionnaires déclarent que le capitalisme s’est perdu dans le court terme. L’un d’eux affirme que nous sommes dans « l’âge de l’anxiété ».

http://www.independent.co.uk/news/business/news/capitalism-broken-top-business-leaders-shriti-vadera-financial-times-robert-swannell-carolyn-a8014616.html

Qu’en penses-tu ?

 

João Bernardo : Un conflit oppose depuis des décennies, d’une part, les idéologues d’une bourgeoisie possédant de volumineux paquets d’actions ou leurs représentants dans les fonds d’actionnaires et, d’autre part, les gestionnaires qui préfèrent être indépendants des pressions des actionnaires. Les seconds accusent les premiers de ne se préoccuper que du court terme, tandis que l’accusation inverse est qu’ils ne se préoccupent pas de la rentabilité de l’entreprise. En termes très simplifiés, il s’agit d’un conflit entre le modèle nord-américain et le modèle allemand.

En utilisant ici mes concepts, je dirai que les Conditions Générales de Production doivent nécessairement être gérées à moyen-long ou long terme, tandis que les Unités Particulières de Production peuvent (mais pas nécessairement doivent) être gérées à court ou moyen-court terme. L’une des nombreuses raisons de l’échec du système soviétique est qu’il cherchait à gérer à la fois les Conditions Générales de Production et les Unités de Production Particulières à long terme. La destruction créatrice, pour évoquer la notion de Schumpeter, était considérée comme une anarchie néfaste alors qu’elle était en fait une condition de l’adaptabilité du système. Le régime chinois a su tirer les leçons de cet échec du système soviétique. Comme je l’ai écrit dans l’un de ces articles, le temps qu’une partie de la gauche a perdu à célébrer le centenaire de la révolution russe aurait pu être utilisé avec succès à disséquer son cadavre.

3.   Deux lieux communs de notre époque

Le capitalisme a mondialisé le monde. Existe-t-il un anticapitalisme qui puisse approfondir cette mondialisation et la développer en tant qu’humanité ?

 

L’oubli de la notion de rapports sociaux de production n’aurait pas eu lieu sans le déclin des luttes ouvrières. Qu’est-ce qui a conduit à ce déclin ?

Dans un livre dont la première édition date de 1991[8], j’ai avancé l’hypothèse d’un chevauchement entre les cycles de Kondratiev, cycles économiques qui durent de quarante à soixante ans, et ce que j’appelle les cycles longs de la plus-value relative. «La dégénérescence des formes d’organisation de la lutte autonome, écrivais-je alors, est assimilée par le capitalisme comme des formes d’organisation du procès de travail et de la vie sociale en général.» Il est curieux que, deux ans plus tard, je lise dans un hebdomadaire international bien connu que «des chercheurs de l’Institut Fernand Braudel d’économie mondiale, au Brésil, ont analysé des données sur les conflits du travail dans le monde depuis les années 1870. Ils ont trouvé une sorte de relation entre les “vagues de Kondratieff”, ces cycles économiques qui durent 50 ans, et ces luttes. Les grèves augmentent pendant la phase ascendante du cycle et explosent lorsqu’il atteint son sommet. Le dernier pic a eu lieu en 1970. Selon cette théorie (quelque peu forcée), si la croissance reprend dans les années 1990, un nouveau pic se produira en 2020[9].» Avons-nous affaire à une simple coïncidence entre la publication de mon livre et les conclusions auxquelles est parvenu plus tard cet institut brésilien ?

Quoi qu’il en soit, après avoir affirmé que «la crise de 1974 a donné un nouveau souffle à la stratégie de la plus-value relative, permettant apparemment de commencer la phase d’assimilation», j’énonçais une alternative : «Seul le développement du quatrième cycle long de la plus-value relative permettra de vérifier si nous allons évoluer dans le sens de l’internationalisation des processus de travail. Il ne s’agira pas d’un constat intellectuel, mais plus pratique, que l’on pourra observer dans l’internationalisation, ou pas, des processus de lutte autonome. Si c’est la direction vers laquelle nous nous dirigeons, alors un nouveau cycle long commencera grâce au dépassement du nationalisme dans la classe ouvrière. Mais d’autres formes de fragmentation des travailleurs vont-elles émerger, qui contrasteront avec la centralisation accrue des capitalistes et, en particulier, de la classe des gestionnaires ? Et si elles émergent, quelles seront-elles ? Telle est la question centrale dont résultera, soit la destruction du capitalisme grâce au développement de rapports sociaux d’un nouveau type, jusqu’à constituer un véritable nouveau mode de production ; soit un autre élan du capitalisme, qui assimilera de nouvelles institutions issues de l’effondrement des luttes autonomes.» Près de trente ans se sont écoulés depuis que j’ai présenté clairement cette alternative.

Contrairement aux illusions optimistes de certains universitaires et aux proclamations démagogiques de certains politiciens sans public, le capitalisme ne connaît pas de crise générale aujourd’hui. Non seulement il subit des crises cycliques, mais il traverse toujours des crises sectorielles et des crises de réorganisation, comme c’est le cas actuellement. Mais ces crises font partie du processus de développement et ne doivent pas être confondues avec des crises généralisées et structurelles. Ce sont les luttes de la classe ouvrière qui connaissent une crise généralisée, et seule une avancée de ces luttes pourra provoquer une crise profonde au sein du capitalisme.

D’un côté, les secteurs ouvriers traditionnels, qui donnent à la classe ouvrière un axe de continuité historique, se sont tournés vers l’extrême droite populiste, voire vers le fascisme. Ce qui devrait être notre base naturelle est maintenant l’un des piliers qui soutiennent nos pires ennemis. Et de l’autre côté, les nouveaux membres de la classe ouvrière, qui constituent aujourd’hui la majorité de cette classe, sont fragmentés sociologiquement et donc idéologiquement.

Dans une célèbre allégorie, Platon imagine que nous sommes enfermés dans une caverne et ne pouvons observer que le mur du fond, sur lequel sont projetées les ombres d’une autre vie, éclairée par le soleil. Désormais, ce ne sont plus les ombres de l’extérieur qui sont projetées dans la caverne, mais les images virtuelles dans lesquelles chacun se représente et représente les autres. Les murs de la caverne sont les réseaux sociaux. Comment allons-nous nous libérer de ces ombres ? Nous ne pourrons pas comprendre – et donc combattre – la fragmentation sociologique qui touche la classe ouvrière sans avoir d’abord compris l’obsession des selfies et des réseaux sociaux et la manière dont le monde virtuel a contribué à obscurcir et à briser d’autres rapports sociaux. Aujourd’hui, les composantes de la classe ouvrière sont non seulement dispersées, mais suivent des chemins largement divergents. Et la classe, qui existe au niveau économique, n’existe pas maintenant au niveau sociologique.

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L’effacement de la problématique soulevée par les rapports de production a ouvert l’espace pour que l’écologie se diffuse comme un nouveau lieu commun à travers tout le spectre politique. La critique de l’écologie a été l’une des lignes les plus constantes de presque tout ce que j’ai écrit depuis 1977 et est abondamment exposée dans des articles récents, que le lecteur peut trouver sur le site de Passa Palavra, ou dans un livre en version française[10]. Je voudrais ici aborder la question sous un autre angle.

Les formes d’organisation adoptées par les travailleurs quand ils luttent activement et collectivement, si elles servent de modèle pour penser un remodelage des rapports sociaux, les amènent également à repenser la technologie dans la mesure où celle-ci est une matérialisation de ces rapports de production[11]. Cependant, les travailleurs ont rarement pu rester à l’avant-garde d’une lutte suffisamment longtemps pour que les nouveaux rapports sociaux de travail se matérialisent en esquisses d’une nouvelle technologie ; le plus souvent ils délèguent la conduite de cette lutte aux bureaucraties syndicales, ou ils créent d’autres bureaucraties. L’inversion des flux de décision/information informatisés joue aujourd’hui un rôle décisif, parce que l’électronique sert d’appui à une condition générale de production[12] indispensable à l’actuel remodelage capitaliste des rapports de travail.

En effet, seuls les flux de décision/information prévalant en informatique permettent aux entreprises de réaliser des économies d’échelle indépendamment de la concentration physique des travailleurs en un seul lieu, et de maintenir une autorité centrale de gestion malgré la dispersion physique des travailleurs. Ce flux soutient l’exploitation dans l’économie et l’oppression dans le domaine du pouvoir. Il est donc compréhensible que, dans les luttes où les travailleurs ont réussi à écarter ou à mettre sur la touche les bureaucraties, l’un des objectifs soit d’essayer d’inverser la direction du flux. J’ai déjà mentionné dans un autre texte[13], pour une étape technologique antérieure, le précédent qui s’est produit à Gdańsk en 1980, lorsque fut initié le mouvement qui devait aboutir plus tard à la constitution de Solidarnosc. Une commission gouvernementale se rendit au chantier naval de Gdańsk pour négocier avec les grévistes ; ceux-ci décidèrent alors que les discussions auraient lieu dans la salle où était installé le système de sonorisation utilisé pour diffuser les hymnes politiques, les appels à la productivité et autres directives. Ils inversèrent ainsi le flux de ce système, de sorte que tous les ouvriers du chantier naval écoutèrent l’intégralité des discussions, tandis que les grévistes, à l’aide de microphones, purent se faire entendre à la table des négociations.

Pour détecter ce genre de transformations, il nous faut plus qu’un regard attentif, nous avons besoin des rapports des participants eux-mêmes, parce qu’il est peu probable que les grands médias abordent ce sujet. Il serait intéressant que Passa Palavra, et d’autres sites, lorsqu’ils interrogent des travailleurs en lutte dans des professions où l’infrastructure électronique prédomine, par exemple chez Uber et d’autres entreprises similaires, enquêtent sur l’utilisation des réseaux sociaux et d’autres plateformes pour les objectifs de la lutte. C’est dans la tentative d’inverser les flux de décision/information que se dérouleront les escarmouches de notre époque, en projetant la lutte des classes dans le domaine de la technique principale.

Mais il est essentiel d’opérer ici une distinction terminologique. En tant que matérialisation d’un système de rapports sociaux, une technologie est une structure qui détermine les modes d’utilisation de ses techniques et les directions dans lesquelles celles-ci peuvent être développées. À leur tour, en tant qu’éléments constitutifs d’une technologie, les techniques visent des fonctions spécifiques et peuvent donc être incluses dans d’autres technologies. La meilleure analogie pour comprendre la relation entre les techniques et la technologie me semble être la relation entre les mots et la langue. Une langue est une structure qui conditionne strictement tous ses éléments, mais un mot originaire d’une langue donnée peut être adopté par une autre langue, qui l’utilise alors à sa manière. Il suffit de penser à ce qui est arrivé à l’énorme quantité de mots étrangers employés en portugais aujourd’hui. Il en va de même pour les techniques. Le feu, par exemple, lorsqu’il a été domestiqué pour la première fois, remplissait des fonctions idéologiques et religieuses, en plus des fonctions productives. Par la suite, aucune technologie ne s’est passée du feu, mais cette technique a perdu ses connotations primitives et a été, pour ainsi dire, laïcisée. La roue a émergé dans un système technologique donné et a été assimilée par d’autres systèmes, tout comme les composantes de la ville ont pu être assimilées par les techniques urbanistiques. Les exemples sont infinis.

En faisant l’apologie des techniques précapitalistes, les écologistes oublient que ce sont les problèmes posés par ces techniques qui ont conduit à l’émergence de techniques spécifiquement capitalistes, ou à la manière capitaliste d’utiliser les techniques antérieures. La question n’est donc pas que la technologie capitaliste cause des problèmes. Toutes les technologies suscitent des problèmes. Il s’agit plutôt de savoir par quel bout nous allons chercher une solution à ces problèmes, que ce soit à partir d’un rejet des techniques existantes du capitalisme, ou de leur dépassement. Or, lorsqu’ils font l’apologie des techniques précapitalistes, les écologistes contribuent de manière décisive à occulter le fait que les nouveaux rapports sociaux tissés par les travailleurs en lutte peuvent transformer les techniques créées ou assimilées par le capitalisme et les faire évoluer vers de nouvelles techniques, capables de se structurer en une nouvelle technologie.

La mythification de techniques archaïques a conduit à la diffusion de produits dits «naturels» ou «bio», qui envahissent les rayons des supermarchés les plus chers. Cela a permis d’établir un lien direct entre l’écologie et les exigences des consommateurs. Le déclin des luttes ouvrières, qui a fait oublier la notion de rapports sociaux de production, a parallèlement conduit à l’hégémonie des revendications des consommateurs. Ici encore, on applique le modèle du centre commercial à la société. Sur le plan idéologique, le producteur a été remplacé par le consommateur, et le socialisme, qui prétendait révolutionner les rapports de travail, a été remplacé par un socialisme distributif. Or, de même que la célébration des techniques archaïques fait oublier la capacité des luttes directes des travailleurs à initier la transformation des techniques, de même l’analyse critique des rapports sociaux de production et d’exploitation est abandonnée pour passer aux tests de qualité des produits.

En effet, l’écologie pense aux produits, jamais aux rapports sociaux de production. Un bon exemple est l’apologie de l’agriculture familiale défendue inlassablement par les écologistes, alors que, dans ce type d’agriculture, le travail non rémunéré est le plus important et on y a le plus recours au travail des enfants. Mais j’ai déjà abondamment traité ce sujet sur ce site[14].

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La notion de rapports sociaux de production a été victime d’un autre type d’escamotage, qui correspond à une consolidation des rapports d’exploitation existants – l’identitarisme.

La définition des classes sociales résulte d’une analyse des rapports sociaux de travail, compris comme des rapports d’exploitation. Les relations sont une forme, et l’analyse des rapports sociaux repose toujours sur l’analyse d’une forme. La toile constituée par les rapports sociaux de travail se multiplie, s’étend et englobe tout, assimilant ce qui lui était originellement extérieur, comme les loisirs. C’est seulement à partir de cette toile que l’on définit les classes sociales.

La notion d’une opposition entre nous et les autres est très différente. Dans cette opposition, le point de départ du nous n’est pas une forme de relations mais une caractéristique apparente qui est supposée primordiale – dans les cas les plus fréquents, la couleur de la peau, le sexe et la façon dont on obtient du plaisir sexuel – ou pas. Une identité est ainsi définie, et par opposition elle définit les autres. Ceux qui possèdent cette caractéristique constituent le nous, ceux qui n’en bénéficient pas sont les autres. Les rapports sociaux interviennent plus tard dans le raisonnement, au moment où les identitaires prétendent vouloir réunir tous ceux qui partagent une caractéristique donnée, les réunir en fonction de cette seule caractéristique et lui subordonner tout le reste, non pas sous la forme diversifiée des rapports de production, mais sous une forme agglutinante. Quelle est la condition pour qu’une identité se sente comme telle, pour que le nous soit nous ? Son opposition aux autres. Dans l’identitarisme, les rapports sociaux agglutinants ne sont pas le champ de départ, comme lorsque les rapports de production définissent des classes sociales. Ils sont un simple instrument, valable uniquement pour renforcer le nous. Quant aux autres, aucune structure interne ne leur est attribuée ; ils fonctionnent seulement comme un miroir négatif du nous.

Dans ce contexte, pour ceux qui se réclament encore de la gauche, le concept de capitalisme a acquis un caractère strictement moral : il signifie désormais ce à quoi s’oppose une identité donnée. Le capitalisme, pour chaque prétendue identité, c’est les autres.

La forme strictement agglutinante de la relation sociale promue par les identitarismes leur confère une tendance au caractère milicien, comme on peut aisément le vérifier dans les sphères partidaire, scolaire et universitaire. À l’époque du fascisme classique, quelqu’un a désigné les milices sous le nom de «sartorial socialism», (littéralement, un socialisme de tailleur, qui repose sur le port d’accessoires vestimentaires comme le béret ou la chemise d’une couleur donnée, NdT), dans lequel l’uniforme fournissait une identité commune fictive à des personnes que tout séparait. Il en va de même pour les identitarismes, et la couleur de la peau, le sexe ou l’orientation sexuelle servent à masquer les antagonismes fondamentaux entre exploités et exploiteurs, ainsi qu’à dissimuler l’hypocrisie des exploités qui cherchent à se promouvoir comme exploiteurs. Ce ne sont pas les hiérarchies et les structures sociales qui sont remises en cause par l’identitarisme, seulement les personnes qui les occupent. Changez la couleur de la peau, le sexe ou les préférences sexuelles des personnes qui occupent une position dominante, et le capitalisme, tel que le conçoivent les identitaires de gauche, cesse déjà d’être le capitalisme. L’identitarisme, comme le fascisme, ne cherche qu’à renouveler les élites.

Ainsi, l’identitarisme élargit la base d’acceptation des rapports sociaux de production et d’exploitation. Un article récemment publié par le cabinet McKinsey[15] nous offre un exemple éloquent ; ce texte montre comment les entreprises progressent et deviennent plus rentables lorsqu’elles sont ouvertes à la diversité des genres. Et comme McKinsey occupe la première place dans le domaine du conseil stratégique aux entreprises, ce que ce cabinet pratique et préconise se répercute en cascade sur un grand nombre d’entreprises. Que les employeurs soient des femmes, des Noirs, des homosexuels ou des transsexuels, le capitalisme n’est plus contesté ; il trouve une raison supplémentaire d’être applaudi par toutes les femmes, tous les Noirs, tous les homosexuels ou tous les transsexuels.

Or, comme les identitarismes sont le substitut des nationalismes en cette époque de transnationalisation économique, il leur arrive la même chose qu’aux nationalismes, puisque l’éloge d’une nation conduit, par elle-même, à dénigrer les autres nations. Tout comme le nationalisme stimule les nationalismes rivaux, l’identitarisme stimule les identitarismes rivaux. Aux États-Unis, par exemple, des affrontements physiques ont eu lieu entre des transgenres originellement féminins et des hommes homosexuels, mais ces dernières années, les conflits se sont surtout intensifiés entre des transgenres originellement masculins et le mouvement féministe, notamment dans sa composante lesbienne.

Le cas écossais est intéressant dans la mesure où le gouvernement avait l’intention de faciliter la légalisation du changement de sexe, mais les féministes ont protesté, arguant que cela contribuerait à l’érosion de leurs droits. Les femmes étant plus nombreuses que les électeurs transgenres, il n’est pas difficile de deviner à quel camp le gouvernement a cédé. Des pressions identiques ont été exercées en Angleterre. Mais la partie adverse a riposté et le conseil municipal de Leeds, une ville du nord de l’Angleterre, a interdit une réunion organisée par le groupe féministe Woman’s Place UK parce que les militants transgenres l’accusaient de transphobie ; désormais, pour éviter les boycotts et les agressions, les participants ne sont prévenus du lieu des réunions qu’une heure ou deux à l’avance. Selon les termes d’un hedo international respecté qui a toujours soutenu les libertés sexuelles et de genre, «un mouvement fondé pour promouvoir la tolérance semble se révéler de moins en moins tolérant[16]». Après tout, une bannière déployée lors de la parade LGBT de Lancaster en juin 2019 proclamant «Les lesbiennes n’ont pas de pénis» serait seulement ridicule si elle n’était pas le symptôme d’un phénomène très sérieux.

De même que les peuples opposaient, et opposent encore, leur propre nationalisme à celui de leurs ennemis, généralisant ainsi le préjugé nationaliste, de même chaque prétendue identité invoque le principe commun de l’identitarisme contre les identités concurrentes, de sorte qu’elles finissent toutes par recourir au même type de logique. Plus les différends entre elles sont nombreux, plus cette logique s’affirme comme générique.L’identitarisme est ainsi devenu un lieu commun de notre époque, occupant, d’un bout à l’autre, l’ensemble du spectre politique.

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Le capitalisme a mondialisé le monde. Existe-t-il un anticapitalisme qui puisse approfondir cette mondialisation, la développer en tant qu’humanité ? Ou bien l’écologie et l’identitarisme triompheront- ils, en occultant les rapports de travail et en fracturant le monde en des fragments destructeurs ? Finalement, face au capitalisme, que veut la gauche aujourd’hui ?

ANNEXE : Les Conditions générales de production selon João Bernardo

Pour l’auteur, les Conditions générales de production recouvrent:

  • les Conditions générales de production et reproduction de force de travail : les crèches et les établissements d’enseignement destinés à former les nouvelles générations de travailleurs ; les infrastructures sanitaires et les hôpitaux ; plus généralement le milieu social, donc le cadre urbain et l’urbanisme au sens large ;
  • les Conditions générales permettant la réalisation sociale de l’exploitation afin que le processus de travail aboutisse à la production de plus-value ; les travailleurs sont dépossédés de la possibilité de reproduire et de former de façon indépendante leur force de travail ; ils sont également dépossédés des produits qu’ils créent ; et ils sont tenus à l’écart de l’organisation du processus de travail. C’est le rôle des institutions répressives.
  • les Conditions générales d’opérabilité du processus de Ces conditions permettent l’existence matérielle du processus de travail, défini comme processus d’exploitation. Sous le capitalisme, l’exploitation économique des travailleurs requiert des moyens technologiques qui ont une double fonction : ils éloignent les travailleurs de la gestion de la production, et ils mettent à la disposition des capitalistes les moyens d’effectuer cette gestion. Cela inclut les centres de recherche, à la fois théorique et appliquée, à travers lesquels les capitalistes réalisent et reproduisent leur contrôle sur la technologie, en excluant les travailleurs ; mais aussi les différentes formes de captation, de transmission et de stockage des informations qui assurent aux capitalistes le contrôle des mécanismes de décision et leur permettent d’imposer à la force de travail les limites strictes entre lesquelles elle peut exprimer son opinion ou prendre des décisions concernant les processus de fabrication ;
  • les Conditions générales d’exploitation des unités de production. Cela désigne les infrastructures, notamment les réseaux de production et de distribution d’énergie; les réseaux de communication et de transport ; les systèmes de distribution de l’eau et d’élimination des eaux usées et, en général, la collecte des ordures ; la création, la préparation et le conditionnement d’espaces ou d’installations physiques, et l’environnement où les processus de production sont installés ;
  • les Conditions générales d’opérabilité du marché. Il s’agit des systèmes de transmission, de croisement et de comparaison des informations permettant l’établissement de relations entre producteurs et consommateurs ; des réseaux de transport et de stockage des produits dont la consommation n’est pas immédiate dans la mesure ils résultent de plusieurs lignes de production ;
  • les Conditions générales de réalisation sociale du marché. Elles permettent principalement de stimuler la consommation de certains biens spécifiques produits par certaines Elles déterminent un certain mode de vie, l’acquisition de certain biens ou même la consommation en général. La publicité et certains aspects de l’éducation jouent ici un rôle.

 

Source de cette traduction résumée : João Bernardo, Economia dos conflitos sociais, 1991, pp. 159-161 (disponible en ligne).

4.   Le système de la vache laitière

Ils appellent socialisme ce qui est en réalité un capitalisme dysfonctionnel.

C’est l’aveu le plus clair de la défaite la plus abjecte pour des militants politiques qui ont prétendu vouloir détruire le capitalisme que de se présenter aujourd’hui comme des gestionnaires de ce système. Mais il y a pire encore. S’il est vrai que le rôle de la gauche anticapitaliste n’est pas de gérer le capital, de s’orienter strictement orientée vers les luttes ouvrières, je vois une autre objection, et de taille. Chaque fois qu’elle veut gérer le capital, la gauche le gère mal. Laissons les capitalistes gérer le capital, puisqu’ils le font beaucoup mieux que la gauche !

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Durant plus d’un siècle, le socialisme a été assimilé aux nationalisations. Elles n’ont pas affronté le problème des rapports sociaux de production, compris comme des rapports de travail qui sont restés les mêmes, mais celui des rapports de propriété, en substituant la propriété privée des bourgeois par la propriété d’État, comme propriété collective des gestionnaires[17]. En réalité, les nationalisations constituaient la façade démagogique permettant de cacher une autre réalité, celle de l’étatisation. La propriété n’appartenait pas au peuple, mais à l’État, et ce sont les gestionnaires qui contrôlaient et donnaient corps à l’État.

L’échec de l’expérience soviétique et l’adoption par la Chine d’une économie mixte, étatique et privée, fondée sur un marché largement concurrentiel, ont conduit la majeure partie de la gauche à abandonner l’idée d’étatisations systématiques, gérées de manière centralisée. Le discrédit du modèle des étatisations s’est d’ailleurs accentué lorsque les pays qui faisaient partie du bloc soviétique, avec la Roumanie et l’Albanie, sont devenus les régimes les plus corrompus d’Europe et d’Asie. Au sein de l’Union européenne, c’est du groupe de Visegrád, composé de la Pologne, de la Hongrie et de l’ancienne Tchécoslovaquie, qu’émergent les propositions les plus autoritaires, voire carrément racistes, et le contraste entre l’Allemagne de l’Est et le reste de ce pays suffit à s’en convaincre. Au cœur de la toile, le président Poutine et ses conseillers jouent un rôle proéminent parmi ceux orchestrent et financent les nationalismes et les fascismes dans le monde. Le fait que le système économique et politique qui a gouverné de manière autocratique cette vaste région pendant plus de soixante-dix ans n’a laissé aucun héritage de gauche derrière lui mérite une sérieuse réflexion. Ceux qui viennent de pieusement célébrer le centenaire de la révolution russe auraient mieux fait de dépenser leur énergie à disséquer son cadavre.

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Renonçant à l’ambition d’étatiser l’ensemble de l’économie, la gauche qui se prétend anticapitaliste se limite désormais à revendiquer un système économiquement mixte mais politiquement autoritaire, qui combine l’étatisation de certains services publics avec une tutelle exercée sur les entreprises privées. L’application pratique de ce type d’expérience est peu fréquente, mais comme elle sert de modèle à de nombreux militants et groupes politiques ayant une certaine importance électorale, et que c’est le contenu attribué par beaucoup de gens aujourd’hui au mot socialisme, voyons comment ce programme fonctionne dans la réalité.

Lorsqu’elle acquiert une influence décisive dans l’appareil d’État, et donc dans les entreprises publiques, la gauche remplace les gestionnaires en place (qui connaissaient au moins un peu le métier et avaient l’expérience de ce travail) par des gestionnaires incompétents issus du milieu dilettante formé par les politiciens professionnels. Ces décisions entraînent immédiatement, ou à très court terme, de graves difficultés pour le fonctionnement de ces entreprises[18].

Dans le reste de l’économie, tout en maintenant le capitalisme privé et le marché concurrentiel, cette prétendue gauche taxe lourdement les bénéfices des capitalistes et fixe les prix de vente. Partout dans le monde, lorsque les conditions économiques se dégradent, on avance généralement une revendication :

«Que les riches paient pour la crise !» Ils ne la paient pas, bien sûr, précisément parce qu’ils appartiennent aux classes sociales qui ne peuvent pas la payer. Avec cette revendication, naïve ou démagogique, on prétend établir un régime dans lequel les entreprises privées continueraient à produire des richesses, tandis que la gauche les pressurerait régulièrement.

C’est le système de la vache laitière. Selon cette hypothèse, chaque jour, le capitalisme regorgerait de profits, et chaque jour, la gauche n’aurait qu’à le traire jusqu’à ce que le seau soit plein, puis distribuerait le lait aux pauvres, aux vieux et aux enfants.

La gauche prétend ainsi préserver la base d’existence du capitalisme, qui sont les rapports sociaux fondés sur le processus de travail, mais en éliminant ses inconvénients. Contre le mauvais capitalisme défendu par les capitalistes, la gauche prétend faire advenir le miracle d’un bon capitalisme.

En réalité, il émerge un monstre difforme, car les rapports sociaux du capitalisme perdurent, mais leur fonctionnement est altéré ou bloqué. Un capitalisme qui cesse d’être stimulé par l’obtention et l’appropriation de profits est privé des conditions dans lesquelles il peut exercer son activité, alors que, paradoxalement, les travailleurs restent soumis au même régime de travail. Cette gauche appelle «socialisme» ce qui est en réalité un capitalisme dysfonctionnel.

Ne pouvant disposer librement de leurs bénéfices, et subissant un prix de vente fixe, les capitalistes ont recours à deux mesures, sinon ils cesseront d’être capitalistes. D’une part, ils désinvestissent. Sous le capitalisme l’économie fonctionne comme la Reine l’explique à Alice («Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit») : l’absence d’investissement ne rend pas une entreprise stationnaire, elle la fait régresser. D’autre part, afin de contrer la fixation des prix, les capitalistes stockent des marchandises. La combinaison du désinvestissement et de la thésaurisation entraîne des pénuries sur le marché de la consommation, car sans investissement, les entreprises produisent moins et, en outre, les biens déjà produits sont retirés du marché.

Cette réaction strictement économique des capitalistes est interprétée par la gauche d’une manière purement politique, comme un sabotage. Ainsi, au lieu de résoudre économiquement un problème économique, elle cherche à le résoudre par la répression. La gauche renforce les contrôles, augmente encore davantage les taxes sur les bénéfices et accroît le nombre de produits soumis à la fixation des prix.

Comme on pouvait s’y attendre, ces mesures répressives ont eu un effet automatique : elles aggravent la situation antérieure. En réalité, elles stimulent le marché noir et l’économie parallèle ; en provoquant un désinvestissement dans les entreprises du pays, elles stimulent l’importation illicite de biens fabriqués à l’étranger, ce qui renforce les liens entre le marché noir interne et les réseaux de contrebande.

Mais ne croyons pas que cette gauche est stupide et que tout cela provient d’illusions désastreuses et d’erreurs de calcul. Les gestionnaires de ce type de socialisme profitent doublement de la crise. Tout d’abord, ils sont privilégiés dans les chaînes de distribution, et si les produits sont rares sur le marché, les gestionnaires de l’État n’en manquent certainement pas. D’autre part, puisqu’ils sont placés au centre des mesures économiques et au sommet de l’appareil répressif, les gestionnaires de l’État contrôlent facilement les opérations du marché noir et l’économie souterraine en général. Un cercle vicieux s’enclenche ainsi, puisque les personnes qui sont à l’origine du dysfonctionnement du capitalisme en bénéficient directement. En fin de compte, si les étatisations systématiques et centralisées effectuées dans la sphère soviétique conduisirent à un capitalisme d’État explicite et officiel, le système de la vache laitière conduit à un capitalisme d’État subreptice et, paradoxalement, illégal.

En réalité, ce cercle vicieux dégénère rapidement en une spirale d’effondrement. La crise est aggravée par le fait que la gauche qui se prétend anticapitaliste considère la connexion à l’économie mondiale comme une mauvaise chose. Elle fait passer l’isolationnisme pour de la «souveraineté économique». Cette aberration n’est compréhensible que si l’on se souvient de l’étroite imbrication entre communisme et nationalisme sous l’égide du régime soviétique. La tradition a perduré. Comme d’habitude, le nationalisme sert à inciter les travailleurs à défendre les capitalistes de leur pays, même si cela entraîne une détérioration de leur situation économique. En économie, comme en politique, le terme nous est toujours ambigu.

La gauche commence par annoncer qu’elle ne paiera pas la dette extérieure, ce qui a pour conséquence immédiate d’augmenter le coût du crédit. Et si elle tient vraiment sa promesse et que la dette n’est pas payée, le pays se retrouve sans accès au crédit, avec des conséquences catastrophiques pour l’économie, notamment pour ceux qui ont du mal à recourir au marché noir. Les travailleurs sont les plus directement lésés par ces idées aberrantes.

Pour justifier l’isolationnisme, cette gauche s’obstine à dénoncer les méfaits des entreprises multinationales et transnationales et se livre ainsi à une apologie implicite du capital national. Les lettres de créance de cette gauche ne se réfèrent pas aux travailleurs, mais au capital national. Telle est la place que la gauche occupe aujourd’hui, non pas dans l’antagonisme de classe entre travailleurs et capitalistes, mais dans les frictions internes du capitalisme, en défendant les secteurs économiques les plus archaïques. Dans une série d’articles publiés sur ce site, j’ai cherché à démonter le mythe des méfaits des entreprises transnationales[19], en expliquant comment il est contraire aux intérêts les plus immédiats des travailleurs. «Les sociétés transnationales doivent faire l’objet d’une analyse critique en tant que forme la plus développée du capitalisme, mais généralement les accusations sont formulées du point de vue d’une entité nationale lésée par une force qui dépasse les frontières», écrivais-je en ouverture du premier de ces articles, avertissant par la suite que «ce qui m’inquiète dans les sociétés transnationales, ce n’est pas le fait qu’elles soient transnationales mais qu’elles soient capitalistes». Ces articles ont été peu lus, et il est certain qu’en matière économique, la gauche préfère répéter des platitudes que de se consacrer à la tâche fastidieuse de l’étude des chiffres. Pour résumer une longue analyse, en allant directement au sujet qui nous intéresse ici, je concluais que «plus une entreprise s’internationalise, plus son progrès technologique et ses effets positifs sur l’économie du pays d’origine sont importants».

Aujourd’hui, l’isolationnisme est doublement pernicieux. Nous ne sommes plus à l’époque de la simple internationalisation des capitaux, où chaque pays essayait, pour le meilleur ou pour le pire, de reproduire les structures commerciales des pays plus avancés. Nous vivons aujourd’hui à l’ère de la transnationalisation du capital, et les étapes successives de la production d’un bien donné sont réparties dans une multitude de pays. Les chaînes de production transcendent les frontières, qu’il s’agisse de biens matériels, de services ou, plus encore, de ce domaine de pointe qui a rendu caduques les catégories traditionnelles et qui repose sur l’informatique. Dans ces conditions, l’isolationnisme est une politique suicidaire, qui coupe les entreprises d’un pays non seulement des relations économiques générales, mais même de l’accès aux innovations techniques vitales.

Il est très curieux que la gauche, qui rugit d’indignation – à juste titre – lorsqu’un pays impérialiste impose des sanctions à ses ennemis ou rivaux, adopte délibérément des mesures isolationnistes qui aboutissent aux mêmes résultats que les boycotts et les sanctions.

Les effets de l’isolationnisme sont multiples – difficulté d’obtenir des crédits et d’investir, impossibilité de bénéficier des innovations techniques – mais ils se résument à une seule conséquence : la pénurie de marchandises et l’aggravation de la crise. Une fois de plus, on comprend que la politique isolationniste prônée par la gauche qui se prétend socialiste est intimement combinée à l’économie parallèle, parce que les secteurs liés au pouvoir ont un accès privilégié au contrôle des changes. Dans ce socialisme aberrant, qui est en fait une forme aberrante de capitalisme, il n’existe aucun dynamisme interne permettant de sortir de la crise, puisque les intérêts économiques des gestionnaires de l’État et de l’appareil répressif les conduisent à tirer profit directement du marché noir et de l’économie parallèle en général.

Dans la mesure où les rapports de travail capitalistes perdurent, tous les motifs d’insatisfaction sociale persistent, aggravés par le fait que le mauvais – ou le calamiteux – fonctionnement de ce capitalisme détériore fortement les conditions de vie des travailleurs. Face à cela, la marge de manœuvre des anciens patrons et des nouveaux gestionnaires se réduit ou disparaît. Les profits qui permettaient l’augmentation de la productivité et les concessions salariales, c’est-à-dire le mécanisme de la plus-value relative, se réduisent ou disparaissent. Le mécontentement des travailleurs augmente, et la répression est le seul mécanisme disponible.

Commence alors une spirale croissante de conflits, d’emprisonnements, de manifestations, de massacres et de banditisme. Et comme les persécutions frappent en même temps les travailleurs qui revendiquent et les capitalistes privés qui désinvestissent et thésaurisent, la répression elle-même crée, contre les gestionnaires de ce socialisme particulier, une solidarité entre des classes opposées. Face à cette solidarité, la gauche bien intentionnée se gratte la tête avec perplexité et accuse les «agents de l’ étranger» et inévitablement l’ «impérialisme», de maux qui résultent de causes exclusivement internes. En politique, les personnes bien et mal intentionnées s’entremêlent souvent.

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Des promesses d’abondance, nous sommes donc tombés dans le socialisme de la misère. L’échec de la gauche aboutit aux mêmes résultats que la dystopie écologique. Mais alors que les écologistes soutiennent explicitement la décroissance économique et le retour à des techniques archaïques, cette gauche s’engouffre dans la décroissance en rendant le capitalisme dysfonctionnel. Le paradoxe ne pourrait être plus grand.

La gauche ne reviendra à sa vocation première de soutenir les luttes ouvrières au lieu de gérer le capital que lorsqu’une nouvelle étape des luttes amènera les travailleurs à assumer à nouveau la dimension sociologique de la classe. En attendant que cela se produise, une question demeure. Si la gauche, lorsqu’elle gère le capitalisme, le conduit au dysfonctionnement, comment comprend-elle le mécanisme économique primordial du capitalisme?

5.   Tout part en fumée

Quiconque pérore contre le marché et l’argent, croyant ainsi remettre en cause le capitalisme, ne réussit qu’à créer la confusion.

Une grande confusion règne à gauche au sujet du marché et de l’argent. Aucune société n’a jamais été entièrement dépourvue d’échanges, ni hier ni aujourd’hui. Si la continuité des échanges engendre le marché, les formes prises par les marchés sont très variées. Les marchés peuvent se réunir à des époques précises et selon une périodicité régulière, ou être convoqués irrégulièrement ; ils peuvent se dérouler au centre d’un habitat, à sa périphérie ou dans une zone inoccupée, entre un habitat et un autre ; ils peuvent donner lieu à un marchandage direct, ou prendre la forme dite de «l’échange silencieux», dans lequel l’une des parties, après avoir déposé les biens qu’elle désire échanger, se retire pour que l’autre dépose les biens qu’elle désire offrir en échange, et ainsi de suite jusqu’à la conclusion de l’affaire, de telle sorte que les deux populations évitent tout contact direct. Ce sont tous des marchés, insérés dans des sociétés différentes et aux conséquences sociales très diverses. Certes, toutes les formes de marché ne nécessitent pas d’argent, mais les limites sont ténues et les situations pratiques peuvent être ambiguës ; il est donc important d’analyser les différents formes d’argent que nous rencontrons à travers l’histoire.

  • Tout d’abord, un article peut remplir des fonctions pécuniaires[20] spécialisées, ou entrer et sortir de la circulation d’argent, en étant utilisé alternativement comme argent, article d’usage courant, bien de consommation, animal de trait, ou arme de Dans le cadre d’un simple troc, il est souvent difficile d’évaluer si l’article présenté d’un côté est un bien de consommation, ou bien d’usage fréquent, et donc s’il s’agit réellement d’un troc, ou s’il remplit des fonctions d’argent, par exemple si le bœuf présenté dans la transaction servira d’animal de trait, ou s’il sert uniquement d’instrument pécuniaire. L’analyse est d’autant plus délicate qu’il existe des formes intermédiaires, constituées de biens endommagés ou présentant des transformations formelles qui en rendent l’usage difficile, ce qui révèle une évolution dans le temps, au cours d’un processus durant lequel l’article acquiert progressivement des fonctions pécuniaires spécialisées.
  • L’argent peut être émis de manière centralisée, et dépendre du monopole d’un souverain ou d’un chef local, ou de manière décentralisée, pour des particuliers. L’étude de ces situations est compliquée par le fait qu’un même article peut fonctionner dans les deux types d’émission.
  • L’argent peut avoir une valeur intrinsèque, par exemple quand il s’agit des pièces d’un métal précieux ou des bœufs utilisés comme monnaie ; ou il peut s’agir d’une monnaie fiduciaire, dont la valeur ne découle que d’une convention acceptée par la société dans laquelle circule cet argent, par exemple des coquillages ou des billets de
  • L’argent peut être soumis à une circulation générale dans une société ou dans plusieurs sociétés, comme c’est le cas aujourd’hui avec les formes financières actuelles ; ou elle peut ne circuler qu’au sein d’un groupe social restreint, comme les formes scripturales qui, à d’autres époques, étaient limitées aux marchands au long cours.

En somme, les catégories générales du marché et de l’argent ne définissent pas, par elles-mêmes, les sociétés ou les systèmes économiques. Ces catégories sont souples, et chaque société possède ses propres types de marchés et d’argent, qui obéissent à des règles différentes de celles des marchés et de l’argent d’autres sociétés et systèmes. Ceux qui pérorent contre le marché et l’argent, et pensent ainsi mettre en cause le capitalisme, ne font que créer la confusion. Dans un article récemment publié, j’ai essayé de montrer que «seule une inversion funeste de la perspective historique conduit les chercheurs à considérer n’importe quelle monétarisation de l’économie comme un progrès vers le capitalisme, alors qu’en réalité le contraire s’est souvent produit et que les avancées les plus radicales vers une conception économique de la vie ont eu lieu à des niveaux non monétaires[21]». De même que ce n’est pas l’argent qui a engendré le capitalisme, l’abolition de l’argent n’abolira pas le capitalisme.

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Compte tenu du cadre que je viens d’esquisser, sous le capitalisme, les formes habituelles d’argent sont caractérisées par le fait qu’elles sont spécialisées, émises de manière centralisée, fiduciaires et de circulation générale. Mais les principales fonctions de l’argent sous le capitalisme vont bien au-delà de la simple acquisition de marchandises. Sous le capitalisme l’argent est avant tout un véhicule de transmission de l’information, et, en tant que tel, c’est un langage, au sens plein du terme. «La syntaxe est fondamentale pour mettre en œuvre notre capacité d’abstraction, pour classifier les choses et les expériences, pour organiser nos connaissances et, pour la systématicité, ou l’absence de systématicité, pour concevoir la possibilité de l’existence de choses qui ne sont pas immédiatement présentes[22]», affirme Christopher Ehret à propos des fonctions du langage chez les peuples primitifs. Une langue dotée de syntaxe permet donc de planifier, poursuit Ehret : donc «la possession d’une langue pleinement syntaxique élargit l’échelle de la capacité de coopération sociale». Or, en tant que langage, l’argent est un instrument des réseaux de coopération, mais aussi un lien entre le présent et le futur, une forme de planification, et c’est la fonction du crédit.

De simple mesure des valeurs l’argent s’est ainsi transformé en un langage générique. A la suite de Roman Jakobson, pour qui le même processus de double articulation a présidé à la fois à la production des outils et à l’apparition du langage, Jean-Pierre Faye considère que l’histoire est inséparable des formes de sa narration[23]. Selon cette thèse, le langage n’est pas confiné au plan des idées, mais constitue l’articulation même des rapports sociaux, des rapports réels mais aussi imaginaires. Dans ce modèle proposé par Faye dans Théorie du récit, et qu’il a appliqué avec succès dans un livre qui est, selon moi, l’un des quatre chefs-d’œuvre de l’historiographie[24], la production et l’échange économiques opèrent à travers la production et l’échange du langage, et simultanément la production et l’échange du langage s’insèrent dans la trame économique, de sorte que les rapports sociaux de production et d’échange sont, en fin de compte, définis comme des relations linguistiques, établies sous la forme active de la narration. Nous pouvons constater que, dans ce modèle, l’argent est une modalité du langage. Nous ne sommes pas loin de ce que disait Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, lorsqu’il écrivait : «il est impossible de comprendre la société si l’on n’étudie pas les messages et moyens de communication qui lui correspondent». Seule cette perspective permet de comprendre la fonction de l’argent, et je résiste difficilement à la tentation d’opérer une longue digression, en commençant par une quasi-définition de Wiener : «il est possible d’interpréter l’information véhiculée par un message comme étant essentiellement le négatif de son entropie et le logarithme négatif de sa probabilité». Peu après, comme si ces mots ne suffisaient pas, il précise : «plus le message est probable, moins il fournit d’informations. Les lieux communs, par exemple, sont moins éclairants que les grands poèmes[25]». Finalement, je vais laisser le lecteur se livrer lui-même à cette digression, et je lui suggère de penser le crédit en ces termes, comme un lien entre un présent connu et un futur seulement probable, voire peu probable.

Dans le capitalisme développé, le crédit va bien au-delà de la fonction à laquelle il était initialement limité, à savoir la mobilisation de l’épargne et la canalisation des investissements. Le crédit anticipe désormais les profits futurs et, sans lui, ces profits seraient impossibles. Ce type de crédit, non pas comme équilibre des comptes actuels, mais comme anticipation du futur, représente l’un des dispositifs les plus spectaculaires du capitalisme. Dans ce contexte, les crises – d’une entreprise ou d’une économie entière – correspondent à des effondrements dans un processus temporel.

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Si nous voulons imaginer une société diversifiée, dans laquelle les initiatives individuelles et collectives ne seront pas étouffées par un centralisme excessif, comme dans les modèles léniniste et stalinien, nous devons concevoir des groupes de producteurs reliés entre eux par le marché et l’argent.

Le massacre qui a enterré la Commune de Paris a également contribué à dénaturer son histoire, parce que, contrairement à la version marxiste, au sein de l’Association internationale des travailleurs, les disciples de Proudhon avaient déjà été marginalisés à la fin des années 1860, lorsque l’orientation se réclamant du «communisme anti-autoritaire[26]» l’emporta – et Louis-Eugène Varlin en fut son représentant le plus remarquable. Les marxistes tentèrent ensuite de confondre ce courant avec l’anarchisme, tandis que les anarchistes, avec la même illégitimité, essayèrent de s’emparer de sa mémoire. Or, le décret du 16 avril 1871, promulgué par la Commune, stipulait que les ateliers abandonnés par le patronat devaient être confisqués par les syndicats et attribués à leurs ouvriers ; au début du mois de mai, la Commission du travail, de l’industrie et des échanges prévoyait également l’expropriation complète des manufactures appartenant aux grands capitalistes et la généralisation de la gestion ouvrière, qui devait dans tous les cas prendre la forme de coopératives. Telle était la solution proposée par Varlin, qui était responsable des contacts réguliers établis entre les sociétés ouvrières[27] et la Commission du travail, de l’industrie et des échanges.

Dans ces modèles coopératifs et autogestionnaires, et pour qu’un système décentralisé puisse fonctionner, le marché et l’argent seraient indispensables. Sans eux, nous aurions cette dictature des gestionnaires que Varlin avait dénoncée dans le programme de Marx. «A moins de vouloir tout ramener à un État centralisateur et autoritaire, qui nommerait les directeurs d’usine, de manufactures, de comptoirs de répartition, lesquels directement nommeraient à leur tour les sous-directeurs, contremaîtres, et d’arriver ainsi à une organisation hiérarchique de haut en bas du travail, dans laquelle le travailleur ne serait plus qu’un engrenage inconscient, sans liberté ni initiative, à moins de cela, nous sommes forcés d’admettre que les travailleurs eux-mêmes doivent avoir la libre disposition, la possession de leurs instruments de travail, sous la condition d’apporter à l’échange leurs produits au prix de revient, afin qu’il y ait réciprocité de service entre les travailleurs des différentes spécialités[28]», écrivait Varlin un an avant la Commune. Le marché et l’argent, instaurés dans de nouvelles conditions économiques, seraient une condition de la décentralisation sociale et politique revendiquée par le communisme anti-autoritaire.

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Mais aujourd’hui, la gauche, tant ceux qui se proposent d’accéder au pouvoir que ceux qui se résignent à rester en dehors du pouvoir, propagent deux mythes.

Le premier est que l’acheminement de fonds vers les banques, pour les sauver de la faillite, retirerait de l’argent à l’économie réelle et productive pour le mettre dans les poches des propriétaires d’une économie fictive et spéculative. Or, le couple de concepts capitalisme productif/capitalisme spéculatif[29] est né dans le champ de l’extrême droite et du fascisme, ce qui place immédiatement la prétendue gauche actuelle dans le camp qu’elle occupe. Comme j’ai déjà eu l’occasion d’analyser cette question en détail dans mon livre Labirintos do fascismo, j’y renvoie le lecteur intéressé. Il me suffit de rappeler l’avertissement de Franz Neumann, qui savait de quoi il parlait : «Chaque fois que les protestations contre l’hégémonie du capital bancaire imprègnent les mouvements populaires, nous avons l’indice le plus clair de l’approche du fascisme[30]». De la concentration des critiques sur le capital bancaire, on passe facilement à l’antisémitisme, mais cet effet secondaire est d’une ambiguïté fondamentale, parce qu’il consiste à attribuer aux banquiers les caractéristiques que les antisémites attribuaient et attribuent aux Juifs.

Je ne peux expliquer ici le rôle central joué par le système bancaire dans le capitalisme. On utilise souvent l’analogie de la circulation sanguine au sein des organes, mais la réalité est bien plus complexe. Je préfère donner un exemple.

Après la fin de la Première Guerre mondiale, le traité de Versailles imposa d’énormes réparations de guerre à l’Allemagne vaincue. Un mouvement triangulaire d’argent se produisit alors à l’échelle mondiale : pendant que l’Allemagne payait des réparations à la France et à la Grande-Bretagne, ces deux pays payaient aux États-Unis les dettes qu’ils avaient contractées pendant la guerre, et les États-Unis ouvrirent des crédits à l’Allemagne, afin qu’elle puisse payer les réparations de guerre et ainsi recommencer le triangle. C’est dans ce cadre que, en octobre 1929, la Bourse de New York s’effondra, interrompant brutalement ce mouvement financier mondial et précipitant une crise économique généralisée, qui facilita la progression des fascismes et, finalement, conduisit à la Seconde Guerre mondiale.

Mais tout cela semble de l’histoire ancienne, du moins pour ceux qui protestent aujourd’hui contre la canalisation des fonds vers le secteur bancaire. Or, aujourd’hui, non seulement la mondialisation des circuits financiers est plus importante qu’en 1929, mais les banques occupent également une position plus importante. Quiconque s’imagine que le sauvetage des banques en crise est une dépense inutile se prépare à une catastrophe bien plus grande que celle des années 1930.

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A ce premier mythe est étroitement lié un second mythe, qui propage la notion d’émission illimitée d’argent, sans se soucier des marges nécessaires à une politique monétaire équilibrée et sans accepter que le volume du déficit puisse poser des problèmes. Au mythe du caractère spéculatif et dispensable du secteur bancaire s’ajoute logiquement celui de l’argent facile.

Cependant, étant donné que dans la société contemporaine, outre l’émission d’argent dans le cadre de l’État, la création de ses équivalents et substituts peut surgir en différents points des réseaux économiques et jusque dans les transactions elles-mêmes, proposer une émission illimitée de la monnaie officielle, sans tenir compte des autres formes et sphères d’émission d’argent, présente la question d’une façon déformée, et elle aurait des conséquences catastrophiques si elle était appliquée. La gauche a transformé en panacée le stimulus keynésien, qui avait été initialement conçu comme une solution temporaire à un problème spécifique. Il suffit d’émettre de l’argent, pense la gauche, et tout sera résolu ! Une fois de plus, je repère de curieuses convergences, puisque, un soir de 1941, Hitler expliqua à ses convives : «L’inflation n’est pas provoquée par l’augmentation de la circulation fiduciaire. Elle naît le jour où l’on exige de l’acheteur, pour la même prestation, une somme supérieure à celle demandée la veille. Là il faut intervenir.» Et Hitler évoqua alors la figure de Hjalmar Schacht, l’habile économiste et expert financier qui, dès 1923, avait corrigé l’hyperinflation et qui, de 1934 à 1937, fut en charge du ministère de l’Économie du Reich. Ajoutons que, après la guerre, il jouera également un rôle dans la relance de l’économie allemande. «Même à Schacht, se vanta alors le Führer, j’ai dû commencer par expliquer cette vérité élémentaire : que la cause essentielle de la stabilité de notre monnaie, il fallait la trouver dans nos camps de concentration. La monnaie reste stable quand les spéculateurs se font épingler. J’ai dû également faire comprendre à Schacht que les gains excédentaires doivent être retirés du circuit économique[31] .» La conception strictement répressive d’Hitler pour aborder les questions économiques et financières me rappelle celle que prône une certaine gauche aujourd’hui. Le remplacement de l’économie par la politique est l’un des terrains de rapprochement les plus inquiétants entre cette gauche et le national-socialisme comme post-capitalisme.

La gauche a oublié, ou veut nous faire oublier, que le thatchérisme est né en réaction à l’échec du modèle keynésien adopté par les gouvernements travaillistes en Grande-Bretagne. Nous avions atteint une situation qualifiée de stagflation, c’est-à-dire une combinaison d’inflation et de stagnation ; l’augmentation des émissions monétaires ne servait plus à stimuler l’économie et n’entraînait qu’une hausse de l’inflation. Gardons à l’esprit le souvenir de la stagflation pour évaluer les propositions d’argent facile. Il n’est plus question ici du système de la vache laitière, mais du mythe du pays de cocagne, ce royaume d’abondance où l’on peut tout obtenir sans difficulté et où les jambons poussent sur les arbres, éventuellement pour que les végétariens puissent les manger.

En fait, la convergence entre ces idées et celles exprimées par Hitler en 1941 est encore plus inquiétante, car l’émission monétaire illimitée, ou qui s’autorise des limites très larges, est un remède proposé aujourd’hui par la droite radicale et l’extrême droite, devenant ainsi la base économique des politiques populistes. Une fois encore, cette convergence constitue le champ qui peut engendrer un fascisme postfasciste[32] .

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Les confusions qui règnent sur l’argent sont liées à une autre confusion, répandue dans de larges secteurs de la gauche – le mythe de la baisse réelle du taux de profit. Si cette hypothèse correspondait à la réalité, ce taux serait en baisse depuis plus d’un siècle et demi et serait négatif depuis longtemps.

Il est vrai que, en termes de volume, l’augmentation du capital variable (dépensé en salaires) est inférieure à l’augmentation du capital constant (dépensé en machines, usines et matières premières) ; autrement dit, en termes de volume, la fraction du capital qui soutient la création de plus-value augmente moins que la fraction restante. Mais pour que la baisse du taux de profit ait lieu, il faudrait que les termes de volume se reproduisent en termes de valeur. Or, cela ne se produirait que s’il n’existait pas une tension permanente pour l’augmentation de la productivité – c’est-à-dire si le capitalisme n’était pas le capitalisme. La plus-value relative est précisément le mécanisme qui conduit l’augmentation de la productivité à contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit.

Il existe une différence cruciale entre une loi tendancielle et un processus réel. Une loi tendancielle détermine un chemin à suivre et en trace les limites et la direction. Dans ce cas, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit pousse le capitalisme, par l’augmentation de la productivité, à diminuer la valeur des éléments du capital constant et à diminuer la valeur des biens et services incorporés dans la force de travail. La plus-value relative est la conséquence de cette loi tendancielle et contrebalance la baisse du taux de profit.

Incidemment, les défenseurs de l’idée selon laquelle le taux de profit diminue réellement et inévitablement feraient bien de lire la presse économique capitaliste. Pourquoi les économistes et les gestionnaires du capital ne s’inquiètent-ils pas de ce prétendu déclin qui, s’il était réel, devrait constituer leur préoccupation obsessionnelle ? Ces lignes étaient déjà écrites lorsque j’ai lu dans un fameux organe du capitalisme qu’«il faudrait que les bénéfices connaissent une longue baisse pour que la hausse des salaires force les entreprises à augmenter leurs prix[33]». Je pourrais citer un millier d’autres exemples, mais à quoi bon ?

Pour ne pas abandonner la thèse qui confond la loi de la baisse tendancielle du taux de profit avec une baisse réelle de ce taux, ses défenseurs soutiennent que, précisément parce que les profits réels des capitalistes baissent, ils doivent créer des profits fictifs. Et ainsi, une thèse économiquement erronée est aggravée par une thèse économiquement absurde, car quel est le gain réel procuré par ces profits fictifs ? Mystère ! Remplaçant l’économie par des tours de passe-passe, certains inventent des thèses sur la prétendue financiarisation du capital, ce qui les conduit une nouvelle fois à brandir la notion de capital spéculatif. Ces exercices de virtuosité ignorent les fonctions de l’argent dans le capitalisme moderne et contribuent à la confusion sur la circulation monétaire, considérée comme un instrument purement artificiel. L’argent est certes artificiel, puisque tout langage est artificiel, mais il n’est ni inutile ni nuisible. Ces confusions ne sont pas innocentes, et une fois de plus je perçois des convergences dangereuses. Dans son célèbre ouvrage de 1930, le théoricien officiel du national-socialisme, Alfred Rosenberg, stigmatisait «le marché des actions et la finance [qui] jouent avec des fictions. Elles reposent sur la magie et la prestidigitation avec des chiffres, et sur une distorsion systématique effectuée par certains cercles dans la transition de la production à la commercialisation[34]». Les échos du fascisme devraient nous alerter sur les implications des mythes concernant l’argent, mythes si répandus aujourd’hui à gauche.

Mais alors, que serait une société sans argent?

6.   L’utopie d’une société transparente

Prétendre que l’argent obscurcit la société revient à prétendre que le langage obscurcit la réalité.

Les thèses aujourd’hui hégémoniques à gauche refusent l’analyse économique poursuivie dans le champ des rapports sociaux de production, rapports caractérisés par le poids de la technologie. Au contraire, ils font miroiter le mirage d’une société sans marché ni argent, fondée exclusivement sur des relations directes. Mais qu’est-ce que cela signifie dans la réalité?

Sur le marché des biens de consommation, la solution alternative à l’argent est le rationnement, c’est- à-dire la distribution administrative des biens. Mais que se passe-t-il quand on veut moins d’une chose et plus d’une autre, ou lorsqu’on veut des choses différentes? Il existe deux solutions à ce dilemme, non pas alternatives, mais cumulatives, qui, ensemble, stimulent l’économie parallèle.

  • Le marché noir est l’une de ces solutions, dans la mesure où plus les restrictions économiques se développent dans une société, plus augmente le nombre de personnes qui se chargent de contourner ces Ainsi, ceux qui veulent moins d’un produit et plus d’un autre, ou qui recherchent quelque chose de différent, se tournent vers les professionnels du marché noir. Mais comment ces transactions peuvent-elles avoir lieu s’il n’y a pas d’argent?
  • L’autre solution, qui rend le marché noir possible, ou du moins l’accélère, est l’utilisation de formes d’argent ad hoc. Si l’émission centralisée de l’argent est supprimée, elle sera remplacée par des émissions décentralisées, dues à l’initiative des particuliers.

L’histoire du siècle dernier et de ce siècle fournit de nombreux exemples de substitution de l’argent officiel, montrant l’infaisabilité de l’utopie de l’abolition de l’argent, tant dans le paradis révolutionnaire que dans l’enfer concentrationnaire. Commençons par le paradis.

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Pendant la guerre civile en Russie, durant la période que l’on a appelée le «communisme de guerre», le gouvernement bolchevique a poursuivi l’utopie de l’abolition de l’argent. En ce qui concerne les entreprises étatisées, les bolcheviks considéraient que la planification centrale de la production et de la distribution suffirait à supprimer l’argent dans un délai plus ou moins court. En ce qui concerne les relations entre le secteur public et le secteur privé (ici, la paysannerie), les bolcheviks croyaient que la dévalorisation progressive de l’argent, due à une inflation délibérément provoquée par l’État, entraînerait son abolition. Les résultats de cette utopie furent toutefois décevants. Dans le secteur étatisé, les bolcheviks pensaient que l’argent avait été aboli lorsque les transactions entre entreprises s’effectuaient par le biais d’ajustements comptables, ce qui montre à quel point l’instrument financier était fétichisé, puisque seule son expression matérielle, pièces et billets, était considérée comme de l’argent. De la part de marxistes, ce fétichisme n’était pas sans ironie. Mais la réalité ébranla toutes les illusions, et même parmi les entreprises étatisées, on ne se passait pas toujours des formes matérielles de l’argent.

L’inflation précipitée par le gouvernement bolchevik ayant pratiquement fait disparaître la valeur des billets de banque émis par la banque centrale, il arrivait que le directeur d’une usine, ou le responsable de n’importe quelle autorité locale, émette des bons qui, garantis par sa signature, fonctionnaient comme de l’argent. Ainsi, l’État qui abolissait l’argent à un bout mettait de l’argent en circulation à l’autre bout.

Dans les relations entre le secteur étatisé et l’économie paysanne, l’utopie se révéla encore plus catastrophique. La crise de la production dans les entreprises d’État empêchait la fabrication d’articles en quantité et en variété suffisantes pour être offerts aux paysans en échange de produits agricoles et d’élevage. Et puisque l’inflation rendait l’argent officiel sans valeur, les paysans refusaient de vendre en échange de billets de banque. Pour que la population des villes ne meure pas de faim, il ne restait aux bolcheviks qu’une solution : la réquisition forcée. Comme on pouvait le prévoir, les paysans réagirent non seulement en thésaurisant et dissimulant des stocks, mais aussi en réduisant les surfaces plantées et en abattant massivement leur bétail. Les transactions de biens alimentaires eurent lieu de plus en plus sur le marché noir ; et comme l’argent officiel, dévalué par l’inflation, n’était plus accepté, d’autres formes d’argent se développèrent, notamment le sel, le tabac, la farine, les tissus et l’alcool. On revint à la situation, mentionnée dans l’article précédent, dans laquelle un bien de consommation pouvait être utilisé comme de l’argent et, par conséquent, pouvait entrer et sortir de la circulation pécuniaire. En même temps, la centralisation économique souhaitée par les bolcheviks n’avait aucun fondement réel, car l’émission monétaire s’était décentralisée et dépendait de l’initiative des particuliers.

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Pendant la guerre civile espagnole, ce ne furent pas les marxistes, mais les anarchistes qui poursuivirent l’utopie de l’abolition de l’argent. Des expériences avaient déjà eu lieu, par exemple en janvier 1933 à Levante, en décembre de la même année dans certains villages du Bas-Aragon et en octobre 1934 dans les Asturies. Les comités révolutionnaires émirent des bons portant la mention «Vaut 1 kg de pain» ou d’autres mentions ; mais, comme les gens pouvaient échanger ces bons entre eux, cette restriction sur leur liquidité fut sans effet et les bons finirent par être équivalents à des billets de banque de différentes valeurs. La même chose se produisit pendant la guerre civile dans les villages où les anarchistes décrétèrent l’abolition de l’argent. Par exemple, à Alcora, une localité de Castellón de la Plana de 4 500 habitants, le comité local s’appropria tout l’argent qui s’y trouvait (celui émis par la banque centrale) et l’utilisa dans ses relations commerciales avec d’autres localités. En interne, le comité local calculait les salaires en monnaie officielle, qui endossait donc la fonction d’étalon de valeurs, et les salaires étaient payés en bons, les uns limités à l’achat du pain et les autres à celui des autres articles de consommation. En réalité, à mesure que la population échangeait les bons, ceux-ci se convertirent en un argent local d’une liquidité totale. Dans d’autres localités, des processus similaires se produisirent, entraînant les mêmes conséquences.

Au sein du gouvernement catalan, les dirigeants anarchistes se comportèrent d’une manière aussi paradoxale. D’un côté, le ministère des Approvisionnements (anarchiste) commerçait avec les autres régions d’Espagne par le biais d’arrangements comptables ; il prétendait avoir aboli l’argent, alors qu’il en avait en réalité seulement supprimé la forme tangible. En même temps, cependant, le ministère de l’Economie (également anarchiste), lorsqu’il vendait des produits de Catalogne à d’autres régions d’Espagne, en exigeait le paiement en devises étrangères. Ainsi, alors que, d’un côté, les anarchistes croyaient avoir aboli l’argent, ils le restauraient de l’autre.

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Dans l’enfer concentrationnaire, les autorités décrétèrent également la suppression de l’argent, avec moins d’hypocrisie que dans le paradis révolutionnaire, mais les conséquences furent les mêmes. Lorsqu’on lit les descriptions de la vie à l’intérieur des camps de concentration, notamment les mémoires des prisonniers, on trouve parfois une référence à l’utilisation de boutons comme argent, sous une forme strictement fiduciaire. Mais il est plus fréquent de rencontrer l’emploi du tabac. Utilisé à l’époque par pratiquement tous les hommes et de nombreuses femmes, il entra dans la catégorie des biens pouvant être à la fois consommés et utilisés pour des fonctions monétaires. En outre, les cigarettes pouvaient être divisées en plusieurs morceaux, ce qui les convertissait en argent sous différentes dénominations.

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Sans même évoquer les cas extrêmes du paradis et de l’enfer et en s’en tenant au purgatoire dans lequel nous vivons, l’abolition de l’argent d’une part et l’utilisation d’instruments monétaires alternatifs d’autre part sont fréquentes dans plusieurs pays :

  • Lorsqu’une inflation très importante entraîne une forte dépréciation de l’argent émis de façon centralisée, il arrive que des bons destinés à des fins spécifiques, tels que des bons d’alimentation, des bons de transport et d’autres formes de bons, soient largement acceptés et deviennent ainsi une forme d’argent ayant un haut niveau de liquidité. Dans ce cas, une émission centralisée est remplacée par une émission décentralisée. Toutefois, contrairement à ce qui se passe avec d’autres émissions décentralisées, le nouveau support monétaire n’est pas un bien de consommation mais un instrument exclusivement fiduciaire.
  • Dans les cas où l’hyperinflation conduit à la dévalorisation catastrophique de l’argent émis centralement dans un pays donné, l’adoption d’une monnaie étrangère, généralement le dollar, peut Mais comme l’importation de devises étrangères pour un usage interne est illégale, elle se produit par le biais de réseaux de contrebande et d’économie parallèle, et donne lieu à une forme décentralisée d’émission monétaire à l’intérieur du pays.

Dans quelques articles publiés par Passa Palavra, j’ai déjà incité les lecteurs à étudier l’expérience du Cambodge sous les Khmers rouges[35], où le mirage d’un paradis révolutionnaire et la réalité d’un enfer concentrationnaire fusionnèrent en une seule réalité, et où l’utopie de l’abolition de l’argent atteignit ses plus grandes proportions. Il est toujours bon de vérifier dans la pratique les conséquences des idées. Mais si je n’ai guère eu de succès avec ces textes, alors pourquoi devrais-je en avoir cette fois- ci ?

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Face à l’utopie de l’abolition de l’argent, on a toujours vu se créer une monnaie particulière, parce que l’argent est la condition irremplaçable qui procure de la plasticité à une société complexe. Mais l’idée que l’argent constituerait nécessairement une forme de réification, et donc d’aliénation, qui empêcherait l’appréhension directe des rapports sociaux et même des êtres humains, est très répandue à gauche. La confusion entre l’aliénation et le mythe d’une société transparente a une genèse longue et assez complexe.

Sans compter les poèmes d’inspiration seigneuriale et féodale qui, en Europe, au début de la Renaissance, exprimaient la peur des abstractions quantitatives, nous retrouvons ce thème plus tard, à l’aube de la civilisation moderne. Poursuivant la dialectique des contre-révolutionnaires anti-bourgeois dans la culture allemande au cours de la transition du XVIIIe au XIXe siècle, Adam Müller entendait reconstituer dans l’acte de pensée un dynamisme pur, qui dissoudrait toute systématicité des concepts. Selon lui, les concepts systématiques correspondaient aux abstractions quantitatives des jacobins, et ses déclarations philosophiques exprimaient donc aussi son opposition politique face à la Révolution française et aux armées napoléoniennes. Adam Müller postulait une antithèse entre le concept, rigide, statique et générique, et l’idée, élément fluide et susceptible de se développer comme la réalité et qui permettrait donc une pensée dynamique. Et il éprouvait pour les chiffres une égale aversion. Mais Adam Müller plaçait ainsi le langage devant des limites insurmontables.

Ces notions furent développées par Oswald Spengler dans son œuvre majeure ; elles constituent pour cet idéologue l’un des éléments fondamentaux pour définir l’opposition entre la culture, organique et inconsciente, et la civilisation, méprisable, inorganique et consciente, qui, par conséquent, représentait la décadence. Les notions d’Adam Müller, retravaillées par Spengler, contribuèrent également à ce qu’Henri de Man creuse le sillon qui le conduisit de la social-démocratie au national-socialisme. Après tout, Adam Müller était un philosophe très estimé sous le Troisième Reich, ce qui place en bien mauvaise compagnie les partisans d’une théorie de l’aliénation qui promeuvent l’utopie d’une société transparente et considèrent que l’argent la rendrait opaque.

Prétendre que l’argent obscurcit la société est la même chose que prétendre que le langage obscurcit la réalité.

*

Une société complexe dépourvue d’argent, une société transparente, devrait nécessairement être une société d’abondance immédiate et facile. Or, le défaut de ce type d’utopie consiste à admettre le caractère inné des désirs, alors qu’en vérité ceux-ci sont toujours construits. De plus, un temps plus ou moins long s’écoule toujours entre la construction d’un désir et la production des éléments nécessaires à sa satisfaction. L’argent est le véhicule indispensable pour que l’économie s’organise pendant cette période, et il en va de même dans le sens inverse.

Il est certes possible de penser que la réduction des désirs à un strict minimum les ajusterait à la capacité de produire et, par conséquent, permettrait que l’on se passe de l’argent. Mais alors, on remplace la satisfaction de l’abondance par la soumission à la pénurie. Et comme il ne s’agit pas d’une réalité statique, mais dynamique, tout comme la construction de nouveaux désirs ne connaît pas de fin et se déploie en d’autres nouveaux désirs, la pénurie ne trouve pas non plus de limites autres que celles du génocide par la famine. Le rêve du pays de cocagne, du royaume de l’abondance où tout est facile, se révèle, au réveil, être un vaste cimetière macabre. L’utopie d’une société transparente est, en définitive, le résultat le plus désastreux de l’utopie écologique de la décroissance économique.

Une société sans argent est comme une société sans langage, un mythe irréalisable, à moins que l’humanité ne s’animalise. Grâce à cette gauche, de l’alternative socialisme ou barbarie nous sommes passés à un objectif simple : socialisme et barbarie.

Notes

[1] J’ai choisi de traduire gestores par gestionnaires. Le traducteur de plusieurs chapitres d’un livre de João Bernardo (chapitres parus sous le titre Economie des processus révolutionnaires, Vosstanie, 2021) a préféré le mot managers, tout aussi pertinent.

Quoi qu’il en soit, l’important est de savoir que pour João Bernardo, il existe deux classes d’exploiteurs dès les débuts du capitalisme : la classe bourgeoise et celle des gestionnaires. Dans sa préface au livre de João Bernardo Economia dos conflitos, Maurício Tragtenberg définit les gestores (gestionnaires) en ces termes : «L’un des points les plus importants [de ce livre] traite de la structure des classes dirigeantes et souligne une bifurcation, au sein de la classe capitaliste, entre ce que João Bernardo appelle la classe bourgeoise et celle des gestionnaires. La classe bourgeoise est définie à partir d’une perspective décentralisée, c’est-à-dire, en fonction de chaque unité économique dans son microcosme. La classe des gestionnaires, en revanche, a une portée plus universalisatrice et est définie en fonction des unités économiques reliées à l’ensemble du processus. Toutes deux s’approprient la plus-value ; toutes deux contrôlent et organisent les processus de travail ; toutes deux garantissent le système d’exploitation et occupent une position antagoniste face à la classe ouvrière. Mais la classe bourgeoise et celle des gestionnaires diffèrent de plusieurs façons: 1) par les rôles qu’elles jouent dans le mode de production; 2) par les superstructures juridiques et idéologiques qui leur correspondent ; 3) par leurs origines historiques différentes ; 4) par leurs évolutions historiques différentes. Alors que la classe bourgeoise organise des processus particularisés visant à sa reproduction à un niveau microcosmique, la classe des gestionnaires organise ces processus particularisés en les reliant à un fonctionnement économique mondial et transnational. Il convient également d’ajouter que, pour l’auteur, la classe des gestionnaires tente parfois de se faire passer pour une classe non capitaliste, mais il ne s’agit que d’une apparence.» (NdT).

[2] http://npnf.eu/spip.php?article840

[3] Précisions apportées par l’auteur dans ses réponses aux internautes (NdT).

[4] A Opção Imperialista, Civilização Brasileira, 1966, p. 347.

[5] Steve Shipside, Marx. 52 idées du Capital à utiliser aujourd’hui dans l’entreprise, Maxima. Laurent Dumesnil éditeur, 2009.

[6] A une question d’un internaute, qui lui demandait si la gauche n’avait pas toujours eu la volonté de se transformer en une classe de gestionnaires, João Bernardo a répondu : « Telle était la thèse de Makhaisky [cf. Le socialisme des intellectuels, Seuil, 1970], le fondateur de la théorie d’une classe de gestionnaires, qu’il appelait l’intelligentsia. Il considérait que le socialisme marxiste était la théorie de l’intelligentsia. Mais cette vision me semble erronée, car unilatérale. D’une part, le marxisme, tel qu’il a été formulé par ses deux créateurs, est ambigu et à certains égards contradictoire, parce qu’il a laissé un espace vide entre une théorie des gestionnaires et une théorie de l’émancipation. D’autre part, l’historiographie s’intéresse beaucoup plus aux gagnants qu’aux perdants. Nous connaissons le nom et le parcours des travailleurs révolutionnaires qui, suite à la bureaucratisation des formes de lutte, sont devenus des gestionnaires capitalistes. Nous connaissons les mécanismes du capitalisme syndical. Mais les noms des travailleurs qui n’ont pas voulu grimper dans la hiérarchie et ont continué à lutter à la base restent inconnus. Plus important encore, de nombreuses luttes ont été gagnées sans avoir dégénéré en interne. »

[7] Cf. les deux articles de Nicolas Lorca et Mattheus Matheus Felipe Gomes Dias qui évoquent ce mouvement fasciste durant les années 1920 et 1930 : http://npnf.eu/spip.php?article839. (NdT)

[8]Cf. Economia dos Conflitos Sociais, Cortez, 1991, 1ère édition, pp. 351, 365 et 367-368 ; et dans la deuxième édition (Expressão Popular, 2009), pp. 461, 479 et 482. [Quatre chapitres de cet ouvrage ont été publiés en français sous le titre Economie des processus révolutionnaires, Vosstanie, 2021, NdT.]

[9] The Economist, 3 avril 1993, p. 35.

[10]Contre l’écologie, Editions Ni patrie ni frontières, 2017 (NdT).

[11] Seule la presse liée au grand capital et préoccupée par la gestion des entreprises s’intéresse à l’idée que les luttes des travailleurs pourraient se matérialiser dans les esquisses d’une nouvelle technologie. Cf. par exemple ces deux articles : https://www.bloomberg.com/news/articles/2019-08-23/protesters-are-using-old-tools-in-new-ways ; et «Workers of the world, log on! Technology may help to revive organised labour», The Economist, 15 novembre 2018.

[12] Cf. la définition des Conditions générales de production par l’auteur en annexe de cet article (NdT).

[13] Cf. mon article «A complexa arquitectura da futilidade», dans le livre dirigé par Rosilene Horta Tavares et Suzana dos Santos Gomes, Sociedade, Educação e Redes. Desafios à Formação Crítica, Araraquara: Junqueira & Marin, 2014, pp. 69-70.

[14] Sur la question de l’utilisation du temps de travail non rémunéré et du recours au travail des enfants dans l’agriculture familiale, on pourra lire notamment les trois articles qui composent la série «MST e agroecologia uma mutação decisiva» (https://passapalavra.info/2012/03/97517/)et, dans Contre l’écologie (Editions NPNF, 2017), le chapitre intitulé «Agro-écologie et plus -value absolue» (http://www.mondialisme.org/spip.php?article2589 ).

[15] Cf. l’article publié sur le blog du cabinet McKinsey le 21 juin 2019, «Eight messages for future LGBTQ+ leaders».

[16] The Economist, 6 juillet 2019 («Rainbows and clouds. As London prepares for Pride, a row simmers in the LGBT community» ).

[17] La différence que j’établis entre les deux classes capitalistes, celle des bourgeois et celle des gestionnaires, ne concerne pas les personnes, mais le cadre dans lequel l’entreprise est placée et l’horizon temporel dans lequel elle est gérée. Très brièvement, le bourgeois, propriétaire privé du capital d’une entreprise, la gère de manière particularisée et avec des critères de rentabilité à court terme. On peut dire qu’un propriétaire privé projette la vie d’une entreprise à l’échelle de sa propre vie. Les gestionnaires, en revanche, en tant que propriétaires collectifs du capital d’une entreprise, la gèrent de préférence en tenant compte de sa relation avec les conditions générales de production et des critères de rentabilité à moyen et long terme. En d’autres termes, et de manière très simpliste, il s’agit de la différence entre l’action individuelle et l’action bureaucratique. La rotation des gestionnaires aux postes de direction est élevée, ils passent d’une entreprise à l’autre, de sorte qu’aucun gestionnaire ne peut projeter la vie d’une entreprise à l’échelle de sa propre vie.

[18] Cette série d’articles concerne la « gauche anticapitaliste » ou celle « qui se prétend anticapitaliste ». Ma description de l’orientation économique proposée par ce type de gauche, qu’elle applique dans les cas – heureusement rares – où elle arrive au pouvoir, devrait suffire à la distinguer de ce qu’étaient au Brésil les gouvernements du Parti des travailleurs et de ce que sont en Europe la social- démocratie et le centre-droit. Au Brésil, le programme Bolsa Família, est un mécanisme de redistribution très bien pensé qui favorise la fonctionnalité du capitalisme et combat partiellement l’exclusion. Ce programme a d’ailleurs reçu les éloges des organes les plus lucides du capitalisme mondial. J’ai toujours considéré les gouvernements du PT comme des gouvernements efficaces, qui ont procédé à une modernisation du capitalisme brésilien.

Pour revenir au thème de cet article, alors que la gauche qui se prétend anticapitaliste, que je vise ici, entend appliquer une orientation qui désactive le fonctionnement de la plus-value relative. Or, les gouvernements du PT, comme les gouvernements de centre-gauche et de centre-droit en Europe, sont des gouvernements purement capitalistes qui s’efforcent d’améliorer le fonctionnement de la plus-value relative. Les gouvernements du PT n’ont jamais prétendu être anticapitalistes et ont procédé en pratique à une modernisation indispensable du capitalisme brésilien.

Cet article vise des cas comme le Venezuela et, avec d’autres spécificités, le Zimbabwe. Outre les partisans latino-américains du Venezuela de Maduro, il vise les partis européens qui se disent anticapitalistes, par exemple le Bloco de Esquerda au Portugal et ses partis similaires dans d’autres pays. Ce sont eux qui confondent socialisme et capitalisme dysfonctionnel.

[19] J’ai critiqué le mythe des méfaits des sociétés transnationales dans une série de quatre articles «Os nacionalistas e as transnacionais», publiés dans Passa Palavra (https://passapalavra.info/2011/07/41823/).

[20] J’ai ici traduit littéralement les concepts employés par João Bernardo concernant l’argent, la monnaie et l’adjectif peu utilisé «pécuniaire» (= relatif à l’argent) en espérant ne pas avoir trahi sa pensée. Un autre texte de l’auteur sur l’argent développe le point de vue hypothèses ici exposé brièvement : «Argent : de la réification des relations sociales au fétichisme de l’argent», http://mondialisme.org/spip.php?article2854. Il n’est pas étonnant que les conceptions de Joãao Bernardo sur l’argent puissent déplaire à des marxistes, puisqu’il a répondu à un internaute : «Je ne suis pas d’accord avec la façon dont Marx a analysé l’argent dans le capitalisme, et c’est même l’un de mes plus profonds désaccords. Mais que l’on soit d’accord ou pas avec Marx, l’essentiel est qu’il ne savait que ce que l’historiographie de son temps lui permettait de connaître. Ainsi, tout ce que Marx a écrit sur le régime seigneurial est fondé sur une bibliographie que le progrès de la connaissance historique a rendu obsolète. De plus, l’anthropologie économique a mis en lumière des questions qui, à l’époque de Marx, étaient complètement ignorées. Prétendre étudier l’argent aujourd’hui sur la base de citations du Capital est l’un des exemples les plus tragiques, ou peut-être les plus caricaturaux, de ce que j’appelle le marxisme pré-galiléen. » (NdT).

[21]«Economia de Troca de Presentes. Para uma Teoria do Modo de Produção Pré-Capitalista (parte 1)», Marx e o Marxismo, revue du NIEP-Marx, volume 7, nº 12, 2019.

[22] L’article de Christopher Ehret, «Early humans : tools, language and culture», a été publié dans David Christian (dir.), Introducing World History, to 10,000 BCE, Cambridge University Press, 2015, pp. 345 et 346, volume I de Merry E. Wiesner-Hanks (dir.), The Cambridge World History.

[23] La référence à Roman Jakobson se trouve à la page 30 du livre de Jean-Pierre Faye, Théorie du récit. Introduction aux langages totalitaires, Hermann, 1972.

[24] Langages totalitaires. Critique de la raison – l’économie narrative, Hermann, 1980. Les trois autres sont Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide (Robert Laffont, 1990), Les caractères originaux de l’histoire rurale française de Marc Bloch (Armand Colin, 1999) et L’histoire de la révolution française de Carlyle (qu’il vaut mieux lire en anglais, The French Revolution, OUP Oxford 2019, parce que le style de l’auteur est intraduisible).

[25] Les citations de Norbert Wiener proviennent de The Human Use of Human Beings. Cybernetics and Society, Da Capo (reproduction de l’édition de 1954), pp. 16 et 21. [Cybernétique et société. L’usage humain des êtres, Points Seuil, 2014, NdT.]

[26] Selon Jacques Rougerie (Eugène Varlin. Aux origines du mouvement ouvrier, éditions du Détour, 2019, p. 112), en 1869, Varlin se qualifiait «seulement de communiste non autoritaire» (NdT).

[27] Héritières des sociétés de résistance et autres associations de secours et de solidarité entre travailleurs, ces sociétés ou associations ouvrières sont brièvement évoquées dans un article de Jacques Rougerie disponible en ligne («L’AIT et le mouvement ouvrier à Paris pendant les événements de 1870- 1871»), mais plus en détail dans Eugène Varlin. Aux origines du mouvement ouvrier, op. cit., (NdT).

[28] Le texte de Louis-Eugène Varlin, «Les sociétés ouvrières», publié dans La Marseillaise, n° 81, 11 mars 1870, est reproduit dans J. Rougerie, «Les sections françaises de l’Association internationale des travailleurs», in La Première Internationale. L’institution, l’implantation, le rayonnement, colloque international, 1964, CNRS, 1968, p. 126.

[29] J’ai analysé la genèse historique de la prétendue contradiction entre capitalisme productif et capitalisme spéculatif dans Labirintos do Fascismo. Na Encruzilhada da Ordem e da Revolta, 3e version, disponible en ligne, 2018, p. 410-415.

[30] Behemoth. Pensamiento y Acción en el Nacional-Socialismo, Fondo de Cultura Económica, 1943, 360. [Béhémoth, structure et pratique du national-socialisme, Payot, 1979.]

[31] La citation d’Hitler du 15 octobre 1941 se trouve dans Hitler’s Table Talk, 1941-1944. His private conversations, Enigma, 2000, p. 65. [Libres propos sur la guerre et la paix, Flammarion, 2 volumes, 1952, pp. 65 du premier tome disponible en ligne, NdT.]

[32] A la remarque d’un internaute français, qui lui avait écrit :

« En France, les discours des prétendus “anticapitalistes” sont des plus délirants. L’extrême-gauche parlementaire veut “combattre la finance”, exproprier les banquiers, et relocaliser la production à l’échelle nationale ! Tandis que les anarco-écolo pensent que l’avenir de la société se trouve dans l’Eden des jardin bio “autogérés”, en abolissant l’argent bien sûr et en revenant à un primitivisme technologique»,

João Bernardo a répondu :

« Quant à ta remarque sur les anarcho-écologistes et la “lutte contre la finance” par l’extrême gauche parlementaire, j’ai lu il y a quelques jours un texte de Rivarol, dans lequel il soutenait qu’un gouvernement doit protéger ses sujets “en proportion inverse de la mobilité de leur richesse”, en donnant la première place au paysan, “vrai fils de la terre, dont la richesse est aussi immobile qu’elle”. En deuxième position vient le marchand, qui, bien que se déplaçant, doit respecter l’immobilité des routes, des rivières et des mers. Le financier, relégué au bas de l’échelle, “comme un magicien, peut d’un coup de plume transporter la fortune au bout du monde et, n’accumulant jamais que des symboles, se soustrait à la nature et à la société”. (…) Ce ne sont pas les prophètes qui choisissent les disciples, mais les disciples choisissent toujours les prophètes, et le fait que la prétendue extrême gauche défende aujourd’hui ce que Rivarol défendait il y a plus de deux siècles en dit long sur cette extrême gauche et sur ce que je qualifie de fascisme post-fasciste

[33] Cf. «An awfully long expansion. For how long can today’s global economic expansion last», The Economist, 13 juillet 2019.

[34] Alfred Rosenberg, The Myth of the Twentieth Century (Mythus des XX. Jahrhunderts). An Evaluation of the Spiritual-Intellectual Confrontations of Our Age, p. 118. [Le mythe du XXe siècle, Avalon, 1986 disponible en ligne, NdT.]

[35] Cf. notamment «Sur l’hostilité à la civilisation urbaine» https://www.mondialisme.org/spip.php?article2588 , article inclus dans Contre l’écologie, NPNF, 2018 (NdT).

Août 2019, Passa Palavra

Traduit par Yves Coleman

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