Réponse de João Bernardo à João Aguiar

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Tu as souligné une lacune dans le modèle que je propose pour la classe des gestionnaires et je t’en présente ici une autre.

Depuis que j’ai commencé à travailler sur ce modèle, j’ai rencontré une difficulté concernant la classification. Les policiers et les soldats, au fond toute la base de l’appareil répressif, à quelle classe appartiennent-ils ? Ce ne sont pas des bourgeois propriétaires privés, puisque les forces de police et les forces armées sont des institutions publiques, et ce ne sont pas non plus des gestionnaires, car ils ne gèrent rien. Ils jouissent d’une autorité très limitée et occupent le niveau le plus bas de la chaîne de commandement. Et bien qu’ils soient salariés – les soldats furent d’ailleurs les premiers salariés, bien avant l’avènement du capitalisme – il semble impossible de les classer parmi les travailleurs. Certes, en élargissant le modèle, on pourrait les assimiler aux enseignants, en tant que producteurs de plus-value contribuant à la formation de la force de travail. De ce point de vue, l’ordre régnant serait l’un des instruments de la formation de la force de travail.

Mais si tel était le cas, toute contribution à la structure sociale existante ferait partie de ce processus de formation. Or, il n’y a pratiquement rien qui ne contribue pas à la structure sociale, et cela ne serait-il pas étendre le modèle beaucoup trop loin ? Un modèle qui prétend s’appliquer à tout n’explique rien. Cette perplexité m’accompagne depuis près de cinquante ans, et si je n’ai pas réussi à résoudre cette question, je ne l’ai pas non plus oubliée.

Dans ton article, cependant, tu soulignes une autre faiblesse à la périphérie de mon modèle et tu soulèves la possibilité qu’il existe des gestionnaires des processus idéologiques.

2

Mon analyse des classes sociales dans le capitalisme, comme je l’ai développée et expliquée d’innombrables fois, se fonde exclusivement sur les rapports de travail. Dans cette analyse, je n’inclus pas l’instance idéologique ni même l’aspect rituel de l’idéologie, les comportements culturels. L’autorité des capitalistes, qu’ils soient des bourgeois propriétaires privés ou des gestionnaires chargés de l’administration collective des entreprises, pèse sur le processus lui-même, sur une longue période, avant d’affecter la mise en œuvre du processus de travail. L’exploitation capitaliste repose sur un contrôle exercé sur le temps bien plus que sur une appropriation de biens,. Comme j’ai présenté cette perspective d’analyse dans l’article «O tempo, substância do capitalismo» (Cadernos de Ciências Sociais, Fundação Santo André, n° 1, 2005), j’y renvoie toute personne intéressée.

Cette exclusion des aspects idéologiques est particulièrement perceptible lorsque j’analyse les enseignants en tant que producteurs de plus-value. Je ne m’intéresse pas au contenu thématique des cours, uniquement aux rapports de travail dans lesquels sont insérés les enseignants. Lorsque j’étudie les bureaucraties politiques ou syndicales, je n’étudie pas leur positionnement dans l’éventail des options idéologiques, mais exclusivement leur fonction de gestionnaires. Lorsqu’un parti acquiert une forte présence dans les municipalités, cela renforce le rôle gestionnaire de ses dirigeants. Quant aux politiciens professionnels issus des syndicats, ils ont été formés avant tout comme les gestionnaires d’un appareil économique, comme Luciano Pereira et moi-même l’avons montré dans Capitalismo Sindical (Xamã, 2008). Et le clergé, dans toutes les églises et confessions, quels que soient leurs rituels et leurs homélies, ne peut être analysé que comme un gestionnaire de biens terrestres. Dans ce contexte, l’hypothèse de l’existence de «gestionnaires idéologiques» me semble plutôt étrange.

Il reste le cas des petits partis et groupes à base strictement idéologique, et c’est à eux que tu fais référence lorsque tu écris : «en marge du système politique, à gauche comme à droite, leurs dirigeants ou leurs militants, au niveau de leurs professions, sont rarement issus de l’administration des entreprises ou des directions générales de l’État».

Or, je ne peux pas écarter la difficulté sous prétexte que ces petits partis et groupes ne seraient pas pertinents dans une période où, au contraire, ils dictent les agendas quotidiens et posent les questions auxquelles les grands partis tentent de répondre tant bien que mal. Je pourrais contourner le problème en te répondant que ces groupuscules idéologiques sont un vernis qui dissimule, ou au moins déguise, une structure sous-jacente, qui est celle des départements universitaires de sciences sociales (je les appelle «sciences» uniquement par convention linguistique, tout comme j’appelle la gauche celle qui s’affuble de ce terme). Je me référerai donc ici au modèle des professeurs en tant que producteurs de plus-value ou, en ce qui concerne les directeurs des départements universitaires, en tant que gestionnaires de cette production, en me limitant aux rapports de travail et en excluant leur contenu idéologique.

Mais si mon subterfuge est valable tant que les groupuscules sont confinés aux départements universitaires, il cesse de l’être lorsqu’ils dépassent cette sphère – et c’est ce qui se passe aujourd’hui avec l’expansion des réseaux sociaux. Les groupes idéologiques n’ont plus de frontières prédéfinies et prennent le caractère de constellations, de nébuleuses, de réseaux diffus qui entretiennent les rumeurs et les théories du complot à une échelle sans précédent. Un nouveau champ s’organise, et nous ne pouvons l’écarter comme une mouche indésirable.

3

La solution se trouve peut-être dans la perspective de deux ouvrages auxquels je n’ai cessé de penser depuis que je les ai lus, et dont les auteurs, inspirés par le modèle marxiste de la structure hiérarchique, inversent l’ordre de la hiérarchie et attribuent à l’idéologie un caractère immédiatement déterminant dans l’économie. Il ne s’agit pas de prétendre, comme le Romantisme, que le monde serait mû par une quelconque Idée avec un I majuscule, mais de considérer l’idéologie comme fondatrice de rapports sociaux directement économiques et ayant des implications sur les rapports de travail. Au lieu d’une analyse idéologique de l’idéologie, ces travaux la considèrent exclusivement comme une structure sociale.

C’est ainsi que Colin Renfrew, dans Prehistory. The Making of Human Mind [Notre biographie, L’Ecole des loisirs, 2011], note qu’au nord-ouest du continent européen, à l’époque néolithique, les structures de pierre complexes habituellement appelées mégalithes ont été érigées par des sociétés dont les traces archéologiques n’indiquent pas l’existence d’une organisation quelconque en États ni même de diversifications sociales marquées. Cependant, on estime que le plus modeste de ces monuments aurait nécessité 10 000 heures de travail pour transporter et ériger les matériaux, tandis que les plus ambitieux, comme ceux de Stonehenge, auraient nécessité des dizaines de millions d’heures de travail. Des situations similaires semblent s’être produites à Malte, et même dans des sociétés isolées des autres civilisations mondiales de l’époque, comme le système de construction dans la zone de Chaco Canyon[2], ainsi que dans la zone côtière de l’actuel Pérou (pp. 140-142). Pour résoudre le problème, Renfrew attribue «un rôle plus actif à la culture matérielle» : selon lui, «il n’est pas nécessaire de considérer la culture comme quelque chose qui reflète simplement la réalité sociale ; au contraire, elle participe au processus grâce auquel se constitue cette société». Autrement dit, «au lieu de refléter un ordre social préexistant», ces monuments du Néolithique «ont contribué à créer cet ordre». Au terme de ce processus, il y aurait eu «l’apparition d’une communauté vaste et cohérente, là où il n’y en avait pas auparavant» (pp. 144-145). C’est dans ce sens, où l’idéologie religieuse est conçue comme une activité sociale ayant des conséquences matérielles directes, que l’analyse de Renfrew me semble utile pour interpréter l’hypothèse exposée dans ton article.

Dans une perspective similaire, Geoffrey W. Conrad et Arthur A. Demarest, dans Religion and Empire. The Dynamics of Aztec and Inca Expansionism (Cambridge University Press, 1984), attribuent le caractère particulier de l’expansionnisme aztèque et inca à des notions strictement idéologiques.

«Nous soutenons que la religion peut en fait être un élément dynamique dans les transformations culturelles», préviennent les auteurs dès le début de leur livre (p. 3), et lorsque l’ouvrage touche à sa fin, ils écrivent que «plutôt que d’être un épiphénomène, la religion joue dans l’essor et le déclin des civilisations un rôle aussi fondamental que les institutions sociales, économiques et politiques» (p. 186).

«Les Mexicas ont apporté une contribution originale à l’évolution de la civilisation mésoaméricaine ; ils ont conçu une idéologie qui a réussi à intégrer les systèmes religieux, économiques et sociaux dans une machine de guerre impérialiste», écrivent Conrad et Demarest (p. 37). L’idée que l’existence du monde, et donc la survie de l’empire, dépendait de l’alimentation en sang humain de la divinité solaire aztèque Huitzilopochtli a déterminé un programme de conquêtes et de captures d’ennemis, qui pouvaient être sacrifiés dans des rituels d’une cruauté inimaginable. À la fin du XVe siècle, ces sacrifices concernaient en moyenne quinze mille victimes par an, voire davantage. Et comme les guerres détournaient une partie de la population des activités directement productives, qu’elles décimaient en même temps un pourcentage croissant des peuples tributaires, et que ces derniers n’étaient pas employés dans des activités agricoles, la situation économique de l’empire devint de plus en plus précaire. Ce déclin a été interprété en termes idéologiques comme un affaiblissement de Huitzilopochtli, conduisant à l’élargissement des actions militaires pour obtenir un nombre encore plus grand de victimes dont le sang puisse revigorer Huitzilopochtli. Cela a aggravé ainsi les conditions de production matérielle, dans une spirale tendant à l’effondrement (pp. 47 et suivantes). Les quelques centaines d’Espagnols qui débarquèrent sur le continent américain furent confrontés à une civilisation aztèque, qui était emprisonnée dans ces contradictions aiguës. Ils purent la liquider d’autant plus facilement qu’ils s’allièrent avec des peuples dont les membres avaient été systématiquement capturés pour servir de victimes sacrificielles. À cet ensemble de circonstances s’ajoute le fait que, pour la même raison exclusivement idéologique, les Aztèques devaient emprisonner leurs ennemis vivants pour pouvoir ensuite les tuer lors de rituels sanglants. Ainsi, comme le souligne Nigel Davies (The Aztecs, The Folio Society, 2000), les armes utilisées par les guerriers aztèques étaient destinées à frapper l’adversaire sans le tuer (pp. 202 et 270), ce qui les plaçait en situation d’infériorité par rapport aux Espagnols, qui disposaient d’armes strictement létales. Pour les Aztèques, résume Davies, le conflit armé ne présentait «que partiellement une guerre, puisqu’il était par ailleurs un processus issu du rituel et de la magie» (p. 271).

Quant aux Incas, le «culte des ancêtres», écrivent Conrad et Demarest, «constitua le cœur même de la religion inca» (p. 101). Or, puisqu’ils attribuaient une vie réelle aux momies des empereurs défunts – opération purement idéologique , chaque momie continuait à disposer d’une cour et de l’ensemble des biens que cet empereur avait possédé avant de mourir ; et ce processus se multipliait au fil des générations et conduisait l’empereur vivant (biologiquement vivant) à étendre l’empire pour obtenir une base économique propre, laissant à son successeur le même problème mais encore aggravé (pp. 113 et suivantes). «Au fur et à mesure que le nombre de rois décédés augmentait et que leur patrimoine privé s’amplifiait, la quantité de travail consacrée au service des morts augmentait également» (p. 122). À l’arrivée des Espagnols, la civilisation inca était tellement minée par cette contradiction qu’elle s’effondra sans difficulté.

Dans ces trois cas, celui des mégalithes et des autres grandes constructions du Néolithique, celui des sacrifices sanglants des Aztèques et celui de la multiplication des serviteurs des momies chez les Incas, l’idéologie cessa d’être une superstructure et commença à exercer des fonctions déterminantes dans l’infrastructure matérielle de la société. Or, j’ai analysé une situation similaire dans le chapitre des Labirintos do fascismo consacré au national-socialisme comme métacapitalisme. Pour des raisons strictement idéologiques, partant du principe que les Slaves étaient des sous-hommes et que les Juifs étaient une antirace, les nationaux-socialistes liquidèrent une partie très considérable de la main-d’œuvre la plus qualifiée et, dans les territoires soviétiques orientaux, ils rasèrent les installations industrielles et mirent en péril la production agricole. Ainsi, non seulement ils implantèrent un système économique contraire à la dynamique capitaliste de la plus-value relative, et même à toute forme de plus-value, mais ils le firent au moment même où la guerre rendait plus nécessaire l’augmentation de la productivité. «La prépondérance des délires racistes sur les intérêts économiques réels, observée tout au long des années de guerre chez les fidèles du Führer, révèle l’hégémonie de l’instance idéologique dans la structure du pouvoir national-socialiste», ai-je écrit dans le chapitre précité des Labirintos do fascismo. «Et une situation de ce type, totalement opposée à ce qui s’est produit dans toutes les formes actuelles de capitalisme, semble indiquer l’émergence d’un métacapitalisme

C’est à la lumière de ces exemples que j’ai lu ton article et que j’ai commencé à réfléchir à ce qui se passe aujourd’hui, lorsque l’idéologie à laquelle tu fais référence dépasse largement le cadre des départements universitaires ou des grands partis et conditionne, à travers les réseaux sociaux, les opinions et les comportements. Tu mentionnes dans ton article «le fait qu’en marge du système politique, une grande partie de l’activité de ses dirigeants concerne presque exclusivement des aspects non matériels et non économiques», mais, dans ces cas, l’idéologie ne fonde-t-elle pas des rapports sociaux de nature directement matérielle et économique ? Il suffit de penser à l’écologie et aux quotas défendus par les courants identitaires.

4

Nous vivons une époque où, sur le plan idéologique, deux mondes opposés se sont constitués.

D’une part, il existe une rationalité scientifique dans laquelle prévaut le critère de l’expérimentation en laboratoire. Il ne s’agit plus de savoir si une notion donnée correspond ou non à un corps de doctrine ou même si elle est plausible, mais de la tester empiriquement. La grande rupture s’est produite lors de la transition entre le XIXe et le XXe siècle, lorsque les mathématiques ont fourni une boîte à outils mentale qui nous permet de dépasser les évidences immédiates résultant de nos cinq sens, en particulier le sens dominant, la vision – voire d’aller en sens inverse. Et dans tous ces cas, des vérités mathématiques qui semblent absurdes au niveau des sens sont démontrées comme correctes grâce à leurs conséquences pratiques. Telle qu’elle est comprise aujourd’hui, la science résulte du triomphe de la pratique de laboratoire sur la logique immédiate et du triomphe de la technologie qui en découle et prouve sa validité. C’est pourquoi Niels Bohr a déclaré un jour, pour illustrer le conflit entre les mathématiques et l’intuition ordinaire, que «quiconque n’est pas perplexe lorsqu’il rencontre pour la première fois la physique quantique ne l’a certainement pas comprise» (cité dans Werner Heisenberg, Physics and Beyond, Harper & Row, 1971, p. 206). Et Bohr d’expliquer : «Il n’y a pas de monde quantique. Il existe seulement une description physique quantique abstraite. Il est faux de penser que le but de la physique est de découvrir ce qu’est la nature. La physique ne s’intéresse qu’à ce que nous pouvons dire sur la nature» (cité dans Jim Baggott, The Quantum Story. A History in 40 Moments, Oxford University Press, p. 110). Richard Feynman a poussé la question encore plus loin lorsqu’il a écrit : «Je pense pouvoir dire sans risque que personne ne comprend la mécanique quantique» (The Character of Physical Law[3], British Broadcasting Corporation, 1965, p. 129). Et, malgré sa réticence à l’égard de la rigueur mathématique, Feynman avait déjà clarifié les fondements de la question en définissant que «les mathématiques sont un langage accompagné d’un raisonnement ; c’est comme un langage accompagné d’une logique» (Feynman, op. cit., p. 40). Je dois ajouter ici que la validité de cette logique est démontrée par son efficacité. Toute notre vie actuelle est fondée sur un complexe technologique établi en ces termes.

Mais d’un autre côté, un univers hostile à la science et à l’expérimentation s’est formé sur le plan idéologique. C’est là qu’apparaissent les formes les plus évidentes d’irrationalisme. La science a été remplacée par un récit, ou plutôt par une pluralité de récits contradictoires. Alan Sokal et Jean Bricmont ont décrit le choc de ces deux univers mentaux dans un livre dévastateur que tout le monde devrait lire (Intellectual Impostures. Postmodern Philosophers’ Abuse of Science[4], Profile Books, 1998), mais cela n’a rien donné parce que le discours rationnel et scientifique n’est pas convaincant pour ceux qui le considèrent simplement comme un autre récit. Lucie Irigaray, célèbre pontife du féminisme postmoderne, a déclaré un jour que l’équation E=mc2 était sexiste parce qu’elle privilégie la vitesse de la lumière par rapport à d’autres vitesses, comment dire, moins rapides. Il est désormais courant dans ces milieux de considérer les mathématiques comme une caractéristique de la masculinité blanche et tu cites, dans la quatrième partie de ton article, plusieurs cas risibles. Avec cette méthode, toute la science est transformée en un ensemble de récits, et au niveau des récits, chacun choisit le sien, annulant ainsi l’efficacité corroborative de l’expérimentation en laboratoire.

Par exemple, lorsque certains scientifiques, analysant la momie de Ramsès II, ont découvert qu’il était mort de la tuberculose, une célébrité des milieux postmodernes, Bruno Latour, a considéré comme un grave anachronisme le fait d’attribuer la mort d’un pharaon égyptien à un bacille que Koch n’avait découvert qu’en 1882. «Avant Koch, écrit-il, le bacille n’avait pas d’existence réelle» (cité dans Sokal et Bricmont, op. cit., version anglaise, pp. 88-89, note 123). Cette hilarante réduction de la réalité à des récits optionnels illustre tout.

Ce sont des situations aujourd’hui quotidiennes : le passage illusoire du sexe au genre remplace la biologie par un récit ou même, dans des cas extrêmes, l’utilisation d’une cosmétique biologique comme élément d’un récit. Les traitements hormonaux permettent de faire pousser ou disparaître la barbe et de modifier d’autres caractéristiques physiques plus ou moins voyantes, mais les ovaires et les prostates ne peuvent être implantés, les sexes restent donc les mêmes, tout comme la chirurgie esthétique qui étire la peau ne transforme pas une vieille femme en une jeune femme. Ces interventions cosmétiques n’existent qu’au niveau des apparences, elles se réduisent à un artifice de langage et à une composante du récit, et non de la biologie. Une situation comparable se produit avec le mouvement noir dans plusieurs pays, et l’élasticité de la définition de qui est, ou n’est pas, noir fait parfois prévaloir les traits physiques et parfois, au contraire, valorise les comportements sociaux. Il ne s’agit pas d’une question de biologie, mais de récit.

Comme dans toutes les formes de racisme – et n’oublions pas que l’identitarisme est une forme de racisme – ces personnes sautent de la biologie à la culture et de la culture à la biologie comme bon leur semble. Lorsque cela peut être utile pour définir des quotas, susciter des promotions et accroître son statut social, on revendique, au choix, son sexe, son genre (construit par un récit), sa couleur de peau, etc. Et puisque la validité de la preuve empirique des faits est niée, un récit aléatoire permet tout et n’importe quoi.

Tout comme les identités sont optionnelles, les récits le sont aussi. Comme il n’existe pas de faits externes empiriquement vérifiables, toute déclaration devient valide simplement parce qu’elle correspond à un récit. Le style et le type de langage que les auteurs postmodernes utilisent sont les plus appropriés pour ce contenu, ; en effet, au lieu de concepts clairs, dotés d’une définition rigoureuse, ils utilisent des termes diffus, sans limites sémantiques et d’une ambiguïté innée.

Or, la multiplicité illimitée des identités s’exprime dans une pluralité conflictuelle de récits. Plus des identités émergent, plus les frictions entre elles sont aiguës, et puisque l’on rejette les tests empiriques de la raison scientifique, aucun récit ne peut invalider les autres. La rationalité de la science étant intimement liée à la notion d’universel, le tribalisme – et les identitarismes sont des tribalismes – ne peut qu’être antirationnel. La boucle est bouclée, le cercle se referme et devient un cercle vicieux.

5

Une seule et même classe sociale ne peut partager ces deux univers mentaux, celui de la science et celui des récits, puisqu’une classe, par sa définition même, nécessite une mobilité interne permanente. Or, il est impossible de se déplacer indifféremment entre des univers distincts et séparés. Je peux donc supposer qu’ils correspondent à deux classes distinctes. Une de ces classes serait celle des gestionnaires tels qu’ils ont été classiquement compris et tels que je les caractérise ; c’est-à-dire ceux qui considèrent l’efficacité de l’expérimentation comme un critère de leur performance professionnelle et qui utilisent les mathématiques ou le raisonnement d’inspiration mathématique comme un instrument.

L’autre classe serait ce que tu appelles les gestionnaires idéologiques, les chamans des récits, que nous pouvons considérer comme les prêtres de la nouvelle religion laïque. Dieu a été détrôné par les Lumières, mais la rationalité fondée par les Lumières a maintenant cédé la place à la futilité. Le Lego, avec ses pièces interchangeables, fournit le modèle idéal de la société postmoderne, et l’hégémonie des souris Mickey a remplacé le surhomme nietzschéen.

Le plus terrifiant est que ces gestionnaires idéologiques utilisent les moyens techniques informatiques et médicaux créés par les gestionnaires scientifiques pour ériger avec eux un monde opposé, structuré par les réseaux sociaux et la cosmétique biologique. Comme dans les exemples évoqués par Renfrew, Conrad et Demarest, et comme dans le métacapitalisme mis en place par les nazis dans les régions occupées de Pologne et d’Union soviétique, l’idéologie est devenue une forme d’organisation des rapports sociaux, aux implications économiques directes.

La grande question est de savoir comment et pourquoi cette transformation a été possible, mais cela dépasse largement les prétentions de cet article.

Et, mon cher João, si ton observation concernant l’existence actuelle d’une seconde classe de gestionnaires est exacte, et si mes réflexions ont un sens, alors la grande crainte des révolutionnaires des années 1930 se serait réalisée, et les gestionnaires – dans leur nouvelle modalité de gestionnaires idéologiques – auraient réussi à donner corps à un mode de production qui remplacerait le capitalisme par la barbarie. Aux gestionnaires de la productivité, du désir d’abondance et de l’aspiration à l’universel succéderaient les gestionnaires de l’archaïsme, de l’appauvrissement et du tribalisme. Aux gestionnaires du rationalisme succéderaient les gestionnaires de la futilité antiscientifique. Or, le communisme, tel que Marx l’a compris et tel que nous le comprenons, a pour condition l’accumulation des conquêtes faites sous le capitalisme. C’est un pas en avant, vers une société qui satisfera tous les besoins, et non la régression vers la misère et le tribalisme, sous le mirage du paradis perdu.

Si cela est vrai, cela donne un ton encore plus sombre à ma classification des courants identitaires et des écologistes comme des courants fascistes postfascistes.

Traduit par Yves Coleman.

Notes :

[1] https://passapalavra.info/2021/07/138643/

[2] Cette région rassemble environ 3 600 sites archéologiques précolombiens appartenant à la culture anasazi, situés au sud-ouest dans l’Etat du Nouveau-Mexique (NdT).

[3] La nature des lois physiques, Laffont, 1970 (NdT).

[4] Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 2018 (nouvelle édition).

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