Par João Bernardo

Ce Manifeste est divisé en quatre parties. La première concerne surtout la vieille gauche. La deuxième s’intéresse à la gauche postmoderne. La troisième traite des questions organisationnelles et la quatrième aborde l’horizon économique de l’anticapitalisme. [Nous avons placé en notes et en caractères italiques quelques brèves précisions de l’auteur en réponse à des objections ou questions introduites par des internautes, précisions qui permettent d’affiner la compréhension de ce texte très dense et iconoclaste par rapport aux discours automatiques «gauchistes», NdT.]

I

1.

Les grandes défaites que nous avons subies n’ont pas été dues principalement à des attaques provenant de l’extérieur, à des ennemis explicites, mais surtout à un ennemi insidieux, né du développement des contradictions internes de la gauche. Donc, la critique de la gauche par la gauche est au moins aussi urgente que celle de la droite par la gauche.
A gauche règne un conformisme pesant qui assure son confort mental, alors que sa principale préoccupation devrait être l’étude des causes de nos défaites.

2.

Le capitalisme jouit désormais d’une hégémonie incontestée.

Partout dans le monde, la gauche gouvernementale a perdu son identité et rien de significatif ne la différencie plus de la droite. Abandonnant toute transformation économique substantielle et se limitant à des palliatifs dans ce domaine, la gauche gouvernementale s’est concentrée sur les questions de mœurs, mais, même sur ce terrain, sa politique laisse à désirer. Jusqu’à une époque récente, elle se singularisait par sa défense d’une certaine liberté morale, alors que la droite défendait des positions restrictives sur ce plan. Désormais, même cette différence a disparu.

En se confondant avec le politiquement correct, la gauche a commencé à réguler les comportements en imposant des règles beaucoup plus strictes que celles imposées par le conservatisme. Elle a même oublié la justification originelle de la défense du droit à l’avortement, qui découlait de la mauvaise situation économique des mères qui voulaient recourir à cette pratique ; pire encore, au lieu de souligner la façon dont progressent les frontières de l’immoralité, la gauche invoque désormais les arguments de la nouvelle morale de l’exclusivisme féminin. Tant dans ses présupposés que dans ses résultats, l’institutionnalisation du mariage est particulièrement perverse dans la mesure où elle applique le modèle traditionnel des couples hétérosexuels et reproducteurs à ceux dont on pourrait espérer qu’ils rompent avec ce format moral.

Cette perte d’identité a également atteint la gauche extérieure aux institutions étatiques : celle-ci a commencé à répéter et développer des thèmes apparus lors de la transition du XVIIIe au XIXe siècle et développés par l’extrême droite anticapitaliste[1], conservatrice ou radicale. Face à ce changement de sens et de références, la gauche non étatique, qui, à plusieurs reprises, avait représenté une menace réelle dans le passé, est tout simplement devenue inutile aujourd’hui. Sauf dans quelques rares pays d’Europe occidentale et en Amérique latine, cette gauche est ignorée par les grandes luttes sociales de ces dernières années.

3.
La classe ouvrière est en train de connaître une profonde transformation organique en raison de la convergence entre six processus :
  • a) La mondialisation de la classe ouvrière a pratiquement liquidé les systèmes précapitalistes. Si, auparavant, nous avions affaire à des formations économiques et sociales composées de plusieurs systèmes sous l’hégémonie du mode de production capitaliste, aujourd’hui il existe un seul mode de production capitaliste avec des variantes internes. Si ce processus a correctement été compris comme une mondialisation, il a malheureusement donné lieu à l’idée fausse que le capitalisme serait en train de se dissoudre dans une multiplicité de formes
  • b) La réduction de tous les types d’exploitation au système d’exploitation capitaliste a eu lieu beaucoup plus rapidement sur le plan économique que culturel, où continuent à exister des traditions héritées de systèmes précapitalistes assimilés entretemps par le capitalisme. Ainsi, une partie considérable des travailleurs pense dans des cadres idéologiques qui ne correspondent plus à leur base socio-économique. Cette fausse conscience résulte d’un déphasage temporel.
  • c) Le capital est transnationalisé, mais pas le marché du travail. Les migrations rencontrent de nombreux obstacles sur ce marché soumis à des barrières nationales ou régionales. Contrairement à ce qu’avaient prédit les socialistes au XIXe siècle, ce ne sont pas les prolétaires, mais les capitalistes qui se sont internationalisés. Face à l’unification mondiale du grand capital, les travailleurs sont désormais fragmentés. A cette situation d’infériorité correspond une fausse conscience, puisque les travailleurs sont divisés entre leur aspiration à la mondialisation et les pressions du nationalisme. Désormais largement répandu dans la gauche, le nationalisme est l’expression de cette fausse conscience. Et il devient d’autant plus aigu qu’il se confine au niveau idéologique et culturel, en essayant de compenser ainsi son absence de substrat économique.
  • d) Les professions libérales ont quasiment disparu en raison de la prolétarisation de leurs processus de travail, qui doivent désormais se conformer à une normalisation et à une évaluation strictement quantitative. Pour cette raison, la plupart des membres des anciennes professions libérales se sont transformés en travailleurs prolétarisés et le reste d’entre eux, une petite minorité, sont devenus des gestionnaires[2]. Au lieu d’assumer cette évolution, ils réagissent en se réfugiant dans une fausse conscience qui implique un comportement élitiste envers les travailleurs qui, eux, se reconnaissent comme tels.
  • e) Le système d’organisation du travail que l’on appelle généralement le post-fordisme ou le toyotisme recourt à l’externalisation extensive : une partie considérable de la force de travail est donc présentée, sur le plan juridique, comme relevant du travail indépendant alors que, sur le plan des réalités socio-économiques, ce sont des salariés précaires. Ce processus a provoqué une scission entre la conscience sociale des travailleurs précaires et celle des travailleurs intégrés dans un salariat formel et à long terme.
  • f) La production des biens immatériels se développe de plus en plus[3]. Cependant, bien que le capitalisme ait toujours inclus les services et que les rapports d’exploitation se soient toujours définis en termes de temps de travail et non de fabrication d’objets palpables, s’est développée l’idée selon laquelle la diminution du pourcentage des travailleurs chargés de la fabrication de biens matériels correspondrait à un déclin de la classe ouvrière elle-même, ce qui impliquerait que les producteurs de biens immatériels seraient extérieurs à la classe ouvrière.
    La convergence entre ces différents processus fait qu’une grande partie des travailleurs ont perdu la vieille notion de la classe sans en acquérir pour autant une conception plus pertinente et conforme aux réalités actuelles. Alors que la classe ouvrière subit une profonde transformation organique qui est loin d’être achevée, les idéologies hégémoniques dans la gauche actuelle reflètent cette transformation sous la forme d’une fausse conscience.
    On a vu se généraliser des notions vagues et spéculatives, la futilité, la scission entre les phénomènes culturels et leurs fondements socio-économiques ainsi qu’une mise à distance de l’économie, laissée à la fantaisie des technocrates. Ce mélange d’ambiguïté et de fausse conscience se reflète chez les intellectuels professionnels de gauche dans l’idée diffuse que le capitalisme actuel pourrait se passer de la classe ouvrière.A certaines époques, quelques intellectuels ont contribué de manière décisive à la formation et à la propagation d’une conscience de la classe ouvrière, mais aujourd’hui, au contraire, la nouvelle conscience de classe, quand elle apparaîtra, proviendra d’une multitude d’élaborations silencieuses résultant de l’accumulation de petites et de grandes luttes, étrangères aux discours intellectuels.

4.

Une théorie révolutionnaire ne révolutionne pas seulement le paysage intellectuel.En ce qui concerne la société, c’est aussi une théorie de la révolution. Actuellement, il n’existe aucune théorie sociale révolutionnaire, dans aucun de ces deux sens.

  • a) Le marxisme est mort suite à deux implosions successives: l’une provoquée par la bureaucratisation de la révolution russe et la mise en place du régime soviétique et de son capitalisme d’Etat ; l’autre déclenchée par l’extinction des régimes de type soviétique et leur fragmentation géopolitique.
  • b) L’anarchisme a succombé à cause d’un double processus, qui s’est répété au fil du temps : la dissolution qui le frappe lorsqu’il se confond avec une liberté indéterminée ou un naturalisme primitiviste ; et le processus de congélation qui l’immobilise et le transforme en un musée abritant des reliques vénérées et indiscutées[4].
    Aujourd’hui, il ne subsiste plus de ces deux courants que quelques niches universitaires, où leur héritage se réduit à un objet d’étude qui alimente des curriculum vitae. Ils ne contribuent plus ni à révolutionner le champ intellectuel ni à inspirer une théorie de la révolution.
5.

Il serait inutile de perdre notre temps ici avec cette vieille gauche composée de nostalgiques du capitalisme d’Etat, veufs du régime soviétique et qui attendent d’être enterrés aux côtés de leur défunt, si le capitalisme d’Etat ne continuait pas à exercer un certain pouvoir d’attraction, mais désormais dans des systèmes mixtes qui n’excluent pas le recours à d’autres formes d’interrelation entre les enterpises.
Dès les origines, avant même la genèse du marxisme, la gauche a manifesté un penchant marqué pour l’étatisme. Pour cette gauche, il ne s’agit pas de changer les rapports sociaux de travail, mais de concentrer entre les mains de l’Etat les principaux mécanismes de décision économique. Cette gauche correspond exclusivement aux intérêts de la classe des gestionnaires, dont l’accès au capital passe par l’exercice de fonctions administratives et non par la propriété.

Les gestionnaires peuvent réaliser leur ascension sociale dans l’appareil technobureaucratique des grandes entreprises comme dans celui de l’Etat. Cependant, les grandes entreprises sont très exigeantes dans leurs critères de sélection, notamment lors de l’évaluation des curriculum vitae et des entrevues réalisées, dans les hautes sphères, par des entreprises spécialisées dans le recrutement. Il est vrai qu’une certaine circulation a lieu entre les cadres administratifs des grandes entreprises et l’administration de l’Etat, mais seulement au niveau des conseillers ou des ministres techniques, parce que l’accès aux postes éligibles se fait plutôt en puisant dans la clientèle des partis ou simplement parmi les copains. En outre, comme il ne s’agit pas ici de convictions politiques mais d’opportunités, il peut être utile d’arborer, à des fins électorales, une étiquette de gauche, en raison de son attrait populiste. Cette différence dans les processus de sélection explique que les gestionnaires candidats à des élections soient beaucoup moins compétents que ceux sélectionnés par recrutement, ce qui fait que la gauche étatiste attire dans ses rangs surtout des techno-bureaucrates de deuxième ou troisième ordre.

La gauche peut dont parfaitement critiquer et même remodeler l’armature juridique du capitalisme, alors que, au sein des entreprises, les rapports capitalistes de travail se perpétuent ou sont même renforcés.

Déjà, en Union soviétique, le soutien au taylorisme avait été particulièrement enthousiaste, au point que c’est dans ce pays, pendant les plans quinquennaux, et non pas aux États-Unis, que furent réalisées les plus vastes expériences fordistes. La situation n’a pas changé et, pour cette partie de la gauche, le mot socialisme continue à signifier une expansion du pouvoir de décision économique de l’Etat, tout en laissant de côté le problème des rapports sociaux de travail. C’est un socialisme pour les gestionnaires pas pour les travailleurs.

6.

Il existe une sous-espèce de candidats éternels à la classe des gestionnaires : leur programme est d’occuper le pouvoir d’Etat, mais leurs illusions sont telles qu’elles ne peuvent jamais être satisfaites. Ils se distinguent des autres non pas en raison de leurs objectifs ultimes, qui dans les deux cas visent à la nationalisation de l’économie, mais en raison de leur manque de conceptions pratiques sur le chemin qu’il faudrait parcourir. Et comme leur inclination à l’échec les amène à imaginer qu’ils sont révolutionnaires, ils considèrent que ce sont les succès électoraux qui transforment les autres courants en réformistes. En réalité, il s’agit d’une gauche gouvernementale in partibus (sans fonction réelle) qui ne semble se situer en dehors des institutions étatiques que parce qu’elle ne réussit pas à y pénétrer.
Soulignons une autre raison de son échec : elle croit que le capitalisme aurait perdu son potentiel de croissance et son dynamisme interne. Cette gauche est incapable d’observer le renforcement du système d’exploitation et des nouvelles formes de concentration économique qui garantissent au capitalisme l’accroissement de sa productivité, de ses profits et de ses capacités d’absorption des conflits sociaux.

Bien qu’elle invoque toujours des références marxistes, la compréhension de cette gauche n’a jamais dépassé celle de la plus-value absolue. Les mécanismes de la plus-value relative et du renouvellement des classes dirigeantes restent, pour elle, entourés de mystère.

Traîner derrière elle une histoire composée uniquement d’échecs ne décourage pas cette gauche qui se soucie exclusivement de donner des leçons aux gouvernements et aux employeurs sur la façon de gérer l’Etat et l’économie tout en prophétisant la fin imminente du capitalisme. Étrangement, cette gauche ne se rend pas compte qu’elle creuse ainsi un écart croissant entre l’arrogance apocalyptique qu’elle affiche envers le capitalisme et la triste médiocrité dans laquelle elle se confine. Toute théorie de la révolution serait dénuée de sens si la crise du capitalisme ne correspondait pas à une montée de l’influence des révolutionnaires et si la crise dans laquelle se trouvent les révolutionnaires n’indiquait pas l’hégémonie du capitalisme.

Tous ces phénomènes seraient tragiques s’ils se déroulaient à une échelle gigantesque, mais, comme ils se produisent dans des sphères minuscules, ils sont tout simplement ridicules.

II

Le postmodernisme doit être considéré comme l’inversion de la dernière Thèse sur Feuerbach[5].

7.

Il existe une autre gauche, qui occupe aujourd’hui le haut du pavé et se définit comme postmoderne.

Le postmodernisme a généralisé la notion de récit et assimile la réalité au discours sur la réalité. Ce qui compte désormais, c’est de contrôler ce discours, contrôle qui se substitue à l’action sur le réel. Cette conception trouve son expression pratique – ou, plus précisément, sa négation de la pratique – dans la réduction de la politique à des réseaux sociaux, accompagnée de polémiques sur les récits.

L’enfermement dans le virtuel a commencé bien avant l’apparition d’Internet. Les dirigeants fascistes considéraient la politique comme une mise en scène et Salazar a bien résumé leur pensée en affirmant :«politiquement, la seule réalité est celle que l’opinion connaît» et «politiquement tout ce qui semble exister existe[6]».

De l’autre côté de la barricade, George Orwell craignait, dans Hommage à la Catalogne et divers articles, que la possibilité d’une victoire absolue du franquisme intronise comme vérité la fiction selon laquelle le soulèvement des généraux aurait été provoqué par le fait que les Soviétiques allaient envoyer des troupes en Espagne. Ainsi, concluait Orwell, un triomphe politique peut réussir à transformer un fait inventé en une vérité. C’est dans cette perspective de la réalité virtuelle que nous devons interpréter la novlangue de 1984, matrice du politiquement correct. De même, Gore Vidal, à la fin de son roman Empire[7], imagine que Hearst, lors d’une rencontre avec Théodore Roosevelt, se vante d’avoir inventé la nation américaine grâce à ses journaux ; selon lui, ce pays a fini par devenir celui qu’il avait inventé, et il n’est donc pas nécessaire de prendre le pouvoir politique, puisqu’un magnat de la presse peut créer l’image de ceux qui seront élus.

Avec le postmodernisme, cette notion de récit a acquis le statut d’un fondement épistémologique. Se refusant à évaluer la distance entre la réalité et tout récit portant sur celle-ci, et soutenant que la réalité est une construction, le postmodernisme réduit la réalité, du moins la réalité perceptible, au discours sur celle-ci. Mais la réalité peut se développer dans un sens opposé aux récits, qui se transforment alors en une fausse conscience.

Cet écart est aussi vieux que l’histoire de l’humanité. On en trouve la preuve matérielle dans les sites archéologiques où la reconstruction de la vie quotidienne diffère de sa représentation dans les peintures murales, les sculptures ou les gravures en relief. De la même façon, des décorations figuratives sur des vases de céramique ont parfois subi des modifications qui ne correspondent à aucun changement correspondant dans les vêtements. Il en est de même pour ces grandes gestes héroïques que certains peuples ont considérées, pendant des siècles, comme le reflet exact de leur histoire et qui évoquent des faits et des situations imaginaires. Mais le fait que ces peuples aient non seulement accepté la pertinence de ces représentations, mais qu’ils se soient eux-mêmes vu avec ces yeux n’a pas empêché les réalités sociales et matérielles d’obéir à d’autres lois, ni qu’elles se transforment selon une autre dynamique. Le principal intérêt d’un récit réside dans la distance qui le sépare, ou ne le sépare pas, de la réalité. Un récit a de la valeur lorsqu’il est capable de prendre cette distance comme un objet de réflexion.

Est également valable le récit produit de l’intérieur, sans expression publique. Nous n’avons pas besoin d’invoquer les découvertes archéologiques et les épopées antiques pour démontrer que la vie pratique peut ne pas correspondre aux récits plastiques. Lorsqu’on réunit une documentation suffisante, l’analyse des systèmes modernes fonctionnant avec une censure extrêmement stricte, qu’il s’agisse des fascismes ou du stalinisme, révèle que, malgré les craintes d’Orwell, la vie quotidienne n’a pas été entièrement absorbée par le récit officiel.

Deux célèbres dirigeants fascistes ont compris ce risque. «Je ne puis diriger la masse que lorsqu’elle est fanatisée, expliquait Hitler. Une masse qui reste apathique et amorphe est le plus grand danger pour une communauté politique quelle qu’elle soit. L’apathie est, pour la masse, une des formes de la défense. Elle est un repli provisoire, un sommeil de forces qui éclateront subitement, provoquant des actions et des réactions inattendues[8].» Un autre démagogue incurable, Juan Perón, tenta d’expliquer aux patrons réunis à Buenos Aires à la Chambre de commerce en août 1944, que «la masse la plus dangereuse est la masse inorganisée. L’expérience moderne montre que les masses laborieuses mieux organisées sont sans aucun doute celles qui peuvent être dirigées et mieux conduites dans tous les domaines [9]».

Ces deux dirigeants fascistes étaient beaucoup plus sceptiques que les postmodernes sur la possibilité d’assurer un contrôle total de la réalité en contrôlant le plan du récit. Karl Jaspers avait raison lorsque, après la guerre, il définit le «silence» comme «le dernier recours de ceux qui sont réduits à l’impuissance» et déclara que «le silence se cache pour réfléchir à la façon dont il pourrait rétablir la situation[10]».

L’apathie politique actuelle et le désintérêt apparent, que beaucoup considèrent comme une posture aliénée révèlent peut-être, au contraire, la façon dont les individus fuient le niveau des récits publics et passent à un niveau plus fondamental, auquel la gauche postmoderne n’est – heureusement – pas du tout préparée.

8.

Le postmodernisme implique la conversion de la novlangue en un langage politiquement correct parce que son appendice multiculturaliste a représenté une hypocrisie colossale, qui pour se déguiser, exige le puritanisme du langage.

          • a) Les multiculturalistes oublient, ou prétendent nous faire oublier que les cultures et les identités ethniques ont toutes été exclusivistes à l’origine et que chacune d’elles est née de l’assimilation et de la liquidation d’autres cultures et identités antérieures.
            Cette situation n’a pas changé. Les multiculturalistes négligent totalement la question clé, celle de l’antagonisme nécessaire entre les identités et entre les cultures. Même le vernis du politiquement correct ne réussit pas à déguiser le caractère irréconciliable des cultures ou des identités que le multiculturalisme présente comme étant toutes également respectables, par exemple l’homosexualité masculine et les cultures populaires qui comportent fréquemment une dimension homophobe.De façon encore plus radicale encore, l’hostilité manifestée contre les homosexuels par les cultures traditionnelles africaines se reflète dans les législations répressives adoptées par certains gouvernements africains. Comment concilier l’apologie du mouvement noir et celle du mouvement gay?Le multiculturalisme est incapable de rendre compte également du choc entre le féminisme et des identités qu’il présente comme anti-eurocentriques, à savoir l’islamisme et de nombreuses cultures traditionnelles. Dans les universités, nombreuses sont les militantes féministes qui acceptent, sans un seul murmure ou grognement, la subordination traditionnelle des femmes chez les peuples amérindiens[11]. Ce que les multiculturalistes présentent comme une mosaïque nécessaire des identités et des cultures est, en pratique, un affrontement indispensable entre les identités et entre les cultures.
          • b) Dans cette perspective, les allégations d’eurocentrisme sont à la fois mensongères et anachroniques.
            Elles sont mensongères parce que les racines gréco-romaines de la culture occidentale ne sont pas européennes mais surtout méditerranéennes, situées à la fois au sud de l’Europe méridionale comme en Anatolie, au Levant et au nord de l’Afrique, et qu’elles se prolongent ensuite plus à l’est durant la période hellénistique et celle de l’expansion de l’empire romain. La culture gréco-romaine résulte d’une fusion de toutes ces sources.L’accusation d’eurocentrisme est anachronique parce que, au XIXe siècle, le capitalisme a assimilé et liquidé la diversité des cultures existant en Europe pour former une nouvelle culture unique, qui n’a jamais été exclusivement européenne.Tout au long de l’histoire, seul le capitalisme s’est montré capable d’admettre la multiplicité des origines culturelles comme un facteur constitutif permanent. Le test décisif a été la formation des avant- gardes artistiques, fer de lance de la culture. Si ces avant-gardes ont été influencées par les nouveaux moyens techniques et ont appris à les utiliser, en particulier la photographie et les effets de la vitesse, elles ont aussi assimilé les leçons esthétiques provenant d’autres cultures. Ce ne furent ni des influences superficielles ni des modes, mais une contribution qui conduisit à des changements structurels.Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, les peintres européens ont commencé à s’intéresser à l’art japonais, en particulier à ses couleurs et à son type de perspective qui ont fortement influencé les impressionnistes et certains post-impressionnistes. Puis, à partir de la première décennie du XXe siècle, avec les cubistes et les expressionnistes, y compris l’équivalent parisien de l’expressionnisme, on a pu observer l’influence écrasante des sculptures et masques africains, aussi bien dans l’organisation des plans que dans l’inversion des notions d’espace vide et d’espace plein dans la sculpture. Même les constructivistes, dont le langage esthétique émanait directement des techniques industrielles, le fusionnèrent avec la disposition des plans caractéristique des masques africains. Dans le même temps, un jeune sculpteur français [Jean Gaudier-Brzeska], basé à Londres apprit également la leçon synthétique de la sculpture maya, tandis que, un peu plus tard, une certaine peinture abstraite produite par le fonctionnalisme constructiviste intégrait également la leçon mésoaméricaine.Seule la peinture aborigène australienne a été assimilée tardivement, alors que le XXe siècle avait déjà commencé depuis longtemps. Toutes ces leçons sont devenues partie intégrante d’un art moderne qui ne peut se réduire à un quelconque emplacement géographique, mais se définit seulement par sa situation temporelle, l’art universel de la société mondialisée dans laquelle nous vivons. Cet art ne résulte pas d’une culture européenne qui se serait élargie ; il est le produit d’une pluralité de cultures d’origines diverses qui ont fusionné pour créer la culture mondiale actuelle.En outre, cette miscégénation qui a présidé à la création de la nouvelle culture capitaliste n’a eu lieu ni dans les colonies ni dans les espaces colonisés où les colons se sont toujours révélés exclusivistes, parce qu’ils devaient affirmer leur identité nécessaire dans un milieu où ils ne constituaient qu’une petite minorité. Ce métissage s’est produit dans les métropoles qui ont généré et développé la culture capitaliste mondiale intégratrice ; et plus tard, à mesure que le capitalisme s’étendait, les populations colonisées ont absorbé, à leur tour, cette culture capitaliste et ont permis de nouveaux développements, combinant le rayonnement des villes avec les initiatives locales. La formation des courants modernistes[12] en Amérique latine est un bon exemple de ce va-et-vient fructueux.
          • c) Le féminisme qui est aujourd’hui à la mode brouille les oppositions de classe sous le couvert de l’identité biologique. Il accorde à la notion de patriarcat une extension réfutée par l’étude des différentes structures de la famille à travers l’histoire ; au sein de chaque société, dans les différentes couches sociales, ce féminisme à la mode refuse ou marginalise la notion de mode de production et lutte contre le projet d’une culture unifiée de classe.
            De même, le mouvement noir cache des clivages sociaux et politiques en vigueur chez les Noirs, ou au moins essaie de les atténuer, en projetant sur un plan supranational les pires effets du nationalisme. Le mouvement noir fournit aujourd’hui une légitimité idéologique à l’émergence de nouvelles élites, tout comme que la négritude[13] a servi, il y a plusieurs décennies, à légitimer l’ascension de la nouvelle élite politique dans les anciennes colonies françaises. Le jour où apparaîtra un mouvement noir qui critique la formation des élites noires et les rapports d’inégalité et d’exploitation entre les Noirs avec la même véhémence avec laquelle il critique le racisme anti-Noirs, alors ce mouvement deviendra partie intégrante du processus général de renouvellement de la classe ouvrière.Mais ce jour-là n’est pas encore arrivé, et le politiquement correct a tellement habitué la gauche actuelle à se limiter au monde du vocabulaire, qu’elle évoque un «féminisme de classe» ou un «mouvement ethnique de classe», comme s’il suffisait d’accoler des notions pour rendre possible, dans la pratique, l’articulation de réalités sociales antagoniques. Nous voyons ici comment la pensée magique se transporte sur le plan politique.Dans l’ensemble, les multiculturalistes se proposent de ne conserver que les identités et les cultures déjà établies et ils refusent a priori une culture engagée dans un processus de construction, celle d’une classe ouvrière mondiale et unifiée. Certes, ils réussissent à faire bien peu de choses voire rien du tout, mais ils ont un grand pouvoir de blocage. Telle est leur utilité historique pour le capitalisme actuel. Le multiculturalisme est le succédané du nationalisme à l’ère de la mondialisation.d) Vouloir renouveler l’identité de la classe ouvrière, prendre en compte la diversité des origines culturelles, des préférences sexuelles et des caractéristiques ethniques[14], ne revient pas à adopter le multiculturalisme dans le contexte des affrontements entre les classes sociales. Il faut lutter contre le multiculturalisme, en s’appuyant sur les mêmes matières premières culturelles[15] qu’il entend congeler dans la situation et la fragmentation géographique actuelles, et construire avec ces éléments quelque chose de très différent, voire opposé, une réalité nouvelle et mondialement inclusive.
            Notre lutte future devra combattre la transformation de la réalité actuelle en une mosaïque de traditions.
9.

Le postmodernisme doit être considéré comme un renversement de la dernière[16] des Thèses sur Feuerbach. Transformer le monde est considéré par le postmodernisme comme un projet totalitaire, centré sur le sujet – de surcroît un sujet historique – qui voudrait tout modeler à son image. Même l’interprétation du monde est jugée dangereuse, car elle pourrait avoir un certain effet sur la pratique. Les grands récits sont haïs et remplacés par une prolifération de récits ayant de multiples facettes.
Le postmodernisme n’admet qu’une seule vision du monde, fragmentée et descriptive, ce qui garantit qu’elle soit inoffensive. Etant descriptive, elle passe de l’interprétation à la transposition, immunisant l’objet contre toute interférence du sujet, ce qui permet qu’il ne soit pas modifié. De plus, étant fragmenté, il ne court pas le risque d’être la cible d’un discours global, qui inspirerait un projet global qualifié de totalitaire. Désormais, seul un projet global pourra s’opposer à l’ensemble de l’existant.

10.

Sans l’ambition de changer le monde, la recherche d’une action révolutionnaire est vouée à l’échec.
La dernière des Thèses sur Feuerbach équivaut à une apologie de la raison instrumentale. Or, le rejet de la raison instrumentale est le résumé et le cœur du postmodernisme.
La négation de la raison instrumentale est née dans l’extrême droite allemande durant la transition du XVIIIe au XIXe siècle. Elle a caractérisé l’extrême droite européenne tout au long du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle et a été transportée à gauche par l’Ecole de Francfort, en particulier par les critiques adressées aux Lumières par Adorno et Horkheimer. Le rejet de la raison instrumentale est le fondement du postmodernisme, qui se refuse à dépasser la philosophie et à s’orienter vers une transformation du monde.
Imprégnant l’ensemble du spectre politique et transformée aujourd’hui en un lieu commun, la négation de la raison instrumentale sert à légitimer la barbarie écologique, qui prétend revenir aux technologies et aux niveaux de productivité précapitalistes ; elle constitue le fondement philosophique d’une nouvelle version du socialisme de la misère. La critique de l’écologie est donc un objectif essentiel si l’on veut renouveler la pensée et les pratiques politiques.
Faire appel à la raison instrumentale, c’est simplement accepter qu’une activité pratique, menée dans des conditions strictement définies, a une valeur démonstrative sur le plan idéologique. C’est accepter que les principales questions idéologiques se résolvent en dehors de l’idéologie et que le but ultime de l’activité idéologique est extérieur à l’idéologie. Contre l’irrationalisme philosophique, il s’agit de faire appel à la rationalité d’une pratique rigoureuse. Dans leur critique des Lumières, Adorno et Horkheimer considèrent, de façon négative, toute preuve issue d’une expérience de laboratoire et de résultats pratiques : en effet, ces preuves seraient totalitaires parce qu’elles impliqueraient une maîtrise de la nature. Mais affirmer que le succès pratique est contraire à la perspective critique ne mène pas loin. A l’opposé du postulat bien connu de l’un des pontifes du postmodernisme [Jacques Derrida], selon lequel «il n’y a pas de hors-texte», la raison instrumentale vise à invalider ou confirmer le texte en dehors du texte.

La raison instrumentale est l’architecte des grandes transformations, et les processus révolutionnaires constituent l’une de ses démonstrations pratiques.

11.

La raison instrumentale est un outil intellectuel et fait partie des technologies intellectuelles qui lui ont succédé.
De la même façon, l’écriture, technique conçue à l’origine pour consolider la richesse et le pouvoir, est née dans des sociétés hiérarchisées dont l’élite avait accumulé suffisamment de marchandises pour exiger la confection de livres de comptes durables. Dès sa création, cependant, l’écriture a pu élargir considérablement la portée des livres de comptes et devenir un instrument logique de la pensée, qui a déterminé le développement de raisonnements séquentiels, avec toutes les conséquences qui en découlent. Personne aujourd’hui ne peut se passer de l’écriture, utilisée même par les personnes opposées à l’accumulation du pouvoir et de la richesse, ou celles qui préfèrent les raisonnements cycliques aux raisonnements séquentiels.
Le même phénomène se passe avec la raison instrumentale. Les penseurs et les politiciens d’extrême droite ont d’abord concentré leurs attaques contre la raison instrumentale, tout comme les universitaires qui ont suivi les traces de l’Ecole de Francfort et les philosophes postmodernes ont dû (et doivent) recourir à la raison instrumentale pour assurer leur survie pratique dans une société où l’activité productive repose sur l’existence de la science et dans laquelle l’ensemble du système est régi par une division croissante du travail. Les critiques de la raison instrumentale sont totalement détachées du milieu pratique dans lequel opèrent leurs auteurs, ce qui explique d’ailleurs le style spéculatif et diffus de leurs textes. Il s’agit encore une fois d’une forme de fausse conscience.

12.

Le postmodernisme ne se limite pas à un projet philosophique. Peut-être n’a-t-il même pas fondamentalement cette ambition et doit-il être considéré comme l’équivalent du low art[17].

Les livres consacrés au développement personnel (self-help) sont les seuls que beaucoup de gens lisent, au point même que la religion est de plus en plus comprise comme une forme de contribution à la «croissance personnelle». Par ailleurs, le style et la présentation des manuels de développement personnel obéissent au modèle des vieux catéchismes qui étaient le low art de la théologie. Et les manuels de formation pour les professionnels qualifiés suivent également le modèle du développement personnel. Dans le même but, les magazines de mode et les pages consacrées aux célébrités fournissent des exemples de vie garantis par le succès. La fragmentation des informations à la télévision et dans les journaux destinés à la consommation populaire détruit toute possibilité d’un récit intégré, ou même reposant sur une séquence temporelle. L’architecture intérieure des centres commerciaux, où beaucoup de gens passent la plupart de leur temps libre, met en scène la fragmentation et la mutabilité et semble fournir au postmodernisme une garantie matérielle. Tous ces phénomènes, et bien d’autres, sont le low art du postmodernisme, sans lequel il n’aurait pas réussi à prendre une telle place dominante.

L’hégémonie atteinte par l’industrie culturelle de masse a abouti à ce que l’univers esthétique des révolutionnaires soit défini par le low art du postmodernisme. L’art qui, autrefois, était (ou voulait être) non seulement l’art de la révolution mais un art révolutionnaire a été oublié. Et comme le caractère de n’importe quelle expression esthétique est défini par sa forme, la soumission à l’industrie culturelle de masse a atteint le point extrême dans les compositions musicales où le texte prétend être révolutionnaire, alors que la forme obéit aux canons de la banalité commerciale. Cette tension, résultant d’un contenu empêché de s’exprimer à cause d’une forme qui lui est contraire, révèle le paupérisme idéologique et culturel de la gauche[18]. Aujourd’hui, dans ce domaine, l’ennemi principal est le lieu commun.

III

Aucune forme d’organisation ne dispense de mener une lutte interne permanente contre la bureaucratisation.

13.

Tant que le léninisme a occupé une place de premier plan dans le mouvement ouvrier, l’organisation-parti était transformée en un fétiche et tout le reste lui était sacrifié. La Troisième Internationale a été une machine colossale à souffler le chaud et le froid sur les luttes, selon ce qui lui permettait de protéger et de faire croître ses sections nationales. Après la Seconde Guerre mondiale, les partis communistes ont continué à appliquer la même orientation. Le fétichisme de l’organisation-parti impliquait en pratique la préservation de sa bureaucratie dirigeante, dans un processus de transformation des avant-gardes en élites et de rajeunissement des classes dirigeantes.

14.

Le risque aujourd’hui est que d’autres formes d’organisation soient fétichisées. La stérilité du postmodernisme sur le plan de la théorie révolutionnaire va de pair avec le fétichisme sur le plan de l’organisation pratique.

          • a) Ayant perdu tout intérêt pour la transformation du monde, la gauche postmoderne se consacre à la création de microcosmes parallèles. L’affirmation selon laquelle tout ce qui est personnel est politique a pour corollaire de réduire la politique au personnel. Le mode de vie est devenu, en soi, politique, ce qui signifie que, au lieu de changer le monde, il suffit d’adopter un nouveau style de Ce type de militantisme se concrétise dans l’appartenance à des communautés où tous sont semblables, ou du moins s’efforcent de se ressembler, en adoptant les mêmes habitudes et les mêmes comportements.L’inspiration de ces microcosmes est très proche de la littérature du «développement personnel» ou des «groupes d’entraide». Ils sont le low art de la politique. Comme si chacun de leurs membres passait son temps dans une salle tapissée de miroirs ; ils pensent être nombreux parce qu’ils ne voient que la répétition de leur propre image. Anesthésiés par un sentiment de bien-être, ils ne se rendent pas compte de l’existence contradictoire des rapports sociaux qui perdent toute réalité concrète à leurs yeux, ce qui les pousse à abandonner toute volonté de changer ce qui leur déplaît. Au lieu d’être un moyen d’action, ces microcosmes immunisent contre toute action.Les convictions des participants à ces microcosmes s’expriment à travers des rituels, par exemple, les déplacements en vélo ou la plantation de jardins au milieu des villes. Mais, comme toujours, le rituel prend rapidement le pas sur le contenu idéologique originel, provoquant l’apparition de nouvelles formes de fétichisme, accompagnées de l’aliénation correspondante.b) Autre forme d’organisation vantée par le postmodernisme et présentée comme une panacée : l’occupation des espaces publics par des foules dont l’unique moyen d’interrelation est constitué par les reseaux sociaux.Premièrement, ce type de mobilisation est facilement manipulé par de petites minorités secrètement organisées, puisque les participants ne sont pas préalablement unis par des relations stables d’affinité au niveau de leur lieu d’habitation ou de travail. Une minorité cohérente est toujours capable de manœuvrer une majorité inorganisée.Deuxièmement, lorsque ces mobilisations demeurent limitées à des espaces publics, restent extérieures aux processus de travail et ne servent pas à déclencher des mouvements au sein des entreprises, elles laissent intactes les relations de travail existantes et peuvent même leur servir de légitimation.Troisièmement, les occupations d’espaces publics organisées à l’appel des réseaux sociaux:

            – sont impuissantes à empêcher la liquidation rapide de leurs conquêtes (ce fut le cas du Printemps arabe) ;

            – se révèlent incapables d’empêcher leur récupération interne par des forces de droite (la révolte des coxinhas[19], suite aux manifestations de juin 2013 au Brésil) ;

            – servent de modèles de mobilisation pour la droite et l’extrême droite (Thaïlande, Ukraine) ;

            – ou déploient des mises en scène inopérantes qui convertissent un mouvement politique en une démonstration esthétique inoffensive (cf. Occupy et les divers campements).

15.

Certaines formes d’organisation sont toujours, et en toutes circonstances, nuisibles à l’action Mais aucune forme d’organisation n’est toujours, et en toutes circonstances, bénéfique. À cet égard, la garantie ne fonctionne que dans le sens négatif.

Il n’existe pas de formes d’organisation idéales qui immuniseraient contre la récupération interne par de nouvelles bureaucraties, ou la récupération externe par des forces de droite. Mais certaines formes d’organisation facilitent la lutte contre ces tentatives de récupération. Après tout, aucune forme d’organisation ne peut faire l’économie d’une lutte interne permanente contre la bureaucratisation.

16.

Que signifie être anticapitaliste à une époque d’expansion du capitalisme ? Comment une tactique révolutionnaire à court terme peut-elle éviter d’être récupérée et assimilée par le capitalisme en expansion ? Les anticapitalistes doivent-ils nécessairement se leurrer eux-mêmes ?

Comment former des organisations de lutte qui réussissent à faire triompher leurs revendications sans être incorporées dans les institutions étatiques et devenir une source de légitimation supplémentaire de l’Etat capitaliste ? Les révolutionnaires de notre temps sont-ils condamnés à agir comme Sisyphe, à soulever un rocher uniquement pour ensuite le laisser tomber ? Il est urgent de réfléchir à l’action révolutionnaire, ce qui signifie qu’il est urgent de reconstruire une pensée révolutionnaire.

17.

A priori, il ne me semble pas possible, dans la société complexe et diversifiée où nous vivons, de revenir à la situation où il existait un seul système théorique révolutionnaire, ou au moins un système hégémonique, comme cela est arrivé durant les dernières décennies du XIXe siècle et pendant la première décennie et demie du XXe siècle. Mais nous devons créer un cadre théorique commun qui permette le dialogue et la polémique entre les différents courants de la pensée révolutionnaire. Pas un système, mais un cadre.

Aucune activité scientifique et aucun progrès scientifique ne peut éviter les erreurs. Au début, toutes les nouveautés apparaissent comme des erreurs : le débat et la controverse servent à distinguer ce qui est exact de ce qui est inexact. Tout comme, dans les sciences de la nature, le débat ne se déroule pas seulement entre les scientifiques, mais entre chacun d’eux et leurs pratiques ou expérimentations en laboratoire, dans la théorie révolutionnaire également il ne s’agit pas seulement d’organiser des controverses entre différents points de vue, mais de confronter chacune de ces analyses avec des actions concrètes, donc avec les faits tirés de l’action pratique. C’est, à mon avis, le postulat de base d’une démocratie révolutionnaire.

IV

La classe ouvrière préfèrera toujours le capitalisme de l’abondance au socialisme de la misère, et continuera à rejeter le socialisme tant que celui-ci ne lui offrira que des exemples de misère.

18.

La plupart de ceux qui se considèrent de gauche aujourd’hui sont devenus totalement étrangers à la lutte contre le capitalisme en tant que mode de production, c’est-à-dire en tant que système de rapports sociaux de travail. C’est pourtant le seul sens que pourrait avoir l’anticapitalisme. La gauche, qui ne veut pas transformer radicalement les rapports sociaux de travail, se limite à être l’un des courants politiques du capitalisme.

La plus grande partie de la gauche actuelle ne se soucie du travail que lorsqu’il n’existe pas. Elle s’inquiète à juste titre du chômage et du travail à temps partiel; mais elle semble oublier, de manière totalement injustifiée, que le salariat est le moteur de l’accumulation du capital. C’est une gauche du conformisme et pas de la rupture. L’emploi n’est pas la solution au chômage. Seule la liquidation du capitalisme pourra résoudre à la fois le chômage et ces formes de travail précaire.

19.

Pour la plupart des groupes qui se disent de gauche, la lutte contre le capitalisme a été remplacée par une critique partielle, qui remet seulement en cause le système financier, considéré comme improductif , économiquement inutile, et donc générateur de profits injustifiés et nécessairement spéculatifs.

En outre, la notion selon laquelle il existerait un «capital productif», jouissant de racines nationales, opposé à un «capital spéculatif», ayant un caractère international, a surgi au départ dans les milieux de l’extrême droite européenne pendant les premières années du XXe siècle et est devenue l’un des éléments constitutifs de l’idéologie fasciste précisément à cause du caractère nationaliste sous-jacent à cette vision. La réduction de l’anticapitalisme à une simple offensive contre le système financier amène dangereusement la majeure partie de la gauche actuelle à adopter un langage qui traverse le fascisme.

Ce type de notions est inopérant parce que le capitalisme, depuis sa création, ne fonctionne pas sans crédit, facteur aussi important que n’importe quel autre pour la croissance de l’économie. Le crédit permet d’articuler des espaces, en fournissant des capitaux accumulés dans un endroit aux entreprises qui pourront seulement ainsi naître ailleurs ; il permet d’articuler les temps, en avançant des capitaux accumulés aujourd’hui en vue d’étendre l’activité économique dans l’avenir ou d’anticiper des bénéfices futurs prévus pour élargir aujourd’hui l’activité économique. Et comme le capitalisme, contrairement à tous les modes de production antérieurs, est dynamique et non pas statique, c’est seulement grâce au crédit qu’il se développe et le fait d’une manière intégrée. Ces attaques ont ciblé un système financier imaginaire, qui ne correspond pas au système financier réel, qui, lui, a d’autres fonctions et obéit à d’autres mécanismes. Ces critiques semblent émaner de nostalgiques du mercantilisme.

L’idée que le capitalisme pourrait fonctionner, et mieux fonctionner, sans le système financier est tellement incompatible avec l’analyse historique et la théorie économique que les motifs de sa diffusion doivent être recherchés ailleurs.

En effet, bien que le capitalisme se soit internationalisé puis transnationalisé, un grand nombre d’entreprises opèrent dans le cadre national, éventuellement comme sous-traitantes des firmes transnationales. Dans le système financier actuel, cependant, tous les projets sont directement supranationaux. Ainsi, la concentration des critiques sur le secteur financier est l’une des expressions idéologiques du nationalisme.

En dénonçant uniquement les opérations les plus mondialisées du capital, la plupart de la gauche promeut la dilution des intérêts des travailleurs de chaque Etat dans les préoccupations des petits et moyens patrons de ces pays. Et elle légitime les fondements du capitalisme, qui reposent sur des rapports sociaux de travail présents dans toutes les entreprises, quelle que soit leur taille et qu’elles soient agricoles, industrielles ou de services, y compris les services financiers. Les entreprises opérant dans un cadre national peuvent se sentir en contradiction avec le système financier qui fonctionne au niveau supranational, mais, pour les travailleurs, quel que soit le lieu où ils travaillent, toute contradiction qui ne les oppose pas globalement à toutes les formes de capital ne peut être qu’une variante de fausse conscience, qui correspond, dans ce cas, à une cécité face à la conciliation entre les classes.

20.

L’apparition de perturbations graves dans la régulation du système financier a été interprétée par la gauche comme une crise du capitalisme, alors que l’on assiste depuis longtemps à une crise au sein du capitalisme lui-même : les anciens centres d’accumulation déclinent tandis que surgissent de nouveaux La restructuration postfordiste des rapports de production, que l’on désigne habituellement sous le nom de toyotisme, y compris la flexibilité supplémentaire garantie par la sous-traitance des différentes étapes de la chaîne de production et la flexibilisation des rapports de travail, a marqué le début d’un nouveau cycle du processus d’extorsion de la plus-value et une étape supérieure dans l’accumulation du capital. Rien de tout cela ne pointe vers une crise du capitalisme, mais plutôt vers une crise de la capacité de résistance des travailleurs.

21.

Dans la dichotomie classique socialisme ou barbarie, le socialisme n’affronte pas seulement la barbarie du capitalisme. Il affronte également la menace de barbarie incarnée par la gauche écologiste : prétendant dépasser le capitalisme ou fonder des microcosmes parallèles, cette gauche écologiste se propose de rétablir des formes sociales et des niveaux de productivité précapitalistes. Cette gauche de la barbarie accuse la classe ouvrière d’être intégrée au capitalisme, d’accepter l’intégration et de ne jouer aucun rôle historique révolutionnaire. En réalité, la classe ouvrière préfère le capitalisme de l’abondance au socialisme de la misère, et continuera à rejeter le socialisme tant qu’il ne lui offrira que des exemples de misère. Les luttes de la classe ouvrière, telles qu’elles se sont déroulées jusqu’à ce jour, constituent le seul obstacle à la fusion entre ces deux barbaries, la barbarie incarnée par le capitalisme et la barbarie promue par la gauche écologiste.

Tant qu’ils lutteront, les travailleurs exerceront des pressions pour travailler moins et gagner plus, ce qui aura une double conséquence : d’une part, stimuler la productivité des moyens techniques existants et créer de nouveaux moyens techniques plus productifs ; et, d’autre part, augmenter l’abondance et la diversité de la consommation. Pour arrêter la lutte en faveur de la réduction des heures de travail et de l’augmentation des salaires, il faudrait une dictature économique de la plus-value absolue, soutenue politiquement et idéologiquement par les écologistes. Mais dans ce cas, le capitalisme tendrait à être remplacé par un nouveau mode de production, objectif de l’esclavage étatique que les SS déployèrent dans les territoires slaves occupés pendant la Seconde Guerre mondiale et que les Khmers rouges établirent au Cambodge durant la seconde moitié des années 1970. Telle serait la barbarie d’un mode de production post-capitaliste.

22.

Il existe un argument particulièrement pervers selon lequel, le capitalisme ayant atteint un niveau élevé de productivité et ayant réussi à prendre le chemin de l’abondance, une critique radicale impliquerait le rejet de toute technologie qui soutient la productivité et l’abondance.

Certes, la technologie est une matérialisation des rapports sociaux, de sorte que la liquidation du capitalisme impliquera forcément une nouvelle technologie. La classe ouvrière est dotée d’une structure sociale et de formes d’organisation interne, qui vont des plus implicites aux plus explicites.

Ces formes, dans leur développement, imposeront une nouvelle technologie. Je ne fais pas seulement allusion à un avenir lointain, mais déjà au présent, parce que les luttes pratiques contre le capitalisme, au- delà de leur expression sociale, s’expriment également sur le plan technique-matériel.

Le sabotage individuel, l’une des formes les plus anciennes et les plus répandues de lutte pour la réduction des rythmes de travail, implique à tel point la création de nouvelles techniques que le mot lui- même vient du français sabot, allusion aux sabots de bois que le travailleur laissait «accidentellement» tomber dans les engrenages, également en bois, pour les bloquer. Même la simple paresse ne s’exerce pas sans techniques qui suspendent, ou au moins atténuent, la pression des moyens de production.

Ces techniques défensives sont conçues uniquement pour atténuer les effets de la technologie capitaliste, mais, quand la classe ouvrière passe à l’offensive et lance des processus durables d’autogestion – à la condition qu’il s’agisse d’une véritable autogestion – alors commencent à être appliquées de petites modifications techniques mineures liées au contrôle de la production par le collectif des producteurs. Une technologie est une structure globale qui combine, de façon systématique et organisée, un grand nombre de techniques particulières, et, avant que soit définie une nouvelle technologie, apparaissent des modifications de détail qui changent peu à peu la nature des techniques en vigueur.

Donc, quand je mentionne la nécessité de maintenir et d’accroître la productivité et l’abondance, cela n’implique nullement de conserver la technologie capitaliste. Ce que j’affirme, c’est la nécessité de nouvelles techniques issues du développement des rapports sociaux de lutte et de la nouvelle technologie qui devront à l’avenir s’articuler ensemble pour qu’elles soient productives et génèrent l’abondance grâce à des formes sociales et matérielles différentes de celles utilisées dans le capitalisme.

23.

Si nous voulons lutter contre le capitalisme sans courir le risque de tomber dans le socialisme de la misère, la grande question qui se pose est: comment mettre en place une organisation politique égalitaire et communautaire dans une société et une économie très complexes, fondées sur la division du travail et qui ne permettent plus la rotation dans toutes les fonctions ? Ce type de société ne peut se passer ni d’un marché ni de la monnaie[20] mais il nécessite une Souvent, les gens confondent les concepts avec les mots et ignorent la diversité intrinsèque des concepts qui se cache sous l’uniformité apparente des mots. Il est donc essentiel de préciser la signification de ces trois termes :

    • a) L’existence des marchés a précédé de plusieurs millénaires l’apparition du capitalisme et, d’ailleurs, elle n’implique pas nécessairement l’existence de rapports d’exploitation, comme le montrent les études historiques et anthropologiques. Les marchés ne présupposent pas non plus nécessairement l’existence de la propriété privée et ils ont servi, dans plusieurs cas, à mettre en relation des collectivités propriétaires. Au fil du temps, les marchés se sont révélés être une institution plastique, adaptable et en constante évolution, et il est impossible de définir, de façon transhistorique, des lois du marché.Même si nous nous référons au capitalisme actuel, seule l’habitude nous pousse à utiliser le même mot pour décrire des types de marché différents et des lois de fonctionnement différentes. Sur le marché du travail, la libre concurrence ne fonctionne qu’entre les travailleurs, sauf si les syndicats jouent un rôle significatif ; et la libre concurrence sera d’autant plus prononcée que la classe ouvrière sera plus fragmentée. Mais, dans le sens inverse, la libre concurrence ne fonctionne pas sur le marché du travail, parce que les entreprises en tant qu’acheteuses du temps de travail, se retrouvent dans une situation oligopsonistique[21], qui aura tendance à être d’autant plus monopsonistique[22] que les capitalistes coordonneront leurs stratégies pendant les affrontements de classe. Si l’on considère une autre relation entre les entreprises et les employés, lorsque ceux-ci se présentent comme des acheteurs de biens et de services, l’asymétrie est encore la règle puisqu’il existe une libre concurrence du côté des consommateurs mais une situation oligopolistique, voire monopolistique, du côté des vendeurs.Dans les relations entre les grandes entreprises, la libre concurrence ne fonctionne déjà plus et a été remplacée par des formes d’accord, qui n’ont même pas besoin d’être explicitement fixées. À son tour, dans les relations entre les grandes entreprises et les PME qui sont leurs sous-traitantes, d’un côté règne une relation oligopsonistique ou totalement monopsonistique, tandis que, de l’autre, règne une relation d’autant plus concurrentielle que les sous-traitants seront fractionnés. Ces différents types de marchés obéissent à des règles distinctes et exercent des fonctions différentes à l’intérieur du même mode de production. Le capitalisme a, entre autres, la capacité d’articuler des marchés très différents. Dans cette situation, utiliser le concept de néolibéralisme et mentionner le marché en général, comme le fait couramment la gauche, équivaut à soutenir un mythe idéologique.
    • b) La monnaie a coexisté avec les modes de production les plus variés, y compris certaines sociétés sans exploitation.
      Les partisans de l’abolition de la monnaie pour supprimer le capitalisme devraient méditer sur les tentatives de supprimer la monnaie menées par les anarchistes en Catalogne et en Aragon pendant la guerre civile. Ces expériences ont démontré la plasticité de la monnaie et sa résurgence dans de nouvelles conditions sociales.Dans un article publié il y a plus de trente ans, j’ai montré que ces tentatives ont eu deux conséquences : d’un côté, la monnaie a été maintenue en tant qu’unité de compte utilisée dans le système de compensation ; de l’autre, la monnaie émise centralement a été remplacée par des billets et des ordres d’émission municipale, employés pour remplir certaines des fonctions de la monnaie et ont constitué une forme para-monétaire. Par ailleurs, le fait que les tentatives pour abolir la monnaie aient abouti à un résultat opposé à celui visé était déjà prévisible en raison de ce qui était arrivé en URSS au cours du prétendu communisme de guerre. D’autres cas extrêmes confirment que, dans les sociétés modernes, chaque fois que l’émission centrale de la monnaie devient insuffisante, que ce soit à cause de l’insuffisance du volume de la monnaie en circulation, ou à cause de la baisse nette et rapide de la valeur des unités monétaires, surgissent des formes monétaires dues à l’initiative des particuliers.

La monnaie donne corps à une abstraction. Historiquement, dans les sociétés où la monnaie a joué un rôle significatif, la pensée abstraite a occupé une place importante dans l’activité intellectuelle. Et, dans une société évoluée comme la nôtre aujourd’hui, où la pensée abstraite tient une place hégémonique, la monnaie imprègne toutes les relations. De quelle façon, elle les imprègne, tel est le problème, de même qu’il importe de savoir comment les abstractions s’articulent et structurent la pensée. De même qu’ont existé et qu’existeront différents systèmes de pensée abstraite, les sociétés humaines ont connu et connaîtront différentes formes de monnaie. Prétendre abolir la monnaie dans une économie évoluée est une utopie qui impliquerait la création d’une société dans laquelle l’abstraction n’aurait pas la primauté. Le primitivisme économique serait accompagné d’un primitivisme logique.

Sous toutes ses formes et dans tous les systèmes économico-sociaux où elle a fonctionné, la monnaie a servi, et sert avant tout, de transmetteur d’informations. La relation est très étroite entre la monnaie et la langue, et le structuralisme linguistique permet de tirer des leçons théoriques utiles pour l’étude des phénomènes monétaires. Prétendre que la monnaie serait, en elle-même, un facteur de réification c’est comme prétendre que la langue serait nécessairement un moyen de dissimulation ou de distorsion. La réification ne provient ni du marché ni de la monnaie, mais des rapports sociaux qui s’installent dans les processus de production des biens et services, matériels et immatériels. Des systèmes de travail égalitaires détermineront la fondation de nouveaux types de marché dans les relations entre les collectifs de producteurs et la création de nouvelles formes de monnaie dans les relations inter-collectives et interpersonnelles.

  • c) Une société complexe, qui exige la division du travail, exige également des institutions coordinatrices. Durant le processus de renversement du capitalisme, la rotation des tâches ne pourra pas concerner la plupart des fonctions. On ne pourra pas abolir immédiatement la spécialisation et la division du travail. La rotation doit être conçue pour les fonctions de direction, à condition que direction signifie bien coordination.Cette coordination ne doit pas incomber à l’Etat, sous peine de construire un nouveau capitalisme d’Etat. L’Etat n’est pas un espace neutre que l’on puisse employer dans un sens ou dans l’autre, mais une structure qui impose ses propres lois et directives à tous les éléments qui le composent. Un socialisme qui hérite d’une société complexe et ne veut pas balayer cette complexité doit détruire l’Etat et le remplacer par un nouveau type d’institutions coordinatrices. Or, une société fondée sur des collectifs de producteurs et qui recourt au marché et à la monnaie en tant qu’instruments d’interrelations peut éviter la centralisation, qui est l’un des facteurs d’existence de l’État, car le marché et la monnaie permettent une connexion décentralisée[23].Pour atteindre cet objectif, un nouveau type de démocratie révolutionnaire doit recourir à une coordination soutenue par l’informatique et en général par les moyens de communication électroniques. On constate une affinité frappante entre la circulation de la monnaie et les réseaux électroniques. Si la monnaie sert de transmetteur de l’information et dans une certaine mesure doit être analysée dans une perspective semblable à celle de la langue, il en est de même pour les réseaux informatiques. Cependant, si ces réseaux véhiculent aujourd’hui une collecte d’informations qui va de la périphérie vers le centre et transmettent des décisions qui vont du centre vers la périphérie, leurs conditions techniques permettent d’instaurer des circulations inverses où les institutions coordinatrices recevraient les décisions émanant de la périphérie, les articuleraient entre elles et les réexpédieraient à la périphérie, en même temps qu’elles enverraient de nouveaux flux d’information. Les médias électroniques se développeront dans un sens ou dans l’autre selon les rapports de force politiques qui prévaudront.
    C’est uniquement de cette façon que l’on pourra instaurer une démocratie qui ne mettra pas en péril la productivité et soutiendra un socialisme de l’abondance.

 

24.

Pour qu’une société autogérée n’aboutisse pas à la barbarie à cause du manque de productivité et du primitivisme technologique, il faut que la complexité ne serve pas de prétexte à l’ignorance et que tout le monde désire apprendre à gérer. Si l’intérêt et la compétence généralisés et une division égalitaire du travail étaient une utopie impossible à atteindre, alors l’autogestion de l’abondance serait impossible et nous aurions à choisir entre une abondance gérée par d’autres ou l’autogestion de la pauvreté. Telle est la question centrale du communisme.

L’apparition du punk-rock a représenté une rupture politique colossale, en affirmant le droit de ceux qui n’avaient pas de voix à chanter, de ceux qui n’avaient pas l’oreille musicale à composer, de ceux qui ne savaient pas jouer à se servir d’un instrument de musique. A partir de là, ce mouvement ne s’est pas arrêté ; l’ignorance et l’incompétence ont cessé d’être un obstacle aux prétentions des individus. La démocratie a pris un sens nouveau : il ne s’agit plus de lutter pour le droit de tous à apprendre ce qu’ils veulent savoir ; mais d’affirmer qu’il est inutile de savoir quoi que ce soit. L’Internet a été utilisé comme l’infrastructure de cette punk-inculture. Le seul résultat que l’on pourra obtenir de cette façon, c’est l’autogestion de la misère. A l’époque de la punk-démocratie, c’est de cette vérité profonde que doit partir tout programme de réformes de la gauche anticapitaliste.

Pour reconstruire une gauche anticapitaliste, ou plus précisément, reconstruire l’anticapitalisme dans l’espace qui s’appelle aujourd’hui la gauche, nous devons commencer à partir de presque zéro.

(Article traduit par Y.C. et originellement publié sur le site passapalavra.info en avril 2014)

Notes
[1] «L’extrême-droite anticapitaliste s’est formée dans le monde germanique, lors de la transition entre le XVIIIe et le XIXe siècle, au sein de ce que l’histoire des idées appelle le romantisme allemand. Ses partisans étaient antijacobins, et donc anticapitalistes, mais ils se distinguaient des traditionnalistes et étaient novateurs sur le plan idéologique. Contre la pensée abstraite et la maîtrise rationaliste de la nature, ils défendaient une conception organique de la totalité et une conception de la relation avec la nature qui anticipèrent certaines idées du multiculturalisme et de l’écologie

[2] Note du traducteur : pour João Bernardo la classe des gestionnaires est, en quelque sorte, une seconde classe capitaliste apparue à côté de la classe bourgeoise. Pour plus de détails voir la note 1 dans «Post-Post : si notre société est tellement enthousiasmante, pourquoi tant d’apathie ? (1994)» du même auteur

[3] João Bernardo : « Quand je parle de “biens immatériels” je vise les auteurs pour qui l’électronique, Internet et le travail sur ordinateur auraient substantiellement changé les rapports sociaux capitalistes. Ces théories prolifèrent aujourd’hui. Mais elles n’auraient pas pris autant d’ampleur si certains marxistes ne confondaient pas le travail productif avec la production de choses palpables et qui tombent vers le sol lorsqu’elles sont lâchées dans l’air. Or, la production de plus-value concerne le temps de travail, pas la force de gravité. Donc, d’un côté nous avons ceux qui sont obnubilés par l’exploitation on line et, de l’autre, ceux qui réifient les rapports sociaux et se présentent justement comme les critiques de cette réification

[4] João Bernardo : «Les Black Blocks constituent aujourd’hui le cas le plus flagrant de confusion entre les thèses anarchistes et “une liberté indéterminée”, tandis que les étudiants anarcho-écologistes se caractérisent en fait par la défense du naturalisme et du primitivisme technologique. Pour leur part, les organisations spécifiquement anarchistes, qui cherchent à maintenir des frontières idéologiques clairement définies, se révèlent incapables de réévaluer leur passé et leurs figures de référence comme des éléments qui pourraient encore être animés par un nouveau souffle de vie. Il faudrait pour cela analyser ce passé et ces figures de référence dans leurs contradictions, parce qu’il n’existe pas de vie sans contradictions. Congeler un système de pensée, quel qu’il soit, est le moyen le plus sûr de transformer un être vivant en une momie. Voilà ce que j’appelle des “reliques”. N’ayant pas de vie propre, ces groupes spécifiquement anarchistes cherchent à s’accrocher aux mouvements sociaux pour voir s’ils réussiront à surfer sur le sommet de la vague. A l’entrisme trotskiste est venu désormais s’ajouter l’entrisme anarchiste. Parfois, je tombe sur des textes qui prônent la “souveraineté alimentaire” et je me demande si je dois rire ou pleurer à la vue de cette nouvelle forme d’anarcho- nationalisme. Et ce sont les mêmes qui s’indignent quand j’analyse des processus comparables dans la genèse du fascisme

[5] «Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer», dont l’inversion donnerait «Les philosophes n’ont fait que transformer le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de l’interpréter» (NdT).

[6] La première phrase citée de Salazar a été prononcée lors de la prise de fonctions d’Antonio Ferro en tant que directeur du Secrétariat de la propagande nationale, le 26 octobre 1933, et la deuxième est extraite de son discours devant les nouveaux dirigeants de l’Union nationale le 22 mars 1938. Toutes deux se trouvent dans Anais da Revolução Nacional (sous la direction de João Ameal, Majesta 1956, respectivement dans le volume III, p. 263 et le volume IV, p. 222. Ces deux phrases ont été répétées par Salazar, pratiquement de la même façon dans un discours du 26 février 1940, cité par Joao Ameal, op. cit., volume V, p. 71 et 72.

[7] Gore Vidal, Empire, traduit par Gérard Joulié, Galaade, 2008 (Livre de Poche, 2010). Ce roman fait partie d’un cycle de sept livres de fiction sur l’histoire des Etats Unis, publiés entre 1967 et 2000 et dont quatre ont été traduits en français (NdT).

[8] Cf. Hermann Rauschning, Hitler m’a dit. Confidences du Führer sur son plan de conquête du monde, Coopération, 1939, p. 238. Récemment, suite à un livre de Wolfgang Hanel, plusieurs historiens ont remis en question le récit de Rauschning. Hugh Trevor-Roper a bien formulé le problème dans sa préface à Hitler’s Table Talk, 1941-1944. His Private Conversations, Enigma, 2000, p. X (Hitler, propos intimes et politiques, traduits et préfacés par François Delplat, Editions Nouveau Monde, 2 volumes, 2016): «Il est possible que Rauschning ait parfois cédé à la tentation journalistique, mais il a eu l’occasion d’enregistrer les conversations de Hitler ; le contenu général de ces documents anticipe, avec une telle exactitude, les déclarations ultérieures de Hitler que nous pouvons écarter l’hypothèse qu’il s’agit d’une falsification.» En effet, il est tout à fait possible que le livre de Rauschning ne repose pas sur des transcriptions littérales; on le perçoit dans la façon dont le texte est construit, mais il exprime la pensée de Hitler dans son style habituel. La meilleure validation de ce travail réside dans le fait que ses révélations correspondent précisément à des événements postérieurs à la publication et ont été confirmées par la documentation témoignant des idées exprimées par Hitler et d’autres dignitaires nazis, d’autant plus que la plupart des déclarations révélées par Rauschning n’étaient pas connues à l’époque.

[9] Cf. Hugo del Campo, Sindicalismo y Peronismo. Los Comienzos de un Vínculo Perdurable, Buenos Aires, Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales, 1983, pp. 152-153.

[10] La culpabilité allemande, Les Amis des Éditions de Minuit, 1948, p. 205.

[11] João Bernardo : «Les menaces représentées par le postmodernisme, le multiculturalisme et l’idée que la science serait une “construction” ne se font pas sentir seulement sur le plan intellectuel. Exactement trois semaines avant la publication de la deuxième partie de ce Manifeste, l’organisation islamique Boko Haram, connue pour ses massacres, a enlevé plus de deux cents jeunes filles d’une école secondaire à Chibok, au nord-est du Nigeria, en déclarant qu’elles étaient devenues ses esclaves et seraient vendues dans les pays voisins. Ni au Brésil ni au Portugal, les mouvements féministes n’ont organisé de manifestations contre l’asservissement de ces jeunes femmes. Serait-ce parce que cette atrocité a été commise par une organisation, non seulement africaine mais aussi ouvertement hostile à “l’eurocentrisme” ? Le nom de “Boko Haram” se traduit approximativement par “L’éducation occidentale est un péché.” Peut-être comprenons-nous mieux maintenant pourquoi l’asservissement de toutes les élèves d’une école a si peu inquiété ce qu’on appelle aujourd’hui la gauche. C’est que les djihadistes de Boko Haram sont, après tout, les combattants glorieux du multiculturalisme

[12] Note du traducteur : les précurseurs du modernisme latino-américain sont le poète et militant cubain José Martí (1853-1895), l’auteur mexicain de chroniques et de contes Manuel Gutiérrez Nájera (1859- 1895), le poète colombien José Asunción Silva (1865-1896) et le poète cubain Julián del Casal (1863- 1893). Les modernistes proprement dits sont le poète et journaliste nicaraguayen Rubén Darío (1867- 1916), le poète argentin Leopoldo Lugones (1874-1938), le poète mexicain Amado Nervo (1870-1919), le poète bolivien Ricardo Jaimes Freyre (1868-1933) et le poète, historien et critique littéraire uruguayen Julio Herrera y Reissig (1875-1910).

[13] João Bernardo : «Une critique sérieuse du multiculturalisme pourrait commencer par la polémique, puis la franche opposition entre Cheikh Anta Diop et Léopold Senghor. D’un côté, on trouve une activité scientifique et un effort pour poser les bases d’une histoire scientifique de l’Afrique ; de l’autre, les mythes de la négritude, mouvement qui a précédé le multiculturalisme

[14] João Bernardo : «Si l’on veut lutter contre le racisme, le sexisme et les préjugés, il faut faire en sorte que la couleur de la peau, la forme du nez, le fait d’avoir un pénis ou un vagin pour atteindre l’orgasme d’un côté ou de l’autre ne soient plus des facteurs pertinents. Donc, je me situe à l’opposé de ceux qui veulent transformer le sexe, le taux de mélanine ou les préférences sexuelles en des facteurs de définition et de structuration fondamentaux. Le rôle des anticapitalistes est, à mon avis, exactement lecontraire. Il s’agit de faire en sorte que la couleur de la peau, le sexe et les préférences sexuelles aient le même manque de pertinence sociale que le fait d’être gros ou mince, chauve ou chevelu. Si certains veulent fonder une politique sur la préservation de ces différences, j’affirme ici la nécessité de les abolir.»

[15] João Bernardo répond ici à un lecteur qui l’interrogeait à propos de l’attitude à adopter vis-à-vis des questions indigène, noire et écologique, ainsi que celles de d’esclavage et du genre: «Comment pourrons- nous unifier ces “partitions fragmentées” ? Je l’ignore et je crois que personne ne le sait, parce qu’il s’agit de l’histoire que nous sommes en train de faire. Pourrons-nous réussir ? Il n’existe aucune garantie préalable, ni sociétés d’assurance pour garantir le destin historique. Tel est le principal problème au centre de la lutte des classes. Mais si nous ne parvenons pas à cette unification, nous ne pourrons pas mettre fin aux systèmes d’exploitation et constituer une Humanité

[16] « Les racines de la 11e Thèse sur Feuerbach se trouvent déjà chez Fichte, pour qui la connaissance était un processus illimité, une tâche humaine, ce qui invalidait le scepticisme. Ni reflet, ni correspondance immédiate, la connaissance est plutôt la quête permanente d’un résultat ; la pratique marxiste la transposa du plan fichtéen du processus intellectuel au plan de l’action matérielle. “La pensée est une activité, penser c’est agir”, a écrit le marxiste britannique T. A. Jackson. Mais le point de départ de la critique du scepticisme reste le même chez Marx que chez Fichte : la certitude procurée par un savoir qui se confond avec l’action et qui ne prend jamais fin, tout comme l’action.»

[17] Note du traducteur : Selon J. P. Béland, le low art «désigne à la fois un art populaire (mais urbain, c’est-à-dire sans la connotation d’art traditionnel que l’expression “art populaire” a généralement en français) de même qu’un art commercial (au sens littéral du terme, c’est-à-dire tout ce qui relève du design, de l’esthétique industrielle, de la publicité, etc.), le tout impliquant l’idée d’une opposition entre haute culture et culture de masse» ( La crise de l’art contemporain ? Illusion ou réalité, Les Presses de l’Université Laval, 2003, p. 68). Si cet adjectif n’avait pas pris aujourd’hui un autre sens (nettement plus branché chez les gauchistes), on pourrait traduire low art par «art subalterne» – ou encore «art inférieur».

[18] João Bernardo : « La grande tragédie de la gauche au cours des dernières décennies est la scission entre l’avant-garde politique et l’avant-garde esthétique. La banalité esthétique de la gauche actuelle – et les exceptions sont si rares qu’elles ne modifient pas la situation – révèle que la gauche, aussi révolutionnaire qu’elle se proclame, est incapable de projeter son imagination au-delà des lieux communs fournis par l’industrie culturelle de masse. Si l’art, comme l’affirme un internaute, est le premier révélateur des changements que désire l’humanité, alors nous devons en conclure que la gauche actuelle, avec le sous-art qu’elle diffuse, ne souhaite aucune transformation radicale. »

[19] Note du traducteur : Beignets fourrés à la pomme de terre et au poulet haché, ayant la forme d’un pilon. Ce terme d’origine gastronomique est devenu, dans les années 80, une expression péjorative pour désigner les flics (qui mangeaient ce type de beignets dans des petits restaurants sous la dictature), puis, plus récemment, les militants conservateurs de droite hostiles au PT et à Dilma Roussef.

[20] Cf. un article dans lequel j’aborde les tentatives de suppression de la monnaie durant la guerre civile espagnole «O dinheiro: da reificação das relações sociais até o fetichismo do dinheiro» (La monnaie : de la réification des rapports sociaux au fétichisme de la monnaie), Revista de Economia Política, vol. III, nº 1, janvier-mars 1983, pp. 53-68.

[21] Caractérisée par un petit nombre d’acheteurs (NdT).

[22] Situation où une multitude de vendeurs se trouve face à un seul acheteur (NdT).

[23] João Bernardo : «Le critère décisif, c’est la possibilité pour les travailleurs de déterminer le système des rapports de travail et les grandes orientations de la production, de nommer et révoquer les collègues chargés de la gestion des entreprises et de les superviser de très près ; en bref, de contrôler l’ensemble du processus, ce qui empêche les fonctions administratives de devenir le cadre permettant la formation d’une classe sociale privilégiée et donc exploiteuse. Tel a été le grand clivage dans les quelques expériences révolutionnaires qui se sont attaqué aux processus de travail. Durant la Commune de Paris, les projets de la Commission de travail, de l’industrie et de l’échange sont allés dans cette direction, et il est intéressant de les comparer avec les leçons que Marx et Engels, à leur tour, ont tirées des expériences économiques balbutiantes de la Commune. Ce clivage s’est également produit en URSS pendant les premières années de la révolution, comme Maurice Brinton l’a montré dans un livre qui devrait être beaucoup plus étudié. Et ce clivage structura aussi les luttes sociales au Portugal en 1974 et 1975. Si, tout au long del’histoire, les travailleurs ont été en mesure d’appliquer l’autogestion – une véritable auto-gestion – dans des entreprises particulières, ils ne furent jamais en mesure d’instaurer une telle autonomie au niveau d’une coordination économique systématique et durable entre les différentes entreprises autogérées. Tel a été, jusqu’à présent, le principal échec historique de la lutte des travailleurs, responsable de tous les autres échecs. Tant qu’on ne trouvera pas la solution de ce problème, les luttes ouvrières finiront inévitablement par favoriser l’ascension d’une nouvelle élite, qui renouvellera la classe des gestionnaires et, finalement, renforcera la base sociale du capitalisme. En un mot, telle est la tragédie intérieure de ce qui s’appelle la gauche.»

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