Par João Bernardo
1.
Le Brésil n’est pas au Brésil, il est dans le monde. Il serait bon que les Brésiliens prennent conscience de ce fait. En fait, tous les peuples devraient penser la même chose de leur pays, mais surtout les Brésiliens – j’y reviendrai plus tard. Aujourd’hui, plus que jamais, le monde ne doit pas être confondu avec le Brésil.
Nous vivons, ou mourons, dans une situation nouvelle. En plus de toutes les précautions physiques, des mesures indispensables de confinement et de distanciation sociale, deux précautions mentales me semblent urgentes. La première est qu’il ne faut pas procéder à des généralisations (que ce soit sur le Covid-19 ou sur le capitalisme) à partir du cas brésilien sans vérifier au préalable si elles sont valables pour les autres pays. La seconde est qu’il ne faut pas s’accrocher à de vieilles idées sans vérifier si elles correspondent, ou pas, au nouveau contexte.
Ces deux précautions sont toujours nécessaires, mais aujourd’hui plus que jamais, car la pandémie soulève de nouveaux problèmes qui exigent une nouvelle réflexion, de nouvelles réponses et, surtout, d’autres questions. Mieux vaut placer en quarantaine, sinon physique, du moins mentale, toute personne qui veut appliquer à la situation actuelle les réponses – si souvent erronées – formulées dans des situations antérieures. Comme toutes les grandes convulsions, le Covid-19 éliminera ou laissera sur la touche les idées et les pratiques qui ne servent plus à rien et il sera un laboratoire pour de nouvelles formes d’action et de nouvelles conceptions.
2.
Mais la situation résultant de la pandémie actuelle est-elle vraiment nouvelle ?
Il y a presque un siècle, à la fin de la Première Guerre mondiale, une pandémie a fait rage. Que cela soit dû, ou pas, aux millions de cadavres qui pourrissaient sans sépulture au bord des tranchées, elle a infecté environ un tiers de la population mondiale et a causé au moins 50 millions de morts. Appelée « grippe espagnole » dans certains pays, « pneumonie grippale [1] » dans d’autres, cette pandémie est largement oubliée dans l’historiographie et, pour autant que je sache, ignorée par les ouvrages d’histoire économique. Elle n’a pas pu cependant laisser l’économie intacte. Dans une étude très récente, les auteurs calculent que dans un « pays typique », la grippe espagnole réduisit le PIB réel de 6 à 8 % et que, aux États-Unis, la production industrielle diminua en moyenne d’environ 18 %.
Après une analyse statistique, et en tenant compte de divers facteurs, les auteurs de cette étude concluent que les effets économiques de la pandémie actuelle seront plus faibles que ceux de la grippe espagnole [2]. Malgré cela, l’historiographie économique a oublié un phénomène aussi considérable. Dans les annales de l’histoire, le Covid-19 connaîtra-t-il le même sort ? Dans un siècle, sera-t-il réduit à une note de bas de page dans un petit nombre d’ouvrages savants ? Ou restera-t-il une référence obligatoire, établissant la ligne de démarcation entre deux époques ?
Comme nous ne vivons pas dans l’Histoire, mais dans le présent, l’attention se concentre pour l’instant sur le Covid-19. Que cela nous plaise ou non, nous sommes obligés de réfléchir à cette situation.
3.
Bolsonaro et Trump se sont distingués des autres chefs de gouvernement en sous-estimant (ou en niant) les effets du coronavirus. Trump a apparemment changé de cap, poursuivant les zigzags qui le caractérisent, et il a reconnu le danger de la pandémie ; malgré cela, il continue à éviter de prendre des mesures suffisamment énergiques [3]. L’attitude de ces deux présidents bénéficie du soutien d’une partie importante de la population de leurs pays respectifs ; pour comprendre cette convergence, il faut se rappeler qu’il existe certaines similitudes culturelles entre la société américaine et la société brésilienne.
Deux d’entre elles méritent d’être soulignées ici.
Tout d’abord, ce sont des pays immenses, confrontés à eux-mêmes, qui comptent une population qui est peu éduquée (y compris parmi les élites) et ignore ce qui se passe à l’étranger. Des mesures que la population rejetterait comme étant stupides, si elle connaissait la situation dans d’autres pays, sont acceptées, faute de pouvoir établir des comparaisons.
Deuxièmement, aux États-Unis et au Brésil, le fondamentalisme biblique revêt une importance énorme, surtout dans les milieux populaires ; tant les églises évangéliques que le catholicisme charismatique propagent des conceptions obscurantistes, antiscientifiques, sur le Coronavirus, comme sur bien d’autres choses.
Néanmoins, si les États-Unis possèdent des institutions fortes, capables de faire face aux dérives du pouvoir central, ce n’est pas du tout le cas au Brésil.
En supposant que la position prise par Bolsonaro concernant le Covid-19 soit dotée d’une certaine rationalité et ne soit pas uniquement due aux fantasmes d’un certain astrologue [4], de quelle rationalité pourrait-il s’agir ? Au Brésil, la population pauvre, autrement dit la plupart des gens, croit que le Covid-19 « est une maladie de riches ». Si c’était le cas, les mesures prises par Bolsonaro, ou plutôt le fait qu’il refuse de prendre des mesures, constitueraient un extraordinaire programme de nivellement social qui condamnerait à mort les riches. Le problème est que ce virus est transmis par tous les individus, qu’ils possèdent ou pas un compte bancaire, et que les riches contaminent les pauvres, et réciproquement.
Dans de telles circonstances, le refus d’adopter des mesures généralisées de confinement et de distanciation sociale, refus susceptible de propager la maladie, peut avoir une explication rationnelle simple – la prévision que les riches, parce qu’ils sont bien nourris et jouissent d’un logement qui permet le confinement et d’un accès facile aux hôpitaux, auront un taux de survie bien plus élevé que les pauvres. Ces derniers apprendraient ainsi, à leurs dépens, que le Covid-19 n’est pas une maladie de riches.
À la mi-mars, des simulations mathématiques réalisées par des scientifiques de l’Imperial College de Londres ont admis que, si des mesures de confinement et de distanciation sociale n’étaient pas prises, le Covid-19 pourrait toucher 81% de la population britannique, ce qui correspond à près de 55 millions de personnes, et causerait un maximum de 500 000 décès, soit 0,9% des personnes touchées. Dans le monde entier, et si aucune mesure n’était prise, le même modèle a calculé que 7 milliards de personnes, soit 91% de la population mondiale, seraient infectés, avec jusqu’à 40,6 millions de décès, ce qui représente un taux de létalité de 0,58% [5].
Fin mars, une estimation très générale considérait qu’en l’absence d’une campagne de confinement et de distanciation sociale, entre 25 et 80 % de la population seraient infectés et, parmi ceux-ci, 4,4 % tomberaient gravement malade, dont un tiers aurait besoin de soins intensifs [6]. Ce sont des simulations et des projections mathématiques, pas des prévisions, mais pour l’instant nous n’avons pas de données plus précises. Il est important de considérer que ceux qui, comme les conseillers de Bolsonaro, défendent l’inutilité des mesures de confinement et de distanciation sociale, s’appuient sur les mêmes simulations et projections. Mais si nous en tirons certaines conclusions, ils en tirent des conclusions opposées. Lesquelles ?
Si nous appliquons aux 210 millions de Brésiliens les simulations que l’Imperial College a réalisées pour le Royaume-Uni et le monde, en l’absence de mesures de confinement et de distanciation sociale, nous pouvons en déduire que le Covid-19 toucherait environ 170 à 190 millions de personnes, tuant entre un maximum de 1,5 million d’individus et un minimum de 1,1 million. Si les mesures de Bolsonaro – ou plutôt l’absence de mesures –se poursuivent, et vu les conditions actuelles de logement, de nutrition, d’hygiène et de santé du Brésil, les décès se produiront, dans leur écrasante majorité, parmi les travailleurs les plus pauvres, à côté de quelques personnes âgées riches, dont les héritiers attendent anxieusement l’héritage. Est-ce là l’explication rationnelle ?
Ce serait une expérience eugénique moins meurtrière, après tout, que la proposition lancée aux États-Unis, entre les deux guerres mondiales, par des eugénistes qui préconisaient d’éliminer rapidement 10 % de la population du pays, ainsi qu’un pourcentage équivalent dans les autres pays. Et le processus devrait être continu, car la santé biologique de la race nécessiterait l’extermination progressive des nouvelles catégories inférieures, toujours calculée sur la base d’une proportion de 10% [7]. Après tout, si nous adoptions pour le Brésil les simulations du Collège Impérial, alors que les eugénistes nord-américains auraient proposé l’élimination de 21 millions de Brésiliens, la politique actuelle de Bolsonaro ne ferait pas plus d’un million et demi de victimes.
Un véritable acte de charité évangélique.
4.
Face à la menace du coronavirus, le plus tragique est qu’une grande partie de la population pauvre collabore activement à la politique de Bolsonaro.
Tout d’abord, elle collabore lorsqu’elle ne suit pas les normes de la distanciation sociale. J’ai été vraiment inquiet en voyant que des grévistes, qui manifestaient dans la rue contre le manque de conditions sanitaires sur leurs lieux de travail, se touchaient, se donnaient l’accolade et se passaient des micros de main en main et de bouche en bouche. On a vu un cas encore plus grave, ridicule s’il n’était pas funeste, au Pernambouc, où, lors d’un défilé visant à sensibiliser la population aux mesures à prendre, les participants se sont comportés exactement comme il ne fallait pas [8].
Pour contrebalancer cela, il faut signaler aussi que divers mouvements et organisations de lutte, et même des ONG, des patrons et des réseaux de télévision, ont lancé des campagnes de sensibilisation sur les précautions à prendre contre le Coronavirus ; parmi d’autres initiatives, on peut citer, par exemple, la campagne animée par la CUFA, Central Única das Favelas [9].
Mais ces campagnes vont rencontrer beaucoup de difficultés, car elles vont devoir affronter des traits culturels évidents et indéniables enracinés dans la population brésilienne, à savoir la convivialité, le caractère festif, l’indiscipline et l’exigence de contacts physiques. Et dire, comme le font beaucoup de militants d’extrême gauche, qu’il n’existe au Brésil aucune condition de logement, d’hygiène ou de santé permettant de prendre des mesures de confinement et de distanciation sociale ne fait qu’aggraver la situation, car cela stimule le défaitisme et l’indifférence.
Comme l’a écrit Deivison Nkosi [10] sur sa page Facebook, « continuer à répéter que “pour les banlieues, la quarantaine est un luxe inaccessible” est contre-productif et ne résoudra pas le problème à venir ; en fait, cela finit par révéler une sorte de négationnisme irrationnel ». Se plaignant de cette attitude très répandue, Deivison Nkosi a indiqué la voie que doit emprunter toute la gauche et, après avoir prévenu « qu’un jour peut-être, le degré d’efficacité de ces mesures que j’indique sera discuté, ou les épidémiologistes indiqueront d’autres moyens plus efficaces », il a déclaré que « pour le moment, la question la plus sensée devrait être : “Quels sont les moyens disponibles dans chaque endroit et que nous pouvons utiliser pour réduire au maximum la vulnérabilité face à la contagion ? » Et Deivison Nkosi de conclure : « Ce débat est aussi important que de constater que la quarantaine n’est pas appliquée dans la favela [11]. »
Mais le pire est qu’une grande partie de la population brésilienne pauvre collabore également avec Bolsonaro en exigeant que l’économie fonctionne pleinement. Sans travail, comment les gens pourraient-ils survivre ? Et comment peuvent-ils survivre lorsque les mesures compensatoires annoncées suscitent le doute ou sont reportées ? Le 2 avril 2020, une mesure provisoire est entrée en vigueur, mais, compte tenu du différend entre le Congrès et le gouvernement, on ne sait toujours pas à quoi ressemblera la loi sous sa forme définitive.
Pour l’instant, il me semble qu’une des conséquences sera l’aplatissement de la pyramide des revenus des travailleurs, accompagnée d’une réduction significative des salaires au sommet. Dans le même temps, cependant, pour les plus pauvres, les incertitudes persistent en raison du retard des paiements. Tout cela augmente la pression économique, et dans cette situation, il ne s’agit plus de « négationnisme irrationnel », car c’est la misère qui pousse au mépris des précautions élémentaires. Ainsi, une grande partie de la population, souvent stimulée par les Églises évangéliques ou charismatiques, soutient Bolsonaro lorsqu’il affirme que le confinement n’est pas nécessaire et que la vie quotidienne doit continuer. L’autre solution alternative est le vol et le pillage, la lutte de tous contre tous. Il n’y a pas de rationalité plus tragique, parce que la situation qui la suscite prendra beaucoup plus de temps à se résoudre que la pandémie.
5.
Le Brésil est dans le monde, et c’est vers le monde que nous devons nous tourner si nous voulons comprendre le Brésil. C’est pourquoi nous ne devrions pas procéder à des généralisations hâtives, en considérant que la situation du Brésil nous offre un exemple typique de tout le capitalisme, ou même de tous les pays où une partie considérable de la population vit dans la pauvreté.
Comparons la position adoptée par Bolsonaro face au Covid-19 avec la décision de Narendra Modi, chef du gouvernement indien, d’appliquer des mesures sanitaires strictes à l’ensemble de son pays. Aujourd’hui, l’Inde a une population six fois plus importante que le Brésil ; une misère équivalente, voire pire ; et des pauvres qui vivent les uns sur les autres dans les grandes villes. Et alors qu’au Brésil il y a 2,15 médecins et 2,2 lits d’hôpital pour 1 000 habitants, en Inde, il n’y a que 0,78 médecin et 0,7 lit d’hôpital pour 1 000 habitants et 1 lit de confinement pour 84 000 habitants. Malgré cela, ou pour cette raison même, le gouvernement indien a décrété une quarantaine dans tout le pays et annoncé qu’il allait dépenser l’équivalent de 23 milliards de dollars en nourriture et en subventions pour la population la plus pauvre et qu’il investira environ 2 milliards de dollars pour améliorer le système de santé. Le problème a atteint de telles proportions que, dans le seul État de Delhi, le gouvernement de l’État prévoit de distribuer quotidiennement de la nourriture gratuite à plus d’un million de personnes que la suspension de l’activité économique a laissé sans emploi [12, 13, 14].
En effectuant cette rapide comparaison, il me semble utile de souligner que le gouvernement de Narendra Modi est fasciste, tout comme le parti qui lui a servi à arriver au gouvernement et à consolider son pouvoir, encore plus clairement fasciste que le Bolsonaro et ses amis. Cela suffit pour vérifier que la différence entre les mesures sanitaires prises par les différents gouvernements ne correspond pas aux différences politiques qui existent entre eux. Ce n’est pas le monde qui se limite au Brésil, c’est le Brésil qui existe dans le monde. Si nous voulons analyser le capitalisme, nous devons le voir dans sa diversité et sa complexité.
6.
La lutte contre la pandémie a une fois de plus rappelé la nécessité d’une centralisation sociale. Dans un article récent, j’ai appelé à l’autodiscipline pour maintenir les normes de confinement et de distanciation sociale. J’ai fait valoir que sans l’expérience fournie par l’autogestion des luttes, il sera impossible de fonder une société autogérée, et que l’autodiscipline fait partie de ce processus [15]. Mais c’est là que réside le problème. Aujourd’hui, et partout dans le monde, c’est seulement dans certaines luttes que l’on détecte des éléments embryonnaires d’autogestion ; quant à l’autodiscipline dans cette pandémie, on a pu l’observer seulement dans quelques situations et certains pays.
En outre, si même dans les années 1960 et 1970, lorsque les expériences autonomes se sont généralisées, les travailleurs ont été incapables de coordonner les comités de lutte et les entreprises autogérées en des collectifs nationaux, et encore moins internationaux, il est également impossible aujourd’hui de penser que les travailleurs puissent coordonner de manière centralisée les mesures nécessaires pour lutter contre le Covid-19. Mais ce n’est pas parce que les travailleurs sont incapables d’y parvenir que la coordination centrale n’est plus indispensable.
Alors comment cette centralisation peut-elle se faire sans les gouvernements ? Dans un forum libertaire francophone, j’ai trouvé un débat comique sur le thème « Comment une société anarchiste gèrerait-elle cette épidémie [16] ? » Le problème est que le coronavirus n’a pas attendu l’avènement de l’anarchisme, et qu’une certaine extrême gauche élude la réponse en refusant la question. Les anarchistes français ont nié que ce virus constitue une menace importante [17] et ont qualifié les mesures sanitaires prises pour empêcher sa propagation d’ « autoritarisme hygiéniste », les considérant comme des « décisions liberticides [18] ».
Dans la même perspective, identique à celle de Bolsonaro – et il serait peut-être utile que les anarchistes brésiliens réfléchissent à cette coïncidence – les autonomes du GARAP, Groupe d’action pour la recomposition de l’autonomie prolétarienne, ont affirmé que la pandémie était une invention des médias, promue par les gouvernements et les forces répressives, et ont jugé que l’imposition de la quarantaine et de la distanciation sociale étaient de simples mesures de réduction des libertés. Le délire a été poussé au point de prétendre que : « certains gouvernants adeptes de la stratégie du choc ont tenté un coup de poker inédit, révolutionnaire à bien des égards : prendre prétexte du Covid-19 pour faire naître la crise économique par césarienne, plutôt que d’attendre passivement sa venue au monde. Le coronavirus fit ainsi office de deus ex machina. Et le confinement fut, lui, l’instrument permettant cette tentative de reboot [19] du mode de production capitaliste, aussi audacieuse dans son principe qu’incertaine quant à ses résultats [20]. »
Et ils ne sont pas les seuls à raisonner de cette façon. En juillet 2013, ce même site, Passa Palavra, a publié un court texte rappelant que, cinquante ans après la publication du premier volume du Capital, Lénine avait publié un ouvrage dont le titre annonçait déjà que l’impérialisme était Le stade suprême du capitalisme, et quarante-huit ans plus tard, Nkrumah avait publié un livre sur le néocolonialisme, en l’intitulant Neo-Colonialism, Last Stage of Imperialism (Le néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme). « Quarante-huit ans plus tard, écrivit Passa Palavra il y a sept ans, on attend la publication prochaine d’un livre sur la période finale de la dernière étape de la phase suprême [21] ».
Passa Palavra avait tort, car certains considèrent même que le capitalisme n’est pas sur le point de mourir, puisqu’il a déjà dépassé ce stade. La lutte des classes a été remplacée par un capitalisme qui se détruit lui-même et le Covid-19 le laisse sur son lit de mort, peut-être sans même la présence d’un ventilateur. Ainsi, pendant que les travailleurs tentent de résoudre, pour le meilleur ou pour le pire, les vrais problèmes auxquels ils sont confrontés, une certaine extrême gauche (confinée dans les départements de sciences sociales des universités, qui sont devenues son lieu de prédilection, sinon le seul) se consacre à l’hystérie apocalyptique.
Parmi la plupart (je ne dis pas tous, mais la plupart ) de ceux qui animent les milieux anarchistes et libertaires, et aussi ceux du marxisme conseilliste et du marxisme de l’autonomie, la réponse au problème de la nécessité d’une coordination centrale est simple : dans la société que nous souhaitons (c’est-à-dire dans des sociétés différentes, puisque chaque tendance a son idée) l’être humain sera différent. Bien sûr, si l’on transforme ainsi les données du problème tout est résolu, la seule difficulté est de savoir comment les individus existant aujourd’hui parviendront à construire une société dans laquelle les êtres humains ne seront pas comme ceux d’aujourd’hui.
Mais laissons les anarchistes, les libertaires et les autonomes se pencher sur le problème de l’œuf et de la poule, et revenons à la question urgente, à savoir qu’ici et maintenant la lutte contre la pandémie nécessite une centralisation. Et comme les travailleurs n’ont pas encore réussi à établir une société autogérée, cette centralisation doit être gérée par d’autres. Ainsi, le rôle des gouvernements en tant qu’agents centralisateurs est aujourd’hui non seulement accepté, mais exigé par la pratique unanime des citoyens.
7.
Cette légitimation de la fonction centralisatrice des gouvernements a permis, selon les termes d’un prestigieux organe du libéralisme, « l’expansion la plus spectaculaire du pouvoir de l’État depuis la Seconde Guerre mondiale [22] ».
Mais le renforcement de l’intervention de l’État dans la vie quotidienne des citoyens n’a-t-il pas commencé bien plus tôt ? Pendant la guerre froide, la liberté individuelle a été l’un des thèmes constants de la propagande occidentale, contrairement aux régimes de type soviétique, où chacun était tenu de signaler ses allées et venues. Cependant, au cours des dernières décennies, la grande différence entre les démocraties et les dictatures réside dans le fait que les démocraties, au lieu d’intervenir directement, le font indirectement et secrètement. Ainsi, cette « expansion spectaculaire du pouvoir de l’État » ne diffère de la situation précédente que parce qu’elle est spectaculaire, c’est-à-dire parce qu’elle est visible au lieu d’opérer subrepticement. Cela est-il préjudiciable ?
Si, jusqu’ici, chaque étape de notre vie était surveillée et méticuleusement suivie par des moyens [électroniques de surveillance] cachés, que perdons-nous maintenant que cette ingérence dans notre vie quotidienne est menée par des militaires, clairement identifiés par leur uniforme, qui, non seulement mettent leurs capacités logistiques au service du système de santé, mais contrôlent aussi l’application des règles de confinement et de distanciation sociale ?
Il est curieux qu’une grande partie de l’extrême gauche, qui semblait s’être habituée à la surveillance [électronique] secrète, n’ait exprimé son inquiétude que lorsqu’elle a vu les soldats descendre dans la rue. Dans une convergence de raisonnement intéressante, The Economist a fait remarquer que « les forces armées ont été conçues avant tout pour tuer des gens et non pour imposer des amendes au coin des rues ou pour distribuer de la nourriture aux supermarchés ». Et après avoir considéré que le « Covid-19 affectera, directement et indirectement, l’état de préparation de l’armée [23] », ce bastion de la pensée libérale a conclu que « l’attention des troupes peut avoir été [momentanément] détournée, mais la guerre ne s’arrête pas à cause des virus ». Avec des arguments contradictoires, on assiste à une singulière coïncidence des opinions.
Tout aussi curieuse est l’inquiétude suscitée par la façon dont les téléphones portables sont utilisés en Chine (y compris à Hong Kong), à Taïwan, en Corée du Sud, à Singapour et en Israël pour surveiller le respect des mesures de quarantaine et suivre les processus de transmission du coronavirus [23], alors que, en réalité, des mécanismes de surveillance par l’intermédiaire des téléphones portables étaient déjà en place avant la pandémie.
En outre, ce qui devrait nous inquiéter ce n’est pas le fait que les gouvernements utilisent les téléphones portables et les ordinateurs personnels pour nous surveiller, ni que les entreprises utilisent ces moyens pour orienter leurs lignes de production en fonction des préférences exprimées par les consommateurs, faire de la publicité et fidéliser leurs clients. Les gouvernements et les entreprises remplissent ainsi leur rôle.
Ce qui devrait nous inquiéter, c’est que ce sont les individus eux-mêmes qui ont commencé à fournir de manière obsessionnelle leurs données personnelles aux plateformes des réseaux sociaux. Le mécanisme était en place depuis de nombreuses années, et les conséquences désastreuses de cette idée fixe de fournir et de partager des données personnelles ne datent pas d’aujourd’hui – elles n’ont fait que s’accentuer. Comme d’habitude, quand quelque chose devient visible, il est déjà trop tard.
8.
Une fois la pandémie terminée, elle consolidera sûrement, par de vastes moyens, non seulement chez les patrons et les hommes politiques de droite, mais aussi dans une certaine extrême gauche, la séduction pour le modèle chinois de contrôle de la population.
Et ne nous faisons pas d’illusions. Cette séduction s’exercera également sur de nombreuses personnes ordinaires, éloignées de la vie politique, qui verront dans l’aliénation de leur liberté privée une condition pour vaincre efficacement les menaces qui les dépassent. Il convient de noter que, depuis le début de la pandémie, le taux de popularité des dirigeants qui prennent des mesures drastiques a considérablement augmenté, tandis que la popularité des dirigeants qui refusent plus explicitement de prendre de telles mesures a diminué.
Il est d’autant plus urgent de lutter contre la militarisation de la société et les dispositifs de surveillance électronique installés, mais sans compromettre les mesures nécessaires de confinement et de distanciation sociale. Comment poursuivre cette double tâche dès maintenant ?
Dans leurs relations de travail, qu’ils soient physiquement présents dans les locaux de l’entreprise ou qu’ils travaillent par ordinateur depuis leur domicile ou par téléphone portable dans un véhicule, il est essentiel que les travailleurs combinent
1) la lutte pour établir des conditions sanitaires acceptables et pour une rémunération et des indemnités leur permettant de respecter les mesures de confinement et de distanciation,
avec 2) la démonstration pratique que, pour lutter contre la pandémie, ils sont capables de s’autodiscipliner dans la sphère individuelle et de se coordonner au sein des entreprises.
L’autre facette de la lutte contre la militarisation de la société et l’expansion de la surveillance électronique est l’auto-coordination et l’autodiscipline, qui sont les fondements de l’autogestion de la société.
NOTES
[1] On parla aussi en France de « pneumonie des Annamites » parce qu’on avança l’hypothèse qu’elle aurait commencé en Indochine et aurait été importée par des soldats venant de ces colonies françaises (NdT).
[2] Sergio Correia, Stephan Luck e Emil Verner, Pandemics Depress the Economy, Public Health Interventions Do Not. Evidence from the 1918 Flu, 26 mars 2020.
[3] Linda Qiu, « Analyzing the patterns in Trump’s falsehoods about coronavirus », The New York Times, 27 mars 2020.
[4] Allusion sans doute au philosophe-pamphlétaire-journaliste-astrologue Olavo de Carvalho qui cherche à pousser Bolsonaro encore plus à droite… si c’est possible. Cf. l’article de Gilberto Calil dans le numéro du Monde diplomatique de février 2020 https://www.monde-diplomatique.fr/2020/02/CALIL/61307 (NdT)
[5] « Instituto britânico diz que coronavírus poderá provocar 1,8 milhões de mortes em todo o mundo », Diário de Notícias, 26 mars 2020.
[6] « The coronavirus could devastate poor countries », The Economist, 26 mars 2020.
[7]. Edwin Black, War against the Weak. Eugenics and America’s Campaign to Create a Master Race, Four Walls Eight Windows, 2003, pp. 52, 59 et 225.
[8] « Manifestação contra o coronavírus », Passa Palavra, 29 mars 2020.
[9] Selon le site de cette ONG brésilienne « La CUFA (Central Única das Favelas) est une organisation brésilienne, reconnue au niveau national et international dans les domaines politique, social, sportif et culturel, et qui existe depuis vingt ans. Elle est née de l’union entre des jeunes de plusieurs favelas, principalement noirs, qui cherchaient des espaces pour exprimer leurs attitudes, leurs questions ou simplement leur volonté de vivre (…). La CUFA encourage des activités dans les domaines de l’éducation, des loisirs, des sports, de la culture et de la citoyenneté, comme les graffitis, les DJ, le break, le rap, l’audiovisuel, le basket de rue, la littérature et d’autres projets sociaux. En outre, elle promeut, produit, distribue et diffuse la culture hip hop par le biais de publications, disques, vidéos, programmes radio, concerts, concours, festivals de musique, cinéma, ateliers artistiques, expositions, débats, séminaires et autres médias. Telles sont les principales formes d’expression de la CUFA et elles servent d’outils d’intégration et d’inclusion sociale. »
[10] Docteur en sociologie, chanteur et musicien, militant de la cause afro-brésilienne, très actif notamment contre le racisme et le racisme institutionnel dans son pays. Plus d’informations sont disponibles sur son site : http://deivisonnkosi.kilombagem.net.br/biografia/. On remarquera aussi qu’il n’hésite pas à colporter de fausses nouvelles sur le Coronavirus et Israël (comme si les vraies ne suffisaient pas !), quitte à se rétracter ensuite (cf. le 7 avril à 14 :24 sur Facebook), et à tolérer des insultes homophobes de certains de ses 3094 amis, comme celles d’un certain Paredes Paredes dans un post qui s’exclame « Que crève cette tapette – ou cette gouine – (sic) d’Israël ! » tout en dénonçant l’homophobie sur sa propre page FB… Décidément, la confusion politique et mentale est universelle dans les milieux « radicaux » (NdT).
[11] Deivison Nkosi, Facebook, 17 mars 2020, 09:33.
[12] « South America : Brazil », The World Factbook, Central Intelligence Agency (actualisé le 11 mars 2020).
[13] « India and Pakistan try to keep a fifth of humanity at home », The Economist, 26 mars 2020.
[14] « Lockdowns in Asia have sparked a stampede home », The Economist, 2 de Abril de 2020.
[15] João Bernardo, « A autodisciplina no combate à pandemia », Passa Palavra, 19 mars 2020.
[16] « Coronavirus… et anarchisme ? », Libertaire.net, 15 mars 2020.
[17] Si l’on veut être tout à fait précis, « les anarchistes français » sont loin d’avoir été unanimes, y compris au sein de la Fédération anarchiste, comme en témoigne ce communiqué https://monde-libertaire.fr/?article=Lentraide_nest_pas_un_vain_mot et bien d’autres articles.
« Les anarchistes français » n’ont surtout pas été les seuls à minimiser la pandémie, à commencer par l’épidémiologiste Didier Raoult, objet de tant d’adulation dans toutes sortes de cercles politiques, qui a préconisé l’utilisation de l’hydrochloroquine et un dépistage systématique.
Pour ceux qui n’ont pas fait l’effort d’aller sur le site de son IHU Méditerrannée Infection, voici quelques propos de cet infectiologue et professeur de microbiologie, tenus entre le 23 janvier et le 17 février 2020. Ces déclarations ahurissantes illustrent bien quel a été le climat idéologique pendant les deux premiers mois de l’année, y compris dans des milieux censés être parfaitement informés puisque c’est leur seul objet de recherche depuis des années :
– « Le fait que des gens soient morts en Chine du Coronavirus, je ne me sens pas tellement concerné. » (Didier Raoult.)
Source : « Coronavirus en Chine : doit-on se sentir concerné ? » 23 janvier 2020 Nous avons le droit d’être intelligents – Bulletin d’information scientifique de l’IHU
– « Maintenant il y le Corona chinois (…) Tout ça réuni, c’est moins que le nombre de morts en trottinette. La mortalité du virus est surestimée. (..) Ces virus qui tous les deux ans mettent le feu à la planète, cela occupe les gens et cela ne correspond pas pour le moment à quelque chose qui est plus particulièrement inquiétant (…) Je suis un scientifique, prêt à changer d’avis sous la force des événements mais pour l’instant les événements ne justifient pas que l’on ait que l’on ait une telle inquiétude. » (Didier Raoult.)
Source : « Coronavirus Chinois : Quelle place dans l’histoire des épidémies ? » 29 janvier 2020 (Idem).
– « L’expérience montre que l’épidémie n’est pas mondiale du tout. Il y a eu 5 morts en dehors de Chine. (…) C’est beaucoup de bruit pour pas grand-chose. (…) La chose la plus intelligente qui ait été dite c’est par Trump quand il a dit au printemps cela va disparaître (…) Le seul cas français est un Chinois arrivé à Paris (…) »
Source : « Coronavirus : Moins de morts que par accident de trottinette » 17 février 2020 (Idem).
(NdT)
[18]. « Coronavirus ou l’autoritarisme hygiéniste », Le Monde Libertaire, 3 mars 2020.
[19] Reboot : redémarrage (NdT).
[20] « Certidão de óbito adiada », Passa Palavra, 7 juillet 2013.
[21] « The state in the time of Covid-19 », The Economist, 26 mars 2020.
[22] « Armies are mobilising against the coronavirus », The Economist, 23 mars 2020.
[23] « Countries are using apps and data networks to keep tabs on the pandemic », The Economist, 26 mars 2020.