Par Anonyme

Pour commencer, je dois d’abord expliquer pourquoi j’ai horreur du mot «gauche» et pourquoi je le fais systématiquement suivre de la mention (sic). Il n’y a pas de «gauche» et de «droite», il existe des positions politiques, idéologiques et théoriques en faveur du maintien de l’ordre social existant (du capitalisme) et en faveur de son dépassement (du socialisme / communisme). Si l’on emploie les mots «gauche» et «droite», on fait disparaître la discussion sur le mode de production et ses catégories fondamentales : le capital, l’État, le travail aliéné, la forme marchandise, la valeur, la propriété privée, l’exploitation, et la plus-value.

Si l’on n’évoque pas ouvertement et concrètement le mode de production, la discussion reste dans la sphère des abstractions et des palliatifs favorables à la gestion même du système capitaliste. «Gauche» et «droite» deviennent des termes relatifs, géométriques et sans contenu. X est à gauche ou à droite de Y, ce qui ne veut rien dire. Cardoso se trouve à gauche de Bolsonaro, tandis qu’Attila le Hun est peut-être à droite. Le Parti des travailleurs est de gauche ? Le nazisme est-il à gauche ? Cela dépend du goût du client !

Gauche et droite sont des indicateurs génériques que chacun déforme à sa convenance et qui empêchent la discussion sur le mode de production et la lutte pour vaincre le capital. Dans ce texte, j’utilise l’expression «la gauche-(sic)» pour désigner l’ensemble des courants de pensée, des organisations politiques et des individus qui s’opposent au capital et qui luttent pour le socialisme / le communisme. Cet ensemble ne comprend pas le Parti des travailleurs (PT), qui est un instrument de gestion du capital, bien que pratiquement toute la gauche-(sic) révolutionnaire et anticapitaliste, sans exception, se soit engagée dans la campagne en faveur de ce parti.

Après avoir défini le spectre de ce que j’appelle la gauche-(sic), je vais aborder le sujet de ce texte proprement dit : le scandale WhatsApp et les réactions de ce champ politique.

La semaine dernière, un reportage a révélé un stratagème utilisé par les partisans de la campagne présidentielle de Jair Bolsonaro (Parti social-libéral, PSL) : ils ont payé des agences spécialisées pour envoyer des messages à des milliers de comptes WhatsApp dont le contenu était faux et diffamait leurs concurrents, Fernando Haddad (Parti des travailleurs) et Manuela D’Ávila (Parti Communiste du Brésil). Immédiatement, ces messages ont été copiés et diffusés sur des milliers d’autres groupes et de réseaux de contacts, atteignant ainsi des millions d’utilisateurs WhatsApp. Cette pratique constitue un délit électoral, puisqu’il s’agit d’un forme de don non déclaré à la justice pour une campagne électorale, comme l’exige la loi.

Le Parti des travailleurs a rapidement demandé que la candidature de Bolsonaro soit contestée, et le PDT (Parti démocratique du travail) de Ciro Gomes, arrivé troisième au premier tour de la présidentielle, a demandé l’annulation de l’élection. Au milieu de la controverse, la présidente de la Cour suprême électorale et «ministre» du Tribunal suprême fédéral, Rosa Weber, a donné une interview pour affirmer que tout était normal, qu’il n’y avait rien à faire contre la propagation industrielle de mensonges et que le second tour se déroulerait comme prévu. Les procès contre les actions du candidat du PSL (Bolsonaro) se tiendront en 2020, voire plus tard, à un moment où le futur président sera déjà investi. Il suffit de rappeler que le jugement des comptes ékectoraux de l’équipe Dilma-Temer en 2014 n’a eu lieu qu’en 2017.

Depuis la publication de ce reportage sur WhatsApp, un débat a été lancé dans le spectre de la gauche-(sic) sur les possibilités d’exclure Bolsonaro de la compétition électorale, sur un deuxième tour sans lui et sur le phénomène plus général de la diffusion de fausses nouvelles via WhatsApp. Après tout, au-delà du délit électoral (don non déclaré à un parti politique), le contenu même transmis par ce réseau social est manifestement mensonger, diffamatoire, vil, répugnant. «Quelqu’un devrait faire quelque chose à ce sujet», rage la gauche-(sic). Ces réactions font apparaître un certain désespoir, une peur et une impuissance devant ce que sera le gouvernement Bolsonaro. Elles permettent de brosser un tableau intéressant de l’univers mental de la gauche-(sic) brésilienne. Un portrait tristement tragique, incluant diverses compromissions et capitulations, et beaucoup de condescendance, d’auto-mystification et d’arrogance. Parallèlement au débat entourant le scandale WhatsApp et durant la dernière étape de la campagne électorale, j’ai répertorié plusieurs types de crétinisme, imputables, selon des doses variables, aux différents segments du camp anticapitaliste. Je vais maintenant analyser ces crétinismes sous leurs formes les plus achevées et les plus caricaturales, afin de présenter les défis internes que la gauche-(sic) devra surmonter pour développer une résistance solide face au gouvernement Bolsonaro.

Le crétinisme juridique repose sur la croyance selon laquelle le pouvoir judiciaire aurait pu exclure Bolsonaro de la compétition électorale.

Cette conviction révèle une confiance naïve dans les institutions de l’État bourgeois, dans la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), dans leur autonomie et dans l’efficacité de la justice en tant que protectrice de la loi et du droit. Croire en tout cela, c’est ignorer totalement comment fonctionne l’État (ce comité qui gère les affaires communes de la bourgeoisie, comme Marx et Engels l’ont écrit, il y a déjà plus d’un siècle). N’importe quel épisode de la série House of Cards peut servir d’introduction didactique et de vaccin contre ces croyances naïves. Le pouvoir judiciaire fait partie intégrante de l’Etat bourgeois, c’est un organe de domination de classe comme les autres.

Ce pouvoir n’est pas un gardien neutre de la loi, qui prend des décisions impartiales fondées sur des interprétations techniques. Les juges ne décident pas eux-mêmes ce qu’ils écrivent dans leurs décisions, en particulier devant les juridictions supérieures (comme celle qui jugera les plaintes contre Bolsonaro). Les juges (qu’on appelle ici pompeusement «ministres» quand ils font partie du Tribunal suprême fédéral) discutent avec les représentants des autres secteurs de l’État, que ce soit le gouvernement moribond de Michel Temer, des parlementaires, des militaires, des membres des médias et des patrons. C’est comme ça qu’ils prennent leurs décisions.

Pour ce qui concerne la récusation de Bolsonaro, il ne s’agit pas de l’élection d’un simple président d’université, mais d’une candidature qui a recueilli 49 millions de voix au premier tour, d’un parti ayant élu plus de 50 députés, d’un mouvement ascendant, bien financé, organisé, agressif, dont les militants présents dans les rues tuent et agressent leurs opposants, qui bénéficie du soutien plus ou moins explicite de l’armée, de la police, des Eglises, des médias, etc. Le pouvoir judiciaire n’a aucune force contre ce tsunami réactionnaire. Afin de ne pas avoir honte d’être chassés de leurs postes (comme le fils de Bolsonaro les en a déjà ouvertement menacés en toute impunité), ils vont absoudre cette campagne mensongère et frauduleuse, avec une belle sentence (comme ils disent), rédigée dans un langage juridique châtié. N’attendez rien d’autre du pouvoir judiciaire.

Le scandale de WhatsApp ne sera déclenché que si le gouvernement Bolsonaro échoue lamentablement dans ce que la bourgeoisie attend de lui (hypothèse assez probable) ; il servira peut-être de prétexte à son élimination, à l’instar de ce qui s’est passé avec Fernando Collor ou Dilma Roussef. Mais étant donné ce que ce sera ce gouvernement, il est très probable qu’on trouvera de nombreux prétextes beaucoup plus scandaleux pour écarter Bolsonaro le moment venu (et lui accorder on ne sait quel poste à la place). Ce qui est certain, c’est que la gauche-(sic) ne peut compter sur aucune protection du pouvoir judiciaire et des autres secteurs de l’État bourgeois contre la vengeance qui se déchaînera contre elle à partir du 28 octobre 2018 [date du second tour de l’élection présidentielle, NdT].

Le crétinisme libéral consiste à croire qu’une entreprise privée comme WhatsApp pourrait prendre des mesures efficaces contre la propagation de fausses nouvelles, et être une gardienne désintéressée de la vérité.

Après avoir été piratée, WhatsApp a bloqué 100 000 comptes de son application, car ils servaient à diffuser de fausses nouvelles. Il y a quelques mois, avant le début officiel de la campagne électorale, Facebook (la société propriétaire de WhatsApp) avait déjà supprimé des dizaines de pages et de profils, liés au MBL (Mouvement pour un Brésil libre[1]), pour avoir propagé systématiquement des mensonges scabreux. Toutes ces mesures ont été inutiles, car le mal était déjà fait. L’action tardive des entreprises responsables de ces réseaux sociaux et qui bloquent certains utilisateurs malveillants ne sert qu’à faire croire qu’elles sont vigilantes et mènent quelques actions symboliques.

Mark Zuckerberg, propriétaire de Facebook, a déjà témoigné devant le Congrès américain à propos de l’utilisation de ces mêmes outils servant à diffuser de fausses nouvelles lors de la campagne électorale remportée par Trump en 2016. Après cette farce, l’élection brésilienne est la principale campagne importante où la fiabilité des réseaux sociaux a été testée et a de nouveau lamentablement échoué. Ni Facebook ni WhatsApp ne peuvent contrôler le contenu de ce qui circule sur leurs réseaux. Légalement, ils n’en ont même pas le droit, car cela impliquerait qu’ils aient le statut d’éditeurs, et soient traités comme des diffuseurs de contenus (comme une chaîne de télévision ou un journal), avec des implications fiscales et réglementaires. etc. Pour ne pas être encadrées par la loi, des entreprises comme Facebook et WhatsApp doivent rester «neutres», mais, en même temps, cela ouvre la voie à une exploitation malveillante de ces réseaux par des diffuseurs de fausses informations.

Une entreprise capitaliste ne se préoccupe que du profit réalisé, peu lui importent les conséquences. Lorsque les dommages sont très importants et peuvent affecter leur image, les entreprises ne prennent que des mesures formelles et tardives, mais rien qui ait des effets matériels et concrets pour remédier aux dégâts causés par leurs actions et leurs omissions. Les sociétés capitalistes vendent n’importe quoi, des armes nucléaires aux produits agrochimiques ; elles produisent d’innombrables polluants, détruisent l’environnement et empoisonnent les gens depuis des siècles. Il n’y a aucune raison de croire qu’elles cesseraient également d’empoisonner les esprits.

Mais il y a pire que de croire que les sociétés qui possèdent des réseaux sociaux pourraient empêcher la diffusion de fausses nouvelles – c’est de penser qu’elles devraient le faire. Faire de Facebook un arbitre suprême au-dessus des positions politiques et idéologiques pour décider de ce qui est vrai et de ce qui est faux et autoriser ainsi sa diffusion dans des réseaux créerait une dystopie[2] parfaite. Transférer à une méga-corporation capitaliste le pouvoir de décider ce que chacun recevra sur son téléphone portable, en lui conférant également la condition supérieure et le statut de gardien irrécusable de la vérité, reviendrait à renoncer définitivement à toute possibilité de dissidence. Le système capitaliste aurait ainsi à sa disposition un gardien parfait et incontestable qui certifierait la version de la réalité qui convient à ce système, un gardien que tous aimeraient et croiraient. En fait, cela se fait déjà en partie. La plupart des utilisateurs ignorent qu’un algorithme mathématique sélectionne ce qu’ils reçoivent sur leur téléphone portable : cet algorithme les isole dans leurs bulles et leurs filtres ; il leur montre la réalité telle qu’ils la souhaitent et non telle qu’elle est dans sa complexité et ses contradictions inépuisables. Ils ne se doutent pas que Facebook, comme toute entreprise capitaliste, a des intérêts de classe et fonctionne comme un outil idéologique pour perpétuer et administrer le système capitaliste.

Le crétinisme communicationnel consiste à croire que le «Web 2.0» et les réseaux sociaux seraient une voie à double sens.

Cette modalité du crétinisme n’a pas été très à la mode ces derniers temps, car elle a déjà été disqualifiée dans le débat. Je rappelle cette croyance parce qu’elle est en quelque sorte à la base de la précédente et qu’elle continue de nuire à la compréhension du caractère réel des réseaux sociaux.

Lorsque Internet a commencé à acquérir sa configuration actuelle, en offrant une multiplicité de plates-formes ouvertes dans lesquelles les utilisateurs ont également la possibilité de publier du contenu (YouTube, Orkut, Myspace, Facebook, Instagram, Snapchat, etc.), de nombreux théoriciens de la communication ont défendu la théorie selon laquelle cela marquait une rupture avec le format traditionnel des médias de masse. De la presse écrite aux médias devenus populaires au XXe siècle, tels que la radio, les disques, le cinéma, la télévision, etc., tous se caractérisaient par une structure pyramidale dans laquelle un seul émetteur actif élaborait et distribuait verticalement le contenu de haut en bas à des millions de récepteurs passifs.

Internet, avec ses blogs, d’abord, puis avec les plateformes susmentionnées, qui composaient le soi- disant Web 2.0, était censé rompre avec cette structure pyramidale de diffusion verticale de l’information, car il permettrait à l’utilisateur final de quitter la condition séculaire de récepteur passif, de devenir actif, et de produire son propre contenu. Nous aurions un émetteur unique et des millions de récepteurs, mais aussi un réseau horizontal avec des millions de nœuds autonomes agissant simultanément en tant que récepteurs et producteurs de contenu.

Cette utopie communicationnelle s’est effondrée en quelques années lorsqu’il est devenu évident que les mêmes sociétés qui contrôlaient la production de contenu pour les anciens médias ont également commencé à intervenir dans le Web 2.0. Les contenus qui circulent dans ce réseau censé être horizontal sont les mêmes que dans l’ancienne communication pyramidale de masse. Les utilisateurs ont la capacité de générer leurs propres contenus, mais, au lieu de cela, ils discutent plutôt des potins concernant les célébrités des feuilletons, comme ils le faisaient avant. Le caractère libre de l’Internet, ouvert à une communication à double sens, n’a pas permis à l’utilisateur final de choisir et d’élaborer un contenu, mais l’a rendu encore plus prisonnier d’une structure de production de contenu hautement spécialisée, segmentée et ciblée pour s’adapter à vos préférences personnelles (avec l’efficacité implacable des algorithmes mathématiques).

L’utopie communicationnelle est devenue la dystopie d’une avalanche de fausses nouvelles, empoisonnant et stérilisant toute possibilité d’un débat politique sérieux. Les élections brésiliennes ne sont que le chapitre le plus récent de cette histoire. Ce dont personne ne veut parler et qui constitue la cruelle vérité à ce sujet, c’est que l’utilisateur final de la communication de masse, celui qui se trouve à la base de la pyramide des destinataires, ne peut pas générer de façon autonome son propre contenu, ni même discerner les qualités élémentaires du contenu qu’il reçoit, de sa vérité objective à sa valeur esthétique. La maîtrise des réseaux et d’Internet par leurs utilisateurs n’est pas seulement une affaire technique concernant les plates-formes de circulation, qui peuvent être fermées ou ouvertes (après tout, le Web 2.0 a déjà fourni cette ressource), ni même une question de «niveau culturel» qui pourrait également être renforcé au moyen d’actions éducatives formelles (cette croyance constitue une autre modalité du crétinisme, analysée plus loin), mais un problème politique lié à la capacité de s’organiser pour des actions collectives. Ces conditions n’étant pas réunies, tout le reste ne fait qu’entretenir de vains espoirs et gaspiller de l’énergie.

Pour que les utilisateurs des moyens de communication interviennent activement dans le processus en tant que sujets autonomes, il faudrait qu’il existe des espaces collectifs d’organisation et d’action, dans lesquels ces utilisateurs opéreraient des transformations matérielles. Dans ce cas, la réception des contenus communicationnels s’effectuerait dans le cadre d’une sphère collective liée à la lutte, orientée vers la satisfaction d’intérêts matériels. Sans cette médiation, sans les instruments d’action collective pour agir dans la réalité matérielle, l’utilisateur final continuera à être le destinataire passif de contenus générés par d’autres et correspondant à d’autres intérêts de classe.

Le crétinisme avant-gardiste / épistémologique consiste à traiter comme un problème cognitif le fait que les électeurs de Bolsonaro seraient incapables de percevoir qu’ils auraient voté contre leurs propres intérêts.

Le fait que la grande masse des utilisateurs de WhatsApp (l’application a 120 millions de comptes au Brésil sur 209 millions d’habitants) n’a pas la capacité de discernement nécessaire pour évaluer le contenu qu’elle reçoit des réseaux sociaux désespère les partisans de la candidature commune au Parti des travailleurs et au Parti communiste du Brésil.

Il n’est pas facile d’accepter que des dizaines de millions de personnes croient que le communisme est une conspiration internationale du Forum de São Paulo et de George Soros ; que cette conspiration s’appuie sur des médias achetés, pour implanter l’idéologie du genre par le biais de Pablo Vittar [chanteur, compositeur et drag queen, brésilien, NdT] et d’artistes financés grâce aux mécanisme de la loi Rouanet [qui permet de subventionner des milliers de spectacles, NdT] ; qu’elle vise à obliger les garçons à embrasser les garçons, les filles à embrasser les filles ; que tout le monde consomme de la drogue et vole ce qui appartient aux autres. Devant le degré d’ignorance des personnes qui croient à cette fable, la plupart des partisans du Parti des travailleurs ont réagi en dénigrant leurs capacités cognitives, et en traitant d’ânes tous les électeurs de Bolsonaro, sans distinction.

Là encore, il s’agit d’une réponse facile et fausse à un problème qui nécessite une analyse beaucoup plus approfondie. À commencer par le fait que l’électorat de Bolsonaro n’est pas homogène, ni en termes de classe ni en termes d’idéologie, et encore moins de capacités intellectuelles. Ce qui manque aux électeurs de Bolsonaro ce n’est pas une capacité cognitive, mais des solutions alternatives pour s’organiser et agir collectivement.

Les utilisateurs et utilisatrices de WhatsApp qui votent pour Bolsonaro font un choix légitime fondé sur une évaluation matérielle de leurs conditions de vie. La prospérité précaire de l’ère Lula s’est effondrée comme un château de cartes face à la crise mondiale et aux exigences brutales du parasitisme rentier qui régit le capitalisme périphérique brésilien.

Cela a créé un ressentiment, aggravé par la perception que le Parti des travailleurs était corrompu, et cela a généré un bouillon de haine et un désir de vengeance dont ont profité les mensonges lancés contre le Parti des travailleurs. Les électeurs de Bolsonaro ne sont pas des zombies ignorants, débiles ou sans cervelle, ce sont des personnes laissées à l’abandon, traitées comme des statistiques de consommation par la publicité des gouvernements du Parti des travailleurs.

Au lieu de se prendre en mains en tant que sujets historiques, les électeurs populaires ont reçu une carte de crédit des gouvernements du Parti des travailleurs. Lorsqu’il n’y a plus eu d’embauches ou que les emplois se sont détériorés, sont devenus précaires, mal payés et incertains, les dettes sont restées et ils n’avaient plud de quoi les payer. Et c’est à ce moment-là que les églises néo-pentecôtistes ont organisé la population. La solidarité spontanée et les liens collectifs ont été récupérés par le discours méritocratique et entrepreneurial des Églises pour devenir leur opposé : la concurrence entre les individus et l’indifférence.

Dans ce scénario, il n’est pas surprenant quez les gens choisissent le candidat qui prétend être «opposé à tout ce qui est en place». Le fait que ce candidat soit associé à des idées rétrogrades, autoritaires, violentes, etc., apparaît à cette grande masse de l’électorat comme des excès et des effets secondaires tolérables face à leur priorité, qui est de punir le Parti des travailleurs d’avoir trahi leurs espoirs déçus. Nous savons que Bolsonaro n’est pas contre «tout ce qui est en place», mais au contraire qu’il en fait partie. Mais il s’agit d’un choix épistémologiquement légitime, fondé sur une évaluation reposant sur une certaine réalité matérielle. Ce n’est pas un exemple de «stupidité». Parler de stupidité révèle en vérité une attitude condescendante et arrogante chez ceux qui se considèrent propriétaires de la vérité, savent ce qui convient le mieux à tous et s’irritent du fait qu’une masse de personnes ignorantes fassent un autre choix dans l’urne que le leur.

Le Parti des travailleurs et ses partisans de la première comme de la dernière heure adoptent maintenant un ton professoral pour enseigner aux électeurs du candidat réactionnaire ce que devrait être un comportement « correct ». Ils ne comprennent pas que c’est précisément cette posture professorale et cet air supérieur qui leur ont aliéné l’électorat populaire. Ils oublient que dans les années 1990, le Parti des travailleurs déclarait lui aussi qu’il était «contre tout ce qui est en place». Cependant, lorsque le parti est parvenu au gouvernement, il s’est également comporté comme faisant partie de «tout ce qui est en place» (ce qui ne devrait surprendre personne, compte tenu du comportement adopté par les militants du Parti des travailleurs dans les syndicats et d’autres mouvements sociaux où ils collaboraient à la gestion du système capitaliste). Les militants se sont transformés en bureaucrates ministériels, en universitaires, en responsables de syndicats ou d’ONG et gestionnaires des causes identitaires. Ils ont créé un abîme entre eux et la classe qu’ils prétendaient représenter.

Le problème que nous avons ici n’est pas seulement un problème de langage. Ce n’est pas le simple fait que le Parti des travailleurs au gouvernement ne savait pas comment «parler la langue du peuple», ce qui pourrait être facilement corrigé en reconfigurant sa stratégie de communication. Le problème est plus profond ; il réside dans la conception avant-gardiste de la représentation, conception qui structure la relation entre les partis et la classe. Selon cette conception, les dirigeants et les militants des partis doivent représenter le peuple devant l’État (ou au sein de celui-ci) et les autres classes, car ils sont détenteurs du savoir et savent ce qui est le mieux pour eux.

La classe ouvrière n’a pas besoin de représentants qui sont supposés agir en son nom dans les sphères bureaucratiques du pouvoir. Elle a besoin d’espaces d’organisation où elle puisse se reconnaître comme sujet de l’histoire, forger ses propres revendications, créer ses organisations, inventer ses méthodes de lutte et ses discours. La posture avant-gardiste du Parti des travailleurs l’a fait tomber dans un piège : il a accédé au gouvernement, en croyant qu’il détenait le pouvoir.

Le pouvoir social émane des relations sociales matérielles et non de l’État. Le pouvoir reste toujours entre les mains du capital, et ce n’est que dans l’affrontement avec ce capital, jamais par l’intermédiaire de gestionnaires et de «représentants» au sein de l’État, que la classe ouvrière peut développer un contre- pouvoir et un projet social qui lui soit propre. Si l’on conquiert des positions dans l’État on est inévitablement identifié comme un gestionnaire du système capitaliste. Comme ce système est incapable d’apporter des améliorations matérielles durables, qu’il est soumis à des crises cycliques plus ou moins violentes, mais toujours inévitables, la misère et les frustrations qu’il provoque finissent par être attribuées à ceux qui le gèrent, ici le Parti des travailleurs.

Le néofascisme (appellation provisoire jusqu’à ce que nous puissions enfin caractériser le bolsonarisme) est la gueule de bois du réformisme. Et la gauche-(sic) révolutionnaire jette à la poubelle toute sa faible crédibilité d’opposante du PT quand elle s’associe avec lui à la dernière minute de sa campagne électorale […].

Les partisans du Parti des travailleurs font une campagne protocolaire, parce que, en bons gestionnaires qu’ils sont, ils comptent sur l’échec certain du gouvernement Bolsonaro pour revenir au gouvernement en 2022 (quant à savoir si ce calcul est correct et si nous aurons vraiment des élections en 2022 ou 2020, c’est une autre affaire). Ce qui compte ici, c’est que le Parti des travailleurs et la gauche- (sic) révolutionnaire partagent ces mêmes postulats avant-gardistes. Cette variété de crétinisme est donc la plus grave, car elle se répand non seulement dans le Parti des travailleurs, mais aussi chez ceux de la gauche-(sic) qui se sont opposés à lui pendant qu’il était au gouvernement et ont rejoint à la dernière heure, avec plus ou moins de honte, sa campagne électorale, comme si cela pouvait sauver quelque chose. Les deux variétés suivantes de crétinisme sont moins graves, mais il faut pourtant les mentionner.

Le crétinisme identitaire/moraliste repose sur la croyance que l’électorat de Bolsonaro peut être convaincu de ne pas voter pour lui si l’on associe à son nom des adjectifs tels que «fasciste», «autoritaire», «réactionnaire» en employant ces termes de manière moraliste.

Plus la gauche-(sic) offense Bolsonaro et dses électeurs, plus elle renforce le lien qui les unit. La gauche-(sic) refuse de descendre de son piédestal et de reconnaître qu’elle a perdu le débat moral et idéologique face aux forces réactionnaires. Les années au cours desquelles le Parti des travailleurs (et ses partisans volontaires et involontaires) a occupé des postes dans l’appareil d’État et para-étatique (syndicats, ONG, universités) ont créé chez eux l’illusion que la population était d’accord avec leurs positions. Être temporairement au gouvernement ne signifie pas être au pouvoir, nous l’avons déjà dit.

Il faut dire maintenant que cela ne signifie pas non plus que la population approuve son discours idéologique. Cette illusion est particulièrement grave chez une certaine couche de militants cooptés par les mécanismes de gestion des conflits sociaux et qui sont devenus des gestionnaires des causes identitaires. Étant donné que le capitalisme périphérique brésilien, sous la direction du PT, ne peut répondre aux demandes d’amélioration de la situation matérielle de catégories telles que les femmes, les Noirs et les LGBT (pour ce faire, il faudrait affronter les intérêts matériels de la bourgeoisie, ce qui est hors de question pour le Parti des travailleurs), ils ont symboliquement accordé des responsabilités à une infime partie de ces catégories au sein d’espaces de «représentativité».

Les gestionnaires des causes identitaires, dûment trompés par leur prise de responsabilités purement symbolique pendant le règne du Parti des travailleurs, sont devenus des justiciers sociaux et fiscaux ; ils veulent punir le comportement et le langage d’autrui, en particulier dans les universités et le mouvement étudiant. D’une posture libertaire, éclairée et pédagogique, la gauche-(sic) a fini par s’identifier à une patrouille autoritaire, paranoïaque et rancunière qui cherche à contrôler la vie privée des gens. Plus grave encore, cela a fait disparaître les discussions sur les fondements matériels d’une réalité qui imposait des difficultés concrètes supplémentaires aux femmes, aux Noirs et aux LGBT (Lesbiennes, Gay, Bi, Trans). Par conséquent, il est inutile de se plaindre que certaines parties de la population ne croient plus au discours de la gauche-(sic) et sont disposées à voter Bolsonaro. Les améliorations symboliques ne les ont jamais concernées, mais la détérioration matérielle s’est produite très concrètement, et c’est ce qui prévaut dans leurs choix, au-delà des considérations morales.

Pour conclure sur ce point, il convient ici de distinguer entre, d’un côté, l’utilisatrice deWhatsapp qui entend une histoire horrible sur les prétendues perversions sexuelles des gauchistes, et, de l’autre, le pasteur mal intentionné ou le fanatique de la Maison pour un Brésil libre qui fabrique ces histoires sur les réseaux sociaux. Inutile de dire que, face à cette modalité de crétinisme, nous critiquons ceux qui en souffrent car ils ne savent pas comment traiter la partie de l’électorat bolsonariste qui votera de bonne foi, convaincue qu’un changement est nécessaire et vaut la peine d’être risqué. Nous ne parlons pas des électeurs qui savent très bien ce qu’est une dictature, ce qu’est l’autoritarisme, la torture, la persécution, la censure, etc. Contre ces gents-là, tout argument moral est évidemment inutile.

Le crétinisme éducatif consiste à croire qu’il serait possible d’empêcher l’avènement des idées réactionnaire par des politiques éducatives, sans comprendre que les établissements d’enseignement actuels ne font que gérer la barbarie.

Nous avons mentionné plus haut l’idée que les politiques éducatives pourraient être mobilisées pour améliorer le niveau culturel de la population et empêcher ainsi sa confiance naïve dans les mensonges de WhatsApp et, partant, son adhésion à des projets néfastes tels que le bolsonarisme. Nous sommes loin de minimiser l’importance d’accroître l’accès à la culture de l’humanité, accès qui doit être étendu à l’ensemble de la population, car c’est une condition de son émancipation.

Ce que nous soulignons ici comme dernière modalité du crétinisme, c’est l’existence d’une double illusion qui sous-tend la défense de l’éducation comme panacée pour mettre fin à tous les maux sociaux.

Le premier aspect de cette illusion est la réduction de l’éducation à une scolarisation sous parrainage public ou privé. L’éducation, dans un sens véritablement émancipateur, doit être comprise de manière plus générale comme la formation que les hommes et des femmes reçoivent également (ou principalement) au-delà des murs de l’école, dans les mouvements sociaux, les syndicats, les associations, les collectifs et les espaces de lutte, où la véritable nature de la société de classe se dévoile et où se matérialise la dimension collective et sociale de l’être humain.

L’autre dimension de l’illusion éducative est l’idée selon laquelle l’éducation patronnée par l’État ou par les entreprises pourrait être un instrument neutre, capable de fournir les connaissances nécessaires à une transformation véritablement émancipatrice. Dans la société capitaliste, l’école est intrinsèquement incapable d’arriver à un tel résultat. L’enseignement scolaire officiel sera toujours axé sur la formation de la marchandise force de travail et celle-ci présente des caractéristiques propres à la reproduction du capital à un moment historique donné. Et le moment historique actuel nécessite une force de travail fragmentée, atomisée, individualiste, qui croit en l’entreprise et en la méritocratie, constamment reconvertie, qui accepte de se recycler en permanence, d’apprendre à apprendre, qui soit flexible et disposée à accepter des sacrifices sans se plaindre, que ce soit au niveau de l’entreprise ou au niveau social. En d’autres termes, l’école forme une main-d’œuvre adaptée à une nouvelle situation dans laquelle les relations de travail, sous-tendues par des emplois réguliers, sont rapidement remplacées par des relations précaires, informelles, sous-traitées, temporaires, intermittentes, etc. Le travailleur doit s’adapter à cela sans poser de questions, et c’est à cela que sert l’école.

Il est également fréquent que l’école publique elle-même soit privatisée, de la garderie à l’université, ce qui est devenu un marché lucratif pour les ONG, les fondations, les instituts, les bureaux d’études et les entreprises éducatives, précarisant aussi le travail des enseignants et des employés, abaissant le niveau du contenu (loin de garantir ce que nous appelons l’accès au patrimoine culturel accumulé par l’humanité), etc. L’école ne sera pas un antidote contre la barbarie, mais un instrument de gestion qui enfermera les enfants, les adolescents et les jeunes dans une institution où ils perdront énormément de temps, et qui ne leur apprendra rien d’utile et transmettra seulement les discours creux des gourous du business à la mode, dilués dans un jargon vulgaire.

Considérations finales

Afin de ne pas tomber moi-même dans une forme de crétinisme, je ne fournirai pas de recette toute prête et infaillible pour affronter le bolsonarisme. Mais cette confrontation n’est possible que lorsque l’on connaît la véritable nature de l’adversaire. Et dans ce domaine, la gauche-(sic) ne s’en tire pas très bien non plus.

L’emploi et l’abus du concept de fascisme, et en particulier sa transformation en une sorte de qualificatif moral, empêchent une réelle compréhension de ce phénomène. Le bolsonarisme n’est pas une variété de fascisme. À l’époque du fascisme classique, il y eut un équivalent supposé au Brésil, l’intégralisme[3], à propos duquel J. Chasin avait déjà affirmé qu’il s’agissait plutôt d’une «forme de régression dans un capitalisme hypertardif». Pour le paraphraser, je classerai le bolsonarisme comme une forme nationale particulière de régression et un symptôme psychosocial du capitalisme hypertardif. La différence est que Chasin a parlé de capitalisme hypertardif pour définir l’implantation du capitalisme au Brésil. Ce que j’appelle le capitalisme hypertardif aujourd’hui, c’est le mode de production capitaliste mondial dans son ensemble. […]

Nous n’avons jamais été aussi près d’une révolution socialiste (grâce aux possibilités techniques d’expropriation d’applications de gestion au profit d’une économie fondée sur la valeur d’usage et le temps libre) et en même temps aussi loin (à cause de la corrélation des forces que nous a léguée la défaite de toutes les luttes passées pour le socialisme). Le bolsonarisme n’est que la version brésilienne de la forme de gestion adaptée à ce capitalisme, à la fois ultra-technologique et ultra-primitif. Pour pouvoir l’affronter, nous ne pourrons pas compter sur une résurrection des formes de lutte qui ont vaincu la dernière dictature militaire : des masses ouvrières, compactes et homogènes, organisées en syndicats, dirigeant un large éventail d’autres mouvements sociaux.

La nouvelle organisation du travail, atomisée dans des réseaux manipulés par des applications, imposera une nouvelle forme de lutte. En même temps, les moyens de communication qui rendent cette gestion possible peuvent également faciliter la révolte contre elle. Si la gauche-(sic) survit à l’apothéose de la violence qui suivra la victoire des forces réactionnaires le 28 octobre, elle aura pour tâche d’organiser la révolte contre l’échec inévitable de la gestion du capitalisme brésilien par le gang bolsonariste, dans un contexte de crise mondiale.

Traduit par Yves Coleman.

Notes

[1]«Le MBL (Mouvement pour un Brésil libre), très actif dans la mobilisation des foules contre Dilma Rousseff, est un organe créé par de jeunes gens, appartenant aux milieux privilégiés de São Paulo, qui a la prétention de choisir le futur Président. Il prêche à la fois un néo-libéralisme intégral et un ordre moral ultraconservateur. Le MBL, devenu une inquisition ultra-puritaine, s’illustre par des happenings violents contre toute manifestation culturelle censée contrevenir aux valeurs de la famille traditionnelle. Les artistes, dont les plus illustres représentants de la chanson brésilienne comme Caetano Veloso, sont ainsi accusés gratuitement de “pédophilie” et d’autres crimes inexpiables contre les bonnes mœurs, comme la prétendue “théorie du genre”, l’abomination suprême.» Armelle Anders, 12 novembre 2017 «Brésil : catastrophe en vue», http://theconversation.com/bresil-catastrophe-en-vue-86789). (NdT.)

[2] «Au contraire de l‘utopie, la dystopie relate une histoire ayant lieu dans une société imaginaire difficile ou impossible à vivre, pleine de défauts, et dont le modèle ne doit pas être imité.» https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/dystopie/

[3] « Si l’Estado novo [portugais], malgré des points communs, n’a pas été un fascisme, celui-ci a trouvé au Brésil des épigones avec le mouvement intégraliste. Il s’agit d’un traditionalisme réactionnaire et ultra-nationaliste théorisé dans les années 1930 par Plinio Salgado. L’Action intégraliste brésilienne AIB, fondée en 1932, aurait compté à son apogée plusieurs centaines de milliers de membres. La parenté avec le fascisme tient à l’autoritarisme, au culte du chef, à l’exaltation de la violence, au nationalisme et à l’anticommunisme fanatique, ainsi qu’à l’esthétique : chemises vertes, symbole d’unité le sigma, bras tendu. Mais le catholicisme intégriste et la valorisation du métissage, autres traits caractéristiques de l’intégralisme, l’en éloignent. L’AIB appuie Vargas jusqu’à l’interdiction des partis politiques en 1937. Un soulèvement qui échoue en mai 1938 achève de signer le divorce entre le régime et les intégralistes. » L’Histoire, n° 366, juillet-août 2011.

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