Par João Bernardo

L’antislavisme d’Engels et de Marx

Historiquement, lorsqu’une erreur se répète, cela signifie qu’elle n’est pas une erreur et qu’elle correspond à des intérêts sociaux. Ceux, nombreux, qui continuent aujourd’hui à confondre la lutte contre l’oppression subie par un peuple avec le soutien aux dirigeants politiques réactionnaires qui cherchent à contrôler ce peuple, transposent une fois de plus la lutte des classes au niveau national. Ils le font également lorsqu’ils soutiennent tout régime qui s’oppose au gouvernement des États-Unis, même quand ces régimes pratiquent la répression contre les travailleurs et ont massacré les communistes locaux. Bien sûr, certains peuvent être inattentifs, trompés et/ou mal informés. Mais il faut vraiment être très distrait pour ne pas effectuer le rapprochement entre «a» et «b» et oublier aussi systématiquement les leçons de l’histoire. Les partisans du communisme nationaliste veulent simplement détourner les travailleurs de la lutte des classes et construire un État où toutes les classes dominantes du pays sont représentées – et où il y a surtout de la place pour elles.

Engels et Marx transposèrent la lutte des classes au niveau national, parce qu’ils considéraient que certaines nations étaient «révolutionnaires» et d’autres «contre-révolutionnaires».

A première vue, le nationalisme ne devrait pas être un problème pour les marxistes, puisque cette idéologie se place au-dessus des classes sociales et fusionne toute la population autour d’une prétendue identité nationale, alors que le marxisme considère que la société est toujours traversée par des clivages et que les capitalistes et les travailleurs n’ont pas d’intérêts communs. Or, le contraire s’est produit. Je montrerai dans cette série de quatre articles [1] que, depuis sa fondation même, le marxisme n’a jamais été capable de traiter clairement la question du nationalisme.

Écrivant à la fin de 1843 Sur la question juive, un essai publié l’année suivante, le jeune hégélien Marx considérait qu’il fallait surmonter toutes les spécificités culturelles qui empêchaient l’insertion dans une société globale émancipée. «C’est seulement lorsque l’homme individuel réel réintégrera en lui le citoyen abstrait et sera devenu, comme homme individuel dans la vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels, un être appartenant à l’espèce, que l’homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne séparera donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique – c’est alors seulement que l’émancipation humaine sera accomplie [2].» Des mots qui doivent aujourd’hui horrifier tout multiculturaliste !

Marx conçut d’abord l’aliénation comme une séparation entre l’individu et la société globale, mais la rupture avec l’hégélianisme le conduisit à présenter l’aliénation comme un clivage au sein de la société et à la penser en termes de classes sociales. Une fois cette perspective ouverte, le plan psychologique puis sociologique sur lequel l’aliénation avait été pensée devint insuffisant et Marx passa à un nouveau plan d’analyse, celui de l’économie. Formulée dans ces nouveaux termes, l’aliénation devint l’exploitation. La scission qui éloignait l’individu de la société fut conçue comme une scission interne au processus de travail, éloignant les travailleurs du contrôle de ce processus, les privant ainsi du résultat de leurs efforts et les opposant aux capitalistes, qui contrôlaient le processus de travail et s’appropriaient son produit. En même temps, sa philosophie, dont les spéculations avaient toujours eu lieu au niveau des élaborations intellectuelles, se tourna vers l’action matérielle et prit pour objet la production et la reproduction des conditions d’existence, se convertissant en une philosophie de la praxis. Dès qu’il prit ce chemin, Marx unit ses efforts de penseur et d’organisateur à ceux d’Engels, et tous deux rédigèrent et signèrent, en 1848, un Manifeste bien connu : ce texte présentait la société comme étant divisée en classes sociales définies par le processus d’exploitation et il consacrait l’une de ces classes, les travailleurs, comme incarnant le moteur de l’histoire. Dès lors, les deux amis – qui, à un certain moment, cessèrent d’être des amis mais ne cessèrent jamais d’être des camarades politiques et des collaborateurs intellectuels – écrivirent une œuvre théorique visant à approfondir l’analyse des mécanismes d’articulation des classes sociales.

Classes ou nations ?

Dans ce contexte, il peut paraître d’autant plus étonnant que Marx et Engels aient largement orienté leurs interventions pratiques non pas selon la perspective de la lutte entre les classes mais dans une perspective géopolitique d’affrontement entre de grands blocs nationaux. Le drame historique contemporain, que, dans leur théorie abstraite, Marx et Engels conçurent comme une lutte entre prolétaires et capitalistes, fut souvent dépeint dans leurs analyses concrètes comme un affrontement entre, d’une part, des nations considérées comme révolutionnaires (principalement l’Allemagne luttant pour son unification et la Pologne luttant pour son indépendance) et, d’autre part, des nations considérées comme contre-révolutionnaires (c’est-à-dire tous les Slaves, à l’exception des Polonais). Ainsi, la vision d’une société divisée en classes fut remplacée par son exact opposé, des États situés au-dessus des classes. Cette affirmation risque de faire bondir d’indignation de nombreuses personnes, car il s’agit d’un aspect de l’œuvre de Marx et d’Engels qui a été occulté par presque tous leurs disciples les plus avertis. A ce jour, nous ne disposons d’aucune étude complète sur la fondation du marxisme, et la moitié de l’œuvre des fondateurs nous est présentée comme si elle était l’œuvre entière.

Une «nation révolutionnaire» ?

Même dans une série d’articles trop longue pour un site web, je ne peux mener une enquête détaillée et me limiterai donc à fournir des pistes de lecture et des perspectives d’analyse qui pourront inciter les lecteurs à poursuivre cette étude pour leur propre compte et à leurs propres risques. « […] parmi toutes les nations plus ou moins grandes de l’Autriche, il n’en est que trois qui véhiculaient le progrès et intervenaient activement dans l’histoire, en montrant qu’elles étaient douées de vitalité : les Allemands, les Polonais, les Magyars. C’est ce qui explique que ces nations soient aujourd’hui révolutionnaires. Toutes les autres souches et peuples, plus ou moins grands, ont, pour l’heure, comme mission de disparaître dans la tempête révolutionnaire universelle, car ils sont aujourd’hui contre-révolutionnaires [3]», écrivit Engels dans la Neue Rheinische Zeitung en 1849. Et il se lança dans d’autres diatribes intéressantes : «À cette époque», c’est-à-dire en 1848, «le sort de la révolution en Europe orientale dépendait de l’attitude des Tchèques et des Slaves du Sud. Nous n’oublierons jamais que, au moment décisif, ils ont trahi la révolution […] à cause de leurs mesquines espérances nationales ! […] Et pour cette lâche et basse trahison à la révolution, nous exercerons un jour une vengeance sanglante contre les Slaves [4]

Seuls les Polonais, pourtant slaves, échappèrent à cette condamnation globale en raison de leur opposition à l’empire des tsars. «[…] puisque Polonais et révolutionnaire sont devenus synonymes, la sympathie de toute l’Europe pour les Polonais et pour la restauration de leur souveraineté est donc aussi certaine que la haine de toute l’Europe pour les Tchèques, les Croates et les Russes, et que la guerre révolutionnaire la plus sanglante de tout l’Occident contre eux [5].»

Engels oubliait que si les aspirations à l’émancipation politique ou nationale des propriétaires fonciers austro-hongrois les avaient amenés à soutenir la révolution bourgeoise et constitutionnaliste de 1848, leurs intérêts de classe les conduisaient à opprimer les paysans d’origine slave. Il n’est donc pas étonnant que la paysannerie n’ait pas considéré comme libératrice une révolution que ses maîtres contribuaient à promouvoir et à organiser et qui ne l’incluait pas. Le slavisme de ces paysans était une réaction contre les grands propriétaires terriens. Mais au lieu d’aborder le problème avec la perspective analytique de classe que lui et son ami avaient forgée, Engels le transposa sur le plan des entités nationales. «Au verbiage sentimental sur la fraternité, qui nous est offert ici au nom des nations contre-révolutionnaires de l’Europe, nous répondons que la haine de la Russie a été et est encore la première passion révolutionnaire des Allemands ; que depuis la révolution, la haine des Tchèques et des Croates s’est accrue ; et que, de concert avec les Polonais et les Magyars, nous ne pouvons assurer la révolution qu’en recourant au terrorisme le plus décidé contre ces peuples slaves [6]

Comme si de telles paroles n’étaient pas assez claires, celui qui, un an auparavant, dans un célèbre Manifeste, avait contribué à évoquer l’union des prolétaires de tous les pays, lançait maintenant un appel: «Combat, “combat implacable, de vie ou de mort, contre le slavisme qui trahit la révolution, combat d’anéantissement et de terrorisme sans hésitation, non dans l’intérêt de l’Allemagne, mais dans l’intérêt de la révolution [7]

Le moteur de la révolution avait cessé d’être la lutte des classes pour devenir une guerre entre blocs nationaux. « Au premier soulèvement du prolétariat français […] les Allemands d’Autriche et les Magyars retrouveront leur liberté et prendront une vengeance sanglante sur les barbares slaves. La guerre générale qui éclatera alors mettra en pièces cette ligue particulariste des Slaves et effacera jusqu’au nom de toutes ces petites nations obstinées. La prochaine guerre mondiale ne balaiera pas seulement de la surface de la terre les classes et dynasties réactionnaires, mais encore des peuples réactionnaires entiers. Et cela aussi sera un progrès [8]». C’est sous cet angle que les deux fondateurs du marxisme considérèrent la révolution de 1848 dans les États allemands et l’Empire austro-hongrois.

Ici se trouve la racine de l’opposition entre Marx et Engels, d’un côté, et Bakounine, de l’autre. Je vais m’attirer l’hostilité des marxistes et contrarier les anarchistes, mais je dois rappeler que, en ce qui concerne les conceptions économiques, Bakounine était marxiste, et qu’il fut d’ailleurs le premier à traduire partiellement le Capital en russe. Bakounine, lui, était partisan de l’unité des peuples slaves, et pour cette raison, dans une société rurale et peu industrialisée, il appréciait les potentialités révolutionnaires des paysans, alors que la haine de Marx et d’Engels pour les Slaves les amenait à considérer que les paysans de ces nations n’étaient capables que de plier sous le fouet des seigneurs.

«Yankees énergiques» et «Mexicains paresseux» ?

La justification des choix géopolitiques des fondateurs du marxisme a été exprimée avec une grande clarté à propos de la guerre menée par les États-Unis contre le Mexique entre 1846 et 1848, qui conduisit à l’annexion de plus de la moitié du territoire de ce pays, ou de plus des deux tiers si l’on inclut le Texas. Engels prit avec enthousiasme la défense des agresseurs, considérant que cette guerre «fut menée purement et simplement dans l’intérêt de la civilisation [9].» Cet article, publié en 1849 dans la Neue Rheinische Zeitung, procède à une curieuse apologie des intérêts nationaux de certains peuples. «On bien est-ce un malheur que la splendide Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui ne savaient qu’en faire ? Est-ce un malheur que les énergiques Yankees, en exploitant rapidement les mines d’or qu’elle recèle augmentent les moyens monétaires, qu’ils concentrent en peu d’années sur cette rive éloignée de l’Océan Pacifique une population dense et un commerce étendu, qu’ils fondent de grandes villes, qu’ils créent de nouvelles liaisons maritimes, qu’ils établissent une voie ferrée de New York à San Francisco, qu’ils ouvrent vraiment pour la première fois l’Océan Pacifique à la civilisation et que, pour la troisième fois dans l’histoire, ils donnent au commerce mondial une nouvelle direction ? L’“indépendance” de quelques Californiens et Texans espagnols peut en souffrir, la “justice” et autres principes moraux peuvent être violés ça et là, mais qu’est-ce en regard de faits si importants pour l’histoire du monde ? [10]»

 Il serait intéressant de savoir ce que pensent les communistes mexicains à cet égard. Il n’est pas non plus anodin de rappeler ici que la guerre contre le Mexique renforça la position non pas des «énergiques Yankees», c’est-à-dire des capitalistes du nord-est du pays, mais celle des esclavagistes du Sud, leur donnant la force de se lancer plus tard dans la guerre de sécession. Même si l’argument d’Engels correspondait aux faits, il ne se distinguait en rien des justifications que les impérialistes invoquent toujours pour leurs aventures guerrières. En effet, on trouve une similitude flagrante entre certains articles d’Engels et d’autres articles de journaux nord-américains qui défendaient la doctrine de la Destinée Manifeste [11]; il me semble donc impossible que Engels n’ait pas approuvé globalement cet expansionnisme géopolitique, qui depuis lors jusqu’à aujourd’hui a guidé la politique étrangère des États-Unis et lui a donné le vernis d’une mission civilisationnelle justifiée par Dieu.

Engels maintint ces positions au fil des ans. En 1852, il évoqua «la tendance historique et en même temps la force physique et intellectuelle de la nation germanique à subjuguer et à assimiler ses anciens voisins. Cette tendance à l’absorption de la part des Allemands a toujours été, et est encore, l’un des moyens les plus puissants qui ont permis à la civilisation de l’Europe occidentale de s’étendre vers l’est à partir de ce continent, et elle ne pourra cesser que lorsque le processus de germanisation aura atteint les limites d’une grande nation unitaire, compacte, capable de mener une vie nationale indépendante, comme les Hongrois et, dans une certaine mesure, les Polonais. Par conséquent, le sort naturel et inévitable de ces nations moribondes» – Engels se référait ici aux peuples slaves occidentaux et méridionaux – «consiste à laisser s’achever ce processus de dissolution et d’absorption par leurs voisins plus forts [12].» Ce n’était pas la lutte des classes au sein de la nation allemande qui intéressait ici Engels, mais la constitution d’une «grande nation compacte et unitaire». L’unification nationale devait-elle supplanter les intérêts de classe des travailleurs, ou les intérêts des travailleurs convergeaient-ils avec la construction de la nation ?

La vigueur de ces termes ne s’affaiblit pas non plus avec le temps. Dans une lettre envoyée à Marx au milieu de l’année 1876, Engels qualifia de voleurs les Serbes qui luttaient pour leur autonomie nationale, et il traita les Bosniaques de la même manière, six ans plus tard. L’autonomie qu’il présentait comme le grand objectif historique de la nation germanique était refusée aux peuples slaves. Il ne s’agissait pas seulement d’une question de nationalisme, mais d’un impérialisme qui liquidait les espaces nationaux, et Engels l’affirma clairement dans une lettre à Karl Kautsky en février 1882 : «Maintenant, vous allez me demander si je n’ai donc aucune sympathie pour les petits peuples et débris de peuples slaves qui ont été dispersés et divisés par la triple poussée des Allemands, des Magyars et des Turcs ? En fait, j’en éprouve très très peu [13].» Et le 17 novembre 1885, dans une lettre à August Bebel, Engels qualifie de «misérables débris d’anciennes nations» «les Serbes, les Bulgares, les Grecs et autres coupeurs de têtes [14]».

Marx défendait des conceptions identiques. En 1857, peut-être avec la naïve illusion qu’il pourrait infléchir la politique étrangère britannique, Marx se consacra à la rédaction en anglais d’un étrange ouvrage anti-slave, Histoire de la diplomatie secrète au XVIIIe siècle, où les différends entre les puissances européennes étaient réduits à de ridicules manœuvres de coulisses. Ce livre laissa ses disciples tellement perplexes que, lorsqu’une des filles de Marx, Eleanor, le réédita en 1899, elle prit l’initiative de couper certains passages. Depuis lors, les marxistes se sont efforcés de ne pas faire connaître l’ouvrage et Staline le censura de manière définitive. Les traits caractéristiques de l’Histoire de la diplomatie secrète au XVIIIe siècle deviennent encore plus saillants dans un essai écrit par Engels en 1890, «La politique étrangère du tsarisme russe», The Foreign Policy of Russian Czarism. Bien que cet essai ait bénéficié de nombreuses éditions, y compris en russe, Staline, qui ne reculait pas devant les demi-mesures, en interdit la publication en 1934, arguant qu’Engels avait négligé l’analyse des contradictions entre impérialismes et la rivalité pour l’obtention d’espaces coloniaux et s’était focalisé abusivement sur les menaces de guerre que faisait peser la politique russe. Ainsi, poursuivait Staline, une confrontation militaire entre l’Allemagne bourgeoise et la Russie tsariste pouvait être présentée non pas comme un conflit impérialiste mais comme une guerre de libération nationale de la part de l’Allemagne.

En 1865, après avoir lu quelque part que les Russes étaient d’origine mongole, Marx écrivit dans une lettre à Engels : «Ce ne sont pas des Slaves, ils ne font absolument pas partie de la race indo-européenne, ce sont des intrus à qui il faut faire repasser Dniepr pour les rejeter de l’autre côté ! [15]» Le maître de l’analyse sociale avait sombré dans la mythologie raciale, arrivant à des conclusions inattendues, par exemple dans une lettre adressée à Wilhelm Liebknecht en février 1878, où il ne voyait derrière les Serbes que la main sinistre de la Russie et faisait l’éloge de l’oppresseur ottoman en affirmant que «la paysannerie turque, et donc la masse du peuple turc», était «le représentant indubitablement le plus actif et le plus moral de la paysannerie d’Europe [16]». En même temps qu’il écrivait Le Capital pour décortiquer les mécanismes des clivages de classe en employant une dialectique rigoureuse, Marx proposait une stratégie pour le prolétariat inspirée par des phobies et des sympathies nationales.

Marx et Engels voulaient orienter l’Association internationale des travailleurs, la Première Internationale, vers la défense de l’indépendance de la Pologne et l’attaque du slavisme. Dans une série d’articles publiés en 1866, Engels affirma, avec le plein accord de son ami, que, en ce qui concerne les grandes nations européennes qui n’étaient pas encore unifiées ou ne jouissaient pas d’une autonomie politique, comme c’était le cas de la Pologne, l’Association internationale des travailleurs devait mobiliser les travailleurs des différents pays dans une guerre contre la Russie, principal oppresseur des Polonais. Or, si cette stratégie avait obtenu des résultats pratiques, les antagonismes sociaux au sein de chaque nation auraient fait place à l’unité des classes contre l’ennemi extérieur, et une Association internationale affirmant que l’émancipation du prolétariat ne pouvait être due qu’au prolétariat lui-même aurait servi à créer ou à renforcer des États opposés à l’empire russe. Marx développa cette thèse dans un discours prononcé à Londres en janvier 1867. Toute action décisive du prolétariat, disait-il, se heurterait à l’intervention de la Russie, et seule l’indépendance de la Pologne permettrait d’ériger une barrière militaire entre l’Europe et la barbarie slave, offrant des possibilités de réaliser l’émancipation sociale européenne. Pour Marx et Engels, le sort de la révolution prolétarienne dépendait d’abord d’une guerre nationale contre la Russie, et c’est dans cette perspective géopolitique qu’ils considérèrent la guerre franco-prussienne de 1870 et 1871.

Dans les proclamations rédigées par Marx et diffusées par l’Association internationale des travailleurs le 23 juillet [17] et le 9 septembre 1870 [18], une plus grande importance fut accordée aux aspects dynastiques et géopolitiques de la guerre franco-prussienne qu’à la situation de la classe ouvrière dans chacun de ces pays. La proclamation du 9 septembre ne préconisait pas la paix entre l’Allemagne et la France en fonction d’objectifs spécifiquement prolétariens, mais comme un facteur nécessaire pour contenir la menace russe. Dans une lettre du 15 août 1870 adressée à son ami, Engels considérait avec sympathie l’adhésion à la politique agressive du gouvernement prussien exprimée par «toute la masse du peuple allemand et par toutes les classes» et s’opposait à «l’obstruction totale» de l’effort de guerre prônée par Wilhelm Liebknecht, principal représentant du marxisme en Allemagne [19]. Engels ne cessa de maintenir à cet égard sa perspective géopolitique et d’exprimer son désaccord avec l’option prise alors par les marxistes allemands. Dans un texte écrit au cours du dernier mois de 1887 et des premiers mois de 1888, découvert seulement après sa mort, il exprima sa satisfaction parce que, du côté allemand, «dans cet élan national, on vit disparaître toutes les différences de classe [20]». Dans ce manuscrit, Engels ne consacre pas un seul mot au fait que Wilhelm Liebknecht et August Bebel, les dirigeants les plus importants du parti marxiste allemand, s’étaient abstenus au parlement lors du vote sur les premiers crédits de guerre et avaient voté contre les nouveaux crédits, pas plus qu’il ne fait une seule référence aux motions contre la guerre adoptées lors des rassemblements d’ouvriers allemands, ni une seule mention de l’emprisonnement de nombreux socialistes qui avaient manifesté en faveur de la paix.

Il est intéressant de noter que, dans un livre publié en plein stalinisme, Lukács [21] s’inspira certainement des analyses d’Engels pour critiquer «le comportement d’importants révolutionnaires, comme Johann Jacoby et Wilhelm Liebknecht, concernant l’aspect national des guerres de Bismarck, qui conduisirent malgré tout à l’établissement de l’unité allemande». Ce «malgré tout» cachait les antagonismes de classe inhérents à la manière dont l’unification allemande avait été réalisée, et Lukács se sentait en terrain politiquement sûr pour attaquer le «moralisme provincial» de Liebknecht et pour reprocher à ses partisans au sein de la gauche allemande de ne pas savoir utiliser «les armes d’une idéologie véritablement patriotique».

Un représentant de la «paysannerie la plus morale d’Europe» ?

Engels et Marx transposèrent la lutte des classes au niveau national, considérant certaines nations comme «révolutionnaires» et d’autres comme «contre-révolutionnaires», mais ils le firent de manière sélective: parce qu’ils s’efforçaient de promouvoir l’émancipation de certaines nations, ils refusèrent à d’autres le droit d’exister. Le critère utilisé était double. Tout d’abord, pour définir une nation comme «révolutionnaire» ou «contre-révolutionnaire», il suffisait de connaître sa position par rapport aux Slaves. Même le paysan turc, vivant dans le plus arriéré des empires existants en Occident, était considéré par Marx comme «le représentant indubitablement le plus actif et le plus moral de la paysannerie d’Europe [22]», tandis que les paysans slaves qui voulaient se libérer du joug du sultan étaient classés parmi les «coupeurs de tête».

Deuxièmement, Marx et Engels ne soutinrent que la lutte pour l’indépendance des nations qu’ils jugeaient politiquement et économiquement viables. L’absence de tradition étatique étant un critère général pour eux, ils refusèrent le droit à l’autodétermination à des peuples comme les Écossais, les Gallois, les Bretons, les Basques, les Suisses germanophones ou les Belges francophones. Marx et Engels ne se souciaient pas de l’oppression nationale et culturelle ici, seulement de la création d’États forts ; et l’oscillation entre le niveau des classes et celui des nations était possible parce que, dans les deux cas, il s’agissait de renforcer l’État. La nation, dépouillée de ses oripeaux lyriques, n’était rien d’autre que l’espace de pouvoir de l’État. De même, l’État était la pièce fondamentale de la conception autoritaire et centralisatrice du socialisme défendue par les deux amis. Si cette hypothèse est exacte, l’étatisme contribue à expliquer à la fois le nationalisme et le socialisme de Marx et Engels.

Très tardivement, ils modifièrent partiellement leur opinion concernant les Slaves. Lorsque la marxiste russe Vera Zassoulitch, en février 1881, envoya une lettre au maître pour lui demander s’il envisageait la possibilité que les paysans russes utilisent les institutions communautaires traditionnelles pour développer un mouvement socialiste sans passer d’abord par le stade capitaliste, Marx rédigea plusieurs longs projets de réponse, qui constituent aujourd’hui, pour les chercheurs, un champ fertile de notions économiques et ethnologiques novatrices, mais qui, à l’époque, furent laissés dans un tiroir, car il se contenta d’envoyer une réponse courte, anodine et évasive.

Ce n’est que l’année suivante, dans la préface qu’ils rédigèrent pour la nouvelle édition russe du Manifeste communiste, que Marx et Engels reconnurent pour la première fois que les Slaves pouvaient être révolutionnaires: «Il s’agit, dès lors, de savoir si la communauté paysanne russe, cette forme déjà décomposée de l’antique propriété commune du sol, passera directement à la forme communiste supérieure de la propriété foncière, ou bien si elle doit suivre d’abord le même processus de dissolution qu’elle a subi au cours du développement historique de l’Occident. La seule réponse qu’on puisse faire aujourd’hui à cette question est la suivante : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste [23]

 

João Bernardo, Passa Palavra, mai 2009

Références

Trois livres fournissent une analyse systématique du nationalisme antislave professé par les fondateurs du marxisme.

La première est due à Roman Rosdolsky, marxiste de sympathie trotskiste, auteur d’un des meilleurs ouvrages d’analyse du Capital, et qui, avec un courage intellectuel peu commun, a écrit une étude critique des positions adoptées par Engels et aussi par Marx sur la question nationale, notamment lors de la révolution allemande de 1848. Mais comme personne, à gauche comme à droite, ne s’intéressait au sujet, Rosdolsky eut tant de mal à trouver un éditeur qu’il pensa même renoncer et déposer le manuscrit dans une bibliothèque, afin qu’il puisse au moins être consulté. Heureusement, il ne fut pas nécessaire d’aller jusqu’à une telle extrémité et l’ouvrage fut publié quelques années avant la mort de l’auteur. (En français, le livre est paru en 2018 aux Éditions Syllepse sous le titre Friedrich Engels et les « peuples sans histoire ». La question nationale et la révolution de 1848, et on le trouve également presque en entier sur le site marxists.org, NdT.)

 Il existe également un recueil des textes anti-slaves des fondateurs du marxisme : Paul W. Blackstock et Bert F. Hoselitz (dir.) The Russian Menace to Europe, by Karl Marx and Friedrich Engels, Free Press, 1952 (Les citations de Marx et Engels extraites de ce dernier ouvrage sont celles dont les références ne sont pas mentionnées dans les notes de bas de page, NdT.) Cet ouvrage a été publié en pleine guerre froide avec l’intention évidente de montrer que si Marx et Engels se méfiaient déjà de la méchanceté des Russes, les partis sociaux-démocrates avaient tout à fait raison de se ranger du côté de Washington, mais cela ne l’empêche pas d’être une anthologie bien préparée, les textes étant accompagnés de notes et de commentaires rigoureux.

Enfin, une maison d’édition française, liée par son fondateur à certains cercles du snobisme international proto-fasciste, a publié, sous un titre soigneusement anodin, une anthologie bien fournie de textes géopolitiques et antislaves de Marx et Engels, organisée par un universitaire d’extrême gauche [24] : Roger Dangeville (org.) Marx et Engels. Écrits militaires. Violence et constitution des États européens modernes, L’Herne, 1970 (disponible également sur le Net).

 

Notes

 

[1] Sous le titre Marxisme et nationalisme, ce texte est divisée en quatre parties: «L’anti-slavisme d’Engels et de Marx» ; «Les communistes russes et la question nationale»; «Le Parti communiste allemand et l’extrême droite nationaliste» et «Communisme et tiers-mondisme» (NdT).

[2] Sur la question juive, traduction J.F. Poirier, La Fabrique, 2006, p. 63.

[3] Marx et Engels, Écrits militaires, op. cit., p. 229.

[4] Cité dans Paul W. Blackstock et Bert F. Hoselitz (dir.) The Russian Menace to Europe, by Karl Marx and Friedrich Engels, Free Press, 1952.

[5] Idem.

[6] Idem.

[7] Idem.

[8] Marx et Engels, Ecrits militaires, op. cit., pp. 238-239.

[9] Friedrich Engels, «Le panslavisme démocratique», La Nouvelle Gazette Rhénane, 15/16 février 1849, marxists.org (NdT).

[10] Friedrich Engels, “Le panslavisme démocratique”, La Nouvelle Gazette Rhénane, 15/16 février 1849, marxists.org (NdT).

[11] Destinée Manifeste : expression aux fortes connotations religieuses apparue au milieu du XIXe siècle pour désigner la prétendue vocation qu’aurait la nation américaine à propager «le progrès et la civilisation» dans l’ouest du pays, puis, au XXe siècle, dans le monde entier (NdT).

[12] Cité dans Paul W. Blackstock et Bert F. Hoselitz (dir.) The Russian Menace to Europe, by Karl Marx and Friedrich Engels, Free Press, 1952

[13] Cité dans Roman Rosdolsky, Friedrich Engels et le problème des peuples «sans histoire», marxists.org.

[14] Idem.

[15] Lettre de Marx à Engels du 24 juin 1865 citée dans R. Rosdolsky, op. cit.

[16] Lettre de Marx à Liebknecht, 4 février 1878, in Marx et Engels, Écrits militaires, op. cit., p. 605.

[17] Cf. Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris), Éditions Sociales, 1963, pp. 30-31.

[18] Cf. la «Seconde adresse du Conseil général sur la guerre franco-allemande», marxists.org.

[19] «Toute la masse du peuple allemand et toutes les classes ont reconnu qu’il y allait avant tout de l’existence nationale, et elles ont aussitôt réagi. Il me semble que, dans ces conditions, il ne soit pas possible qu’un parti politique allemand prêche l’obstruction totale, en plaçant toutes sortes de considérations secondaires au-dessus de l’essentiel, comme le fait Wilhelm» [Liebknecht], Lettre d’Engels à Marx, 15 août 1870, in Marx et Engels, Écrits militaires, op. cit., p. 515.

[20] Texte posthume d’Engels, in Marx et Engels, Écrits militaires, op. cit., p. 571.

[21] Le Roman Historique, Payot, 1965, pp. 314-315.

[22] Lettre de Marx à Liebknecht, 4 février 1878, in Marx et Engels, Écrits militaires, op. cit., p. 605.

Marx et Engels, «Préface à l’édition russe du Manifeste communiste», 21 janvier 1882, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1882/01/kmfe18820121.htm.

[23] Marx et Engels, «Préface à l’édition russe du Manifeste communiste», 21 janvier 1882, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1882/01/kmfe18820121.htm.

[24] Selon la notice biographique du Maitron, Roger Dangeville n’était pas universitaire mais traducteur. Quant à ses écrits, ils témoignent de sa proximité politique avec la Gauche communiste italienne (donc avec Amedeo Bordiga) plutôt qu’avec l’extrême gauche. On trouvera toutes ses traductions et éditions critiques des écrits de Marx sur le site http://classiques.uqac.ca/  (NdT).

 

Traduit en français à partir de l’original publié dans Passa Palavra, et publié ici.

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