Par João Bernardo

Cette série de cinq articles de João Bernardo a été publiée sur le site lusophone Passa Palavra en 2014. Comme l’indique l’auteur: «Je présente ici une nouvelle version des pages 390-419 de mon livre Labirintos do fascismo. Na Encruzilhada da Ordem e da Revolta (Afrontamento, 2003). Il s’agit d’un texte inédit et l’analyse à laquelle je procède ici est plus détaillée et repose sur une bibliographie plus étendue que celle utilisée dans ce livre.»

  1. Corradini et les syndicalistes révolutionnaires
  2. De l’autonomie des travailleurs au fascisme
  3. De l’avant-gardisme à une théorie des élites
  4. De l’apologie de l’élite à une théorie des héros
  5. Mussolini, le fasciste le plus improbable

Corradini et les syndicalistes révolutionnaires

Le génie de Corradini fut que, partant de la droite, il comprit qu’il fallait la renouveler politiquement en utilisant pour cela le prolétariat. C’est là que réside la substance même du fascisme.

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Entre 1908 et 1910, le politicien et penseur nationaliste Enrico Corradini commença à présenter l’Italie comme une «nation prolétaire[1]». L’importance passée de la péninsule et les grandes aspirations du Risorgimento contrastaient avec sa présence insignifiante dans le contexte européen et avec les espoirs avortés de colonisation. Mais pour classer un pays comme prolétaire, il fallait considérablement distordre le vocabulaire. Le mot «prolétariat» définit une classe sociale ; il présuppose une scission entre ceux qui produisent et ceux qui s’approprient la plus-value au sein de chaque collectivité nationale. En revanche, désigner une nation comme prolétaire, c’était la penser comme une collectivité majoritairement homogène, et nier son clivage en groupes antagonistes. Le passage de l’opposition entre les classes à la solidarité entre les classes fut le premier résultat de cette opération terminologique. La réunion des deux mots avait encore une autre facette. Corradini ne se contenta pas de qualifier l’Italie de « prolétaire », il conféra simultanément à cette situation prolétarisée une existence nationale. Les implications de ce deuxième aspect furent tout aussi profondes.

La vieille critique du libéralisme jacobin formulée par les conservateurs inspira Corradini lorsqu’il accusa les socialistes, malgré leurs références à une entité collective, de présenter en réalité l’individu comme la mesure de leurs aspirations. Du pain pour tous, la justice, des conditions de vie dignes, ces aspirations se réduisaient à la sphère du bonheur personnel et, en les censurant, Corradini faisait certainement écho aux apostrophes de Nietzsche contre la morale de la piété et le socialisme des esclaves[2]. A cette norme individuelle, il substitua un sujet exclusivement collectif – la nation. Mais ne serait-il pas plus rigoureux, alors, d’étendre le véritable sujet à l’humanité, la plus grande communauté possible ? Pour éviter que ses prémices ne soient développées jusqu’à une conclusion aussi logique qu’inopportune, le politicien nationaliste, comme d’autres l’avaient fait avant lui, introduisit dans ces transmutations verbales la dialectique darwinienne ; selon lui, chaque nation n’avait de sens qu’en opposition aux autres nations et l’identité nationale ne pouvait s’affirmer que dans la lutte pour la suprématie. «Les nations sont nées parce qu’il y avait un antagonisme», écrivait Corradini en 1908, «et en un sens, elles ne sont rien d’autre que la consolidation d’un état de guerre permanent des uns contre les autres[3]». Il s’agissait, comme l’a observé un historien, «d’une conception véritablement tribale de la nation»[4]. Dans ces termes, il serait utopique d’imaginer que, tout comme l’agrégation des individus a conduit à la formation de nations, le rassemblement des nations conduirait à un supranationalisme humanitaire. Si la vie, comme l’expliquaient les darwiniens, était une lutte pour l’existence, alors l’existence des nations ne pouvait déboucher que sur une lutte entre elles. Il fallait dévorer pour ne pas être dévoré. L’impérialisme était la seule option pour la nation prolétaire.

Cette affirmation complétait la définition de la «nation prolétaire». La lutte des classes, qui dissolvait la nation et l’État, devait se transformer en une lutte entre nations, qui renforçait la cohésion de chaque nation et consolidait les États. «Le nationalisme est, en somme, la réaffirmation de la solidarité nationale contre la lutte des classes», proclama Corradini en 1911 ; «c’est l’effort pour remettre les classes à leur place et les subordonner à nouveau aux objectifs de la nation[5] Le conflit interne opposant prolétaires et capitalistes était remplacé par une guerre externe entre nations prolétaires et nations ploutocratiques. La magie des mots ! De même que l’adjectif «prolétaire» était lié au substantif «nation», la classe ouvrière s’opposerait politiquement aux capitalistes de chaque pays.

«Certaines nations sont en situation d’infériorité par rapport aux autres, comme certaines classes sont en situation d’infériorité par rapport aux autres classes», écrivit Corradini en octobre 1910. «L’Italie est une nation prolétaire ; l’émigration suffit à le montrer. L’Italie est le prolétaire du monde[6].» En réalité, Corradini entendait orienter vers la colonisation africaine les multitudes de déshérités qui émigraient chaque année à partir du sud de la péninsule[7]. Entre 1871 et 1901, près de trois millions et demi de personnes quittèrent l’Italie pour l’étranger, et au cours des quinze années suivantes, le nombre d’émigrés atteignit environ neuf millions[8]. À la veille de la Première Guerre mondiale, l’exode déplaçait déjà près d’un million de personnes par an[9]. Réduisant les pressions sociales dans le pays et atténuant ainsi la lutte des classes, l’émigration contribua à créer les conditions qui permirent à Giolitti d’inspirer deux décennies de l’histoire italienne en défendant une politique libérale et une orientation sociale conservatrice[10]. Ainsi, arrêter le processus migratoire, comme le souhaitait Corradini, aurait pour effet d’atteindre les fondements mêmes du libéralisme et de favoriser l’impérialisme comme soupape d’échappement pour les tensions sociales. Corradini ne fut pas le premier homme politique italien à proposer l’expansion coloniale comme moyen d’absorber l’émigration des provinces méridionales, mais, en reprenant le thème, il lui insuffla un élément nouveau, qui le transforma complètement, car une dynamique provenant de l’autre côté de l’échiquier politique eut un écho dans la droite nationaliste[11].

Selon l’un des plus fins connaisseurs du fascisme, «La théorie de Corradini constitue peut-être la première tentative d’employer les forces influençant la lutte des classes pour promouvoir un socialisme impérialiste.[12]» En fait, l’idée d’insérer le prolétariat dans la nation, grâce à une politique de nationalisme social, avait déjà été proposée deux décennies plus tôt en France par Édouard Drumont et Maurice Barrès[13]. En 1892, Drumont inventa le terme de «national-socialisme», indiquant les préoccupations sociales du nouveau nationalisme ; quant à Barrès, il se définit lui-même comme un socialiste nationaliste lorsqu’il présenta sa candidature à la Chambre des députés en 1900[14]. «Je ne crains jamais d’insister sur l’union de l’idée socialiste et de l’idée nationaliste», écrivit Barrès dans un article de 1902[15]. Mais ce qui n’avait été qu’un souhait reçut de Corradini une ossature conceptuelle et des conditions d’organisation. Son génie ne se résumait pas à de simples modifications terminologiques. Beaucoup de gens confondent les mots. Corradini prit en compte les conséquences politiques qui découlaient de la combinaison nation/prolétariat ; dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, il s’efforça de consolider une alliance entre nationalistes radicaux et syndicalistes révolutionnaires, alliance qui puisse faire passer la lutte ouvrière de l’intérieur de l’Italie vers l’extérieur du pays, et convertir une nation prolétaire en une nation impériale[16]. «Je vous en prie, ne perdez pas de vue les syndicalistes», prévint Corradini en avril 1909. «Ils ont d’une certaine manière un point de départ identique au nôtre. Il s’agit de la première doctrine sincère et forte produite par l’ennemi[17].» On ne peut être plus clair. Selon lui, et selon le modèle énoncé par Pareto, les syndicalistes constituaient une nouvelle élite en formation, capable de renverser l’ancienne élite décadente et de revitaliser la nation[18]. Le leader nationaliste avait compris la faiblesse des groupes sociaux conservateurs, avec lesquels il lui serait impossible d’inaugurer un nationalisme agressif. L’Italie prolétaire ne pouvait acquérir une existence impériale que si la dynamique révolutionnaire du mouvement ouvrier était orientée au-delà des frontières. Le génie de Corradini consista à avoir compris, à partir de la droite, la nécessité de la renouveler politiquement, en utilisant à cet effet le prolétariat. Telle fut la substance même du fascisme.

Au congrès de Florence de décembre 1910, sous l’égide de Corradini, fut créée l’Association nationaliste italienne, qui exercera plus tard une influence décisive sur le fascisme naissant. Si Mussolini amena des masses de militants au fascisme, c’est Corradini qui lui fournit la formulation théorique de base et la principale orientation stratégique, jusqu’à ce que les nationalistes rejoignent finalement le Parti national fasciste (PNF) en mars 1923. A partir du moment où la férocité et les mauvaises manières des squadristi ne suffisaient plus et qu’il fallut gouverner, les vieux nationalistes entrèrent en scène ; bien que minoritaires, ils dominèrent de l’intérieur la direction du PNF[19] par leur compétence et leur rigueur doctrinale. «Mussolini n’a pas été l’inventeur de l’aspect impérialiste du fascisme, il l’a hérité de Corradini», note un fasciste français qui fut longtemps portugais d’adoption. «Mussolini n’a rien innové, il l’a réalisé[20].» De ce point de vue, on peut dire que Mussolini a eu la capacité tactique de conclure, dans la pratique, la stratégie politique paradoxale conçue et inaugurée par Corradini.

2

Cette stratégie audacieuse d’alliances politiques aurait toutefois été sans effet si, dans le même temps, et pas seulement en Italie, il ne s’était pas opéré un mouvement de convergence entre une certaine extrême gauche et l’extrême droite nationaliste et autoritaire. Édouard Berth, théoricien français du syndicalisme révolutionnaire, jouissait d’une audience significative parmi ses coreligionnaires italiens. Après avoir invoqué Proudhon pour se livrer à une longue apologie de la guerre comme modèle d’organisation sociale et comme inspiratrice des vertus prolétariennes,

Berth conclut que seuls le caractère pusillanime du bourgeois et sa mentalité exclusivement mercantile l’empêchaient d’admettre que les collectivités nationales recouraient à la guerre militaire, tout comme les collectivités ouvrières, les syndicats, recourent à la guerre sociale, c’est-à-dire à la grève. «Le bourgeois ignore ce qu’est une collectivité nationale ou ouvrière, et il ne peut certainement pas comprendre que l’honneur de cette collectivité prime sur un calcul des pertes et des profits. […] Le bourgeois […] est incapable de s’élever à un certain niveau de pensée ou de sentiment : l’idée sociale ne peut être que militaire ou ouvrière, et il n’y a que deux noblesses, celle de l’épée et celle du travail. Le bourgeois, l’homme d’affaires, de finance, d’or et de bourse, le marchand, l’intermédiaire, et son compère, l’intellectuel, qui est aussi un intermédiaire, tous sont étrangers au monde de l’armée comme au monde du travail, et sont voués à une irrémédiable médiocrité de pensée et de cœur[21].» Les présupposés idéologiques étaient clairs et n’admettaient aucune autre illusion – la grève et la guerre étaient placées sur le même plan grâce au mythe de l’honneur viril. Dans cette perspective, rien n’empêchait le prolétariat militant de diriger une nation guerrière.

Les syndicalistes révolutionnaires italiens ne tardèrent pas à tirer cette conclusion. A la fin de 1902, ils formèrent une faction au sein du Parti socialiste italien. La conjoncture leur semblait favorable, car en 1903, la tendance radicale s’empara du quotidien du parti et obtint la majorité au congrès de 1904. Mais lors d’un autre congrès, quatre ans plus tard, les réformistes triomphèrent et prirent le contrôle du quotidien national. Dans l’impossibilité de conquérir les postes de direction, les syndicalistes révolutionnaires abandonnèrent le parti. Etant simultanément écartés des postes de direction nationaux de la centrale syndicale socialiste, la Confederazione Generale del Lavoro (CGL, Confédération générale du travail), ils se concentrèrent sur l’activité régionale et jouèrent un rôle de premier plan dans la préparation et la conduite de nombreuses luttes[22]. Pour éviter l’action dissolvante de la bureaucratie réformiste, les syndicalistes révolutionnaires organisèrent les grévistes par l’intermédiaire des Chambres du travail qui, selon eux, devaient constituer la cellule fondamentale de la société future[23]. C’est ainsi que, au cours des grandes grèves rurales de 1907 et 1908, ils acquirent une base effective. Ne se contentant pas d’être un courant d’opinion, ils devinrent une force sociale au sein de la classe ouvrière italienne.

Avec la publication de La Lupa, dès la fin de 1910, les syndicalistes révolutionnaires entamèrent le dialogue qui les rapprocha des nationalistes radicaux[24], et l’année suivante l’occasion se présenta de renforcer cette convergence. En septembre 1911, le gouvernement de Rome envoya au sultan ottoman un ultimatum exigeant la reconnaissance des droits italiens sur la Tripolitaine et la Cyrénaïque. Comme prévu, le gouvernement turc rejeta ces revendications et l’Italie entama des campagnes militaires en Libye. De nombreux syndicalistes révolutionnaires, y compris des intellectuels connus, soutinrent activement l’agression[25], y voyant, comme Corradini et ses nationalistes, un moyen d’absorber l’émigration. «Il est possible que l’action en Libye soit l’initiative la plus importante et la plus sérieuse prise à ce jour au profit du sud du pays», écrivit Arturo Labriola, le principal théoricien italien du syndicalisme révolutionnaire[26]. L’Italie serait condamnée à être une nation prolétaire tant que durerait la saignée de sa population travailleuse ; combinant le problème de l’émigration avec le programme d’expansion coloniale, les syndicalistes révolutionnaires trouvèrent un terrain d’entente avec les nationalistes radicaux [27] . Angelo Oliviero Olivetti, l’une des personnalités les plus représentatives du mouvement, défendit l’expédition militaire contre l’Afrique du Nord en ces termes : «Le syndicalisme déteste la pâle égalité platonique dont rêve le collectivisme, et veut plutôt initier la formation d’élites combatives et conquérantes, lancées à l’assaut de la richesse et de la vie[28].» Et Arturo Labriola n’hésita pas à démêler le paradoxe, le présentant comme s’il s’agissait d’une démonstration. «Ah, camarades, savez-vous pourquoi le prolétariat en Italie ne peut pas faire la révolution ? Je vais vous le dire. Parce qu’il n’est même pas capable de faire la guerre[29].» Si les syndicalistes révolutionnaires pouvaient si facilement assimiler la révolution, qui est une lutte de classes, à la guerre, qui est une lutte nationale, rien ne les empêchait de remplacer le prolétariat par la nation.

A cette occasion, cependant, l’aile belliciste du mouvement dut faire face à l’opposition de coreligionnaires plus nombreux et non moins pertinents, notamment ceux qui, par le biais des Chambres du travail, entretenaient un contact direct avec le prolétariat[30]. Affirmant que la conquête de la Libye ne reflétait pas les intérêts de la nation, mais seulement la cupidité d’un groupe de capitalistes, les syndicalistes révolutionnaires hostiles aux aventures coloniales participèrent aux côtés du Parti socialiste à la grève générale de septembre 1911, convoquée pour protester contre l’expédition africaine[31]. Toutefois, il ne faut pas exagérer l’importance de ce désaccord. En novembre 1912, les deux tendances tinrent un congrès unifié, au cours duquel elles décidèrent d’abandonner la CGL. Avec la collaboration d’autres courants proches, dont les anarchistes, elles créèrent une centrale syndicale, l’Unione Sindacale Italiana (USI, Union syndicale italienne). L’audience dont ils bénéficiaient restait considérable, puisque la nouvelle organisation revendiquait plus de cent mille membres, contre trois cent mille pour les syndicats socialistes[32]. Mais l’ambiguïté au sein de ce mouvement ne devait pas être mince, puisque l’USI maintenait une position clairement antimilitariste[33]. Les contradictions devinrent insurmontables en 1914, lorsque les partisans de l’intervention dans la guerre mondiale agitèrent la possibilité de satisfaire les rêves d’irrédentisme aux dépens de l’Empire austro-hongrois. Alors que la majorité de l’USI, d’orientation anarchiste, prônait la neutralité du pays dans le conflit, les dirigeants syndicalistes révolutionnaires adoptèrent unanimement la position inverse, figurant tous au premier rang des enthousiastes de l’entrée en guerre de l’Italie [34]. La scission était inévitable.

Les syndicalistes révolutionnaires abandonnèrent l’USI pour fonder en octobre 1914 le Fascio Rivoluzionario d’Azione Internazionalista (Ligue révolutionnaire d’action internationaliste)[35], premier d’une série de fasci qui, en quelques années, allaient conduire l’Italie vers un destin bien connu. La grande boucherie fut présentée comme une guerre révolutionnaire. «Nous, révolutionnaires fidèles aux enseignements de nos maçtres», disait le manifeste inaugural du Fascio, «nous pensons qu’il n’est pas possible de dépasser les limites des révolutions nationales sans passer d’abord par l’étape de la révolution nationale elle-même. […] Si chaque peuple ne vit pas dans le cadre de ses frontières nationales, formées par la langue et la race, si la question nationale n’est pas résolue, le climat historique nécessaire au développement normal d’un mouvement de classe ne peut exister[36].» Avec la même inspiration, Mussolini proclama deux mois plus tard : «Les révolutionnaires affirment que l’Internationale ne pourra exister que lorsque les peuples auront atteint leurs frontières. C’est pourquoi nous sommes favorables à une guerre de caractère national[37].» Dans ce contexte, nous devrions méditer sur les paroles d’Engels lorsqu’il écrivit, dans une lettre adressée à Kautsky le 7 février 1882, que le mouvement socialiste ne se développe qu’après que la nation se soit unifiée et ait acquis son indépendance[38]. La filiation directe entre un aspect crucial de la genèse du fascisme et une thèse défendue par l’illustre cofondateur du communisme moderne confirme que la conversion de la lutte des classes en lutte des nations ouvrit la brèche théorique et pratique où le fascisme prit racine. Ce n’est pas sans raison que les membres du Fascio Rivoluzionario d’Azione Internazionalista exprimaient leur allégeance à leurs maîtres quand ils justifièrent leur prétendu caractère révolutionnaire par l’ambition de profiter de la guerre pour porter l’Italie aux limites historiques rêvées. Et dans ce nationalisme extrême, ils ne voyaient aucun paradoxe à appeler à l’action internationaliste, parce qu’ils la comprenaient comme une participation au conflit, aux côtés des soldats d’autres pays. Dans tout cela, la classe ouvrière ne comptait plus beaucoup pour les syndicalistes révolutionnaires, qui se présentaient maintenant comme l’avant-garde de masses beaucoup plus larges, de toute la population du pays, et étaient engagés dans un combat d’une portée beaucoup plus vaste, non pas une simple grève générale, mais une guerre totale. La stratégie d’Enrico Corradini avait finalement trouvé ses exécutants.

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Précisions de l’auteur suite à la publication de son article

Enrico Corradini fut l’un des fondateurs et dirigeants de l’Association nationaliste italienne, créée en 1910. En novembre 1923, l’Association nationaliste italienne fusionna avec le Parti national fasciste de Mussolini, et Corradini occupa des postes importants au sein du régime, tant au Sénat qu’au sein du Grand Conseil du fascisme.

Le concept de « nation prolétaire » occupa une place centrale dans la genèse et le développement de tous les fascismes. Corradini formula et exposa ce concept en Italie et en tira des conséquences politiques pratiques, tandis que Kita Ikki faisait de même au Japon. Le fascisme fut, dès sa naissance, un phénomène mondial.

Il faut en tirer des leçons pour aujourd’hui. Si, comme je l’ai écrit à plusieurs reprises, les identitarismes constituent la modernisation des nationalismes à l’époque du capitalisme transnational, alors le paradoxe de la « nation prolétaire » a été remplacé par le paradoxe de « l’identitarisme prolétaire », avec les mêmes conséquences néfastes. C’est pourquoi je considère l’identitarisme comme l’un des aspects de ce que j’appelle le fascisme post-fasciste.

J’ai écrit dans mon livre Labirintos do fascismo (pp. 51-52 de la 3e version disponible en ligne): « […] le “fascisme” et la “droite” ne sont pas synonymes, et la droite n’a pas embrassé la totalité de la dynamique fasciste. C’est cette distinction que les fascistes exprimaient lorsqu’ils utilisaient le terme de “réactionnaire”. L’idée qu’il existe un continuum d’un bout à l’autre du spectre politique se limite à la chorégraphie des hémicycles. Le fascisme déborda sur la droite dans la mesure où il résultait d’un écho des thèmes socialistes au sein de la droite et d’un écho des thèmes de droite au sein du socialisme. Catégorie large, la “droite” inclut la “droite libérale”, la “droite conservatrice’” et l’“extrême droite”, dont les limites se chevauchent ; de plus, au sein de l’extrême droite, il faut distinguer entre une “droite conservatrice” et une “droite radicale”. Or, il n’y a aucune raison de faire pencher le fascisme davantage vers l’extrême droite que vers l’un ou l’autre des deux autres courants. Si, dans certaines situations, il est difficile de séparer le fascisme de l’extrême droite radicale, il a parfois semblé se confondre avec la droite libérale ou conservatrice. Nous avons affaire ici à des articulations, des croisements, des échos, des influences pratiques et des circulations idéologiques. Le fascisme n’a jamais cessé d’être un jeu de miroirs. »

Mon intérêt pour Enrico Corradini se limite dans cet article à sa formulation du concept de « nation prolétaire » et à sa politique d’alliances avec les syndicalistes révolutionnaires, politique qui rendit ce concept politiquement opérationnel. De nombreuses références bibliographiques à cette thèse de Corradini se trouvent dans les notes des pages 547 et suivantes de Labirintos do fascismo.

Trois ouvrages décrivent de façon plus détaillée les thèses de Corradini :

James Gregor, Mussolini’s intellectuals. Fascist Social and Political Thought, Princeton University Press, 2005 [e-book], pp. 56-72.

Jacques Ploncard d’Assac, Doctrinas del Nacionalismo, Acervo, 1971, pp. 91-101.

Salvatore Saladino, « Italy », dans Hans Rogger et Eugen Weber (dir.) The European Right. A Historical Profile, 1965, University of California Press.

De l’autonomie des travailleurs au fascisme

Sorel et tant d’autres promoteurs du syndicalisme révolutionnaire, en France comme en Italie, furent des pionniers du fascisme.

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La conjugaison du prolétariat et de la nation, conçue à droite, n’aurait pas pu être transcrite dans la réalité pratique sans, à gauche, le développement d’une théorie de l’avant-garde révolutionnaire comme nouvelle élite.

Donnons la parole à Sorel : «[…] nous avons essayé de montrer qu’une nouvelle culture pouvait naçtre des luttes menées par les syndicats révolutionnaires contre les patrons et contre l’Etat ; notre plus grande originalité consiste à avoir soutenu que le prolétariat peut s’émanciper sans qu’il ait besoin de recourir aux enseignements des professionnels bourgeois de l’intelligentsia. Et nous sommes ainsi amenés à considérer comme essentiel dans les phénomènes contemporains ce qui était autrefois considéré comme accessoire : ce qui est véritablement éducatif pour un prolétariat révolutionnaire qui fait son apprentissage dans la lutte[39]». Nous trouvons ici clairement énoncée la primauté des formes de la lutte sur son contenu, c’est-à-dire la primauté du caractère pédagogique de la lutte sur les revendications immédiates. Et si l’on se souvient que Sorel écrivait en France sous la Troisième République, cette «république des professeurs[40]», pour reprendre la formule d’Albert Thibaudet, critique littéraire qui deviendra célèbre quelques années plus tard, nous devrions accorder davantage de valeur à la thèse selon laquelle la superstructure culturelle des travailleurs se forme sur la base d’une lutte autonome, et non grâce à l’héritage d’un savoir légué par des maîtres. «[…] je fonde la morale des producteurs non pas sur une éducation esthétique transmise par la bourgeoisie, mais sur les sentiments que développent les luttes engagées par les travailleurs contre leurs maçtres[41]». Sorel combine les deux aspects, celui des formes de lutte et celui de la culture, dans un passage lapidaire. L’unique fonction des socialistes, écrit-il, «consiste à s’occuper du prolétariat pour lui expliquer la grandeur du rôle révolutionnaire qui lui incombe. Il faut, par une critique incessante, l’amener à perfectionner ses organisations ; il faut lui montrer comment il peut développer des formations embryonnaires qui apparaissent dans ses sociétés de résistance, en vue d’arriver à construire des institutions qui n’ont point de modèle dans l’histoire de la bourgeoisie, en vue de se former des idées qui dépendent uniquement de sa situation de producteur de grande industrie et qui n’empruntent rien à la pensée bourgeoise, et en vue d’acquérir des mœurs de liberté, que la bourgeoisie ne connaçt plus aujourd’hui[42]». Sorel n’ignorait pas la genèse («formations embryonnaires»), pendant la lutte («dans les sociétés de résistance»), de rapports sociaux d’un genre nouveau («institutions qui n’ont point de modèle dans l’histoire de la bourgeoisie»). Il n’ignorait pas non plus que, à partir de là, se développent une nouvelle idéologie et de nouveaux comportements. «[…] la révolution sera absolue et irréformable, parce qu’elle aura pour effet de remettre les forces productives aux mains d’hommes libres, c’est-à-dire d’hommes qui soient capables de se conduire dans l’atelier créé par le capitalisme sans avoir besoin de maçtres[43]». Plus tard, ces notions seront reprises avec la même vigueur dans Les illusions du progrès. Estimant juste titre que la stabilité de la bourgeoisie s’était consolidée grâce au fonctionnement des mécanismes de mobilité sociale ascendante, Georges Sorel considéra que ces mécanismes étaient facilités par le système d’instruction populaire promu par la classe dominante ; il conclut que la soumission au système éducatif bourgeois était néfaste pour le prolétariat[44]. «Il n’est pas hasardeux de dire que les types d’éducation destinés à faire participer le peuple à des formes de raisonnement issues de l’ancienne noblesse et adoptées par la bourgeoisie ne peuvent être utiles au prolétariat. […] Tous nos efforts doivent viser à empêcher que les idées bourgeoises viennent empoisonner la classe montante[45]». Et, comme il l’avait fait dans ses travaux précédents, Sorel appelait les travailleurs à développer une nouvelle pédagogie fondée sur leurs propres institutions. «[…] mes amis et moi avons insisté sans relâche pour que les classes ouvrières ne suivent pas les voies tracées par la science et la philosophie bourgeoises. Le monde connaçtra un grand changement le jour où le prolétariat acquerra, comme la bourgeoisie l’a acquis après la révolution [française], la notion qu’il est capable de penser à partir de ses propres conditions de vie. […] Nous avons déjà dit d’innombrables fois que le prolétariat possède un système d’institutions qui est autant le sien que le régime parlementaire l’est pour la bourgeoisie. C’est du mouvement syndical que peut venir l’émancipation intellectuelle qui libérera les classes ouvrières de tout respect pour les balivernes bourgeoises[46]».

En fait, l’idée que l’origine du socialisme réside dans les rapports sociaux développés dans la lutte est bien antérieure aux Réflexions sur la violence et aux Illusions du progrès, et, dans ce contexte, il faut rappeler Louis- Eugène Varlin. Mais Varlin, les idées qu’il défendait et la pratique qu’il représentait avaient été largement enterrés sous les cendres de la Commune vaincue, et même si l’on voit dans le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR), sous la direction de Jean Allemane, un héritier de cette stratégie pédagogique des conflits sociaux[47], la différence est énorme entre une formation bureaucratique et parlementaire, d’un côté, et, de l’autre, le mépris pour les moyens conventionnels d’action politique qui caractérisait Sorel et ses disciples. Durant la première décennie du XXe siècle, la volonté de poursuivre et élargir la pensée révolutionnaire fondée sur le caractère pédagogique des luttes impliquait une rupture radicale avec l’inertie des syndicats et des partis de la Deuxième Internationale. Sorel fut-il le promoteur de l’autonomie de la classe ouvrière et anticipa-t-il des thèmes diffusés lors de la Révolution culturelle chinoise[48] ?

Avant de répondre à cette question, voyons ce que Hubert Lagardelle, directeur du Mouvement socialiste, pensait de l’autonomie du mouvement ouvrier, Lagardelle que Sorel considérait, avec Berth, comme «les représentants les plus autorisés du syndicalisme révolutionnaire [49] ». Pour Lagardelle, les syndicalistes révolutionnaires devaient convertir les luttes en une pratique pédagogique. «Les syndicats par catégorie professionnelle, à travers les luttes quotidiennes contre les patrons, menées dans le champ même de la production, constituent un puissant facteur d’éducation, au même titre que les coopératives dans la sphère de la consommation. La classe ouvrière s’accroçt d’elle-même, grâce à son effort persistant et à sa volonté personnelle, à sa capacité technique. Elle se prépare naturellement à la fonction qui lui incombe. Elle n’a pas besoin […] de s’installer au cœur du régime capitaliste. En dehors de ce régime, et en opposition avec lui, elle est tout à fait capable de parachever complètement sa formation[50].» Or, une lutte qui constitue en même temps une pédagogie devait nécessairement susciter la création d’institutions. «Le syndicalisme part de ce postulat – sans cesse rappelé par nous – que ce qui différencie les classes sociales, ce sont leurs institutions et leurs conceptions juridiques, politiques et morales. Chaque classe se crée, en fonction de sa structure économique, ses propres organes de lutte, en affirmant ainsi sa conception particulière du droit.» Ainsi, le but de chacune des classes en lutte était d’«imposer à la société son “idée” particulière et les institutions qui la supportent[51]». Pour le prolétariat, il s’agissait de formes sociales entièrement nouvelles, en rupture radicale avec le capitalisme. «Le socialisme est élaboré peu à peu par la classe ouvrière, organisée révolutionnairement dans ses institutions économiques. C’est la lutte quotidienne que le prolétariat se voit obligé de soutenir contre toutes les hiérarchies, toutes les autorités, toutes les croyances du monde bourgeois, qui lui permet de construire en même temps qu’il détruit. Il n’aspire pas à prendre quoi que ce soit de l’ordre capitaliste, car son rôle essentiel consiste à produire des créations originales[52].» Ou, dans un souffle plus synthétique : «Ce qui compte avant tout, c’est l’action pratique, créatrice d’institutions et d’idées[53].» Telle était la profonde nouveauté historique, poursuivie dans le cadre du syndicalisme. «Le grand fait révolutionnaire des temps modernes ne consiste pas tant dans la formation, par la grande industrie, d’un prolétariat croissant que dans la création par ce prolétariat d’une série d’institutions spécifiques, opposées aux institutions du régime capitaliste. Au sein de ses syndicats et de ses coopératives, la classe ouvrière exprime ses modes de pensée et élabore de nouvelles règles de vie, de moralité et de droit[54].» Et Lagardelle de répéter plus tard, en 1908 : «On ne peut détruire une société en se servant des organes qui ont pour mission de la conserver, [car] chaque classe, pour s’émanciper, doit créer ses propres organes[55].»

Selon Sternhell, qui a étudié minutieusement les origines du fascisme: «C’est la raison pour laquelle le syndicalisme révolutionnaire s’est attaché à développer les “instincts de révolte” des prolétaires. […] Toute l’originalité de ce syndicalisme résidait, pour ses idéologues, dans cette création d’institutions prolétariennes, génératrices d’un monde nouveau, d’une nouvelle réalité humaine.» Et il ajoute : «Lagardelle s’insurge contre l’école en tant que moyen d’ascension sociale et d’intégration intellectuelle du prolétariat, et ridiculise “l’esprit égalitaire” de la “démocratie avancée”, dont le but est de transformer en “alliés de la classe ennemie” les ouvriers éduqués à l’école de la bourgeoisie et “gavés de science indigeste. Ce n’est qu’en “se séparant complètement du monde bourgeois que le monde ouvrier pourra découvrir ses nouvelles conceptions de la morale et du droit.» Le même auteur rappelle également les «innombrables avertissements lancés par le directeur du Mouvement socialiste, dans le but d’inciter le prolétariat à s’opposer à toute tentative de mobilisation dans les conflits où s’affrontent les diverses factions de la bourgeoisie[56]».

Les mêmes thèses ont été défendues par Édouard Berth, un autre disciple de Sorel, le plus durable et le plus tenace de tous. «L’action directe», écrit Berth en 1908 dans Les Nouveaux Aspects du socialisme, «c’est la glorification de l’autonomie de toutes les forces ouvrières ; le syndicalisme fait appel à l’énergie, à l’initiative, à l’audace de chaque ouvrier[57]». Pour lui, le syndicalisme révolutionnaire reposait sur «l’idée essentielle» que les travailleurs ne pouvaient pas utiliser l’État à leur avantage ; «par conséquent, le triomphe de la classe ouvrière ne peut se réaliser que par la destruction de l’État, sa décomposition ou sa réabsorption au sein des organismes ouvriers[58]». Puisque l’État est une extension du capitalisme et qu’il est lui-même devenu un patron, «entre la classe capitaliste et la classe ouvrière, il n’y a plus d’intermédiaires : la lutte est un corps à corps, une action directe[59]». «Le syndicalisme est la glorification de la liberté ouvrière, de l’autonomie ouvrière», et telle est l’essence de l’«action directe[60]», pour Berth. Nous serions ainsi «en présence d’une classe, d’une personnalité complexe, d’une collectivité spirituelle, pleinement autonome, se dictant à elle-même sa loi, sans aliéner son pouvoir entre les mains d’aucun maçtre, d’aucun état-major, d’aucune faction, bref, d’aucun État[61]».

Sorel n’était donc pas un cas isolé. Se serait-il rangé, avec Lagardelle, Berth et les autres syndicalistes révolutionnaires, parmi les défenseurs de l’autonomie de la classe ouvrière ?

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Sorel et tant d’autres promoteurs du syndicalisme révolutionnaire, en France comme en Italie, furent des pionniers du fascisme. Les mots valent ce qu’ils valent et les dénominations ne sont que des conventions, mais lorsque les usages deviennent ambigus et les conventions fluides, une clarification s’impose. En mentionnant les syndicalistes révolutionnaires, je ne fais pas référence ici à l’ensemble de ces courants, très présents dans la Confédération Générale du Travail française avant la première guerre mondiale, qui affirmaient l’indépendance des organisations syndicales vis-à-vis de l’Etat bourgeois et des différents partis socialistes ; ni à ceux qui, après l’unification, affirmaient à l’indépendance des organisations syndicales vis-à-vis de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) ou, en réalité, du Parti socialiste français. Un auteur de l’époque, qui savait de quoi il parlait, attribuait à ces courants «peut-être la moitié des forces syndicales[62]». Mais dans le sens où j’utilise ces termes, pour désigner Sorel et ses disciples, les syndicalistes révolutionnaires ne constituaient qu’une des tendances de ce type de syndicalisme. En septembre 1908, Georges Sorel suspendit sa collaboration avec Le Mouvement socialiste[63] et en 1909, trois ans après la première publication des Réflexions sur la violence et à peine un an après la première édition des Illusions du progrès, il adhéra à l’Action française, le parti monarchiste qui exerçait alors une influence prépondérante sur l’extrême droite radicale en France, et Sorel commença à prendre des positions publiques hostiles aux Juifs[64]. En même temps, grâce à ses nombreux contacts qu’il entretenait de l’autre côté des Alpes[65], Sorel contribua largement à la convergence entre le syndicalisme révolutionnaire italien et le nationalisme expansionniste de Corradini, ce qui le place dans la genèse directe du fascisme, d’autant plus qu’il avait perçu le potentiel du jeune Mussolini, alors que ce dernier était encore socialiste.

Dans un article publié à la fin de 1940, Pierre Drieu la Rochelle nota que le mouvement initié par Sorel avait péri en France avec la Première Guerre mondiale et n’avait trouvé de continuité qu’en Italie, grâce à Mussolini[66].

«C’est un Italien du XVe siècle, un condottiere», avait commenté Sorel à propos du futur Duce, ajoutant qu’il était «le seul homme capable de remédier aux faiblesses du gouvernement[67]». En plus de lui attribuer une découverte qui appartient en réalité à Corradini, en écrivant qu’«il inventa une chose qui n’est pas dans mes livres, l’union du national et du social», Sorel vit en Lénine la seule figure politique à laquelle Mussolini pouvait être comparé[68]. L’éloge n’est pas à dédaigner, car après être passé de la gauche la plus iconoclaste à la droite la plus audacieuse, Georges Sorel ne cessa de réfléchir dès lors aux courants radicaux du mouvement ouvrier et se déclara, en 1917, partisan de l’action des bolcheviks en Russie[69]. En privé, il exprimera plus tard des réserves sur les actions des Fasci, et mourra avant d’avoir eu le temps d’apprécier leur expérience de gouvernement. Mais les idées, comme cela arrive souvent, écrasent leur créateur de leur poids. Ce n’est sûrement pas un hasard si, durant les dernières années de sa vie, Sorel soutint publiquement les ambitions de l’impérialisme italien dans l’Adriatique et n’essaya jamais d’empêcher la promotion dont il était l’objet par les fascistes. Sa critique du mouvement fasciste ne sera rendue publique que dans une édition posthume[70].

D’ailleurs, Mussolini, qui dès les premières années du XXe siècle avait si fortement subi l’influence du syndicalisme révolutionnaire[71], reconnut en Georges Sorel un de ses principaux inspirateurs[72]. «[…] dans le grand courant du fascisme, écrivit-il, vous retrouverez les fils qui sont partis de Sorel, de Péguy, de Lagardelle, du Mouvement socialiste[73] […]». De son côté, Lucien Rebatet mentionna également Sorel et Lagardelle, ainsi que Renan et Maurras, parmi ceux qui contribuèrent à former la pensée de Mussolini[74]. Enfin, l’un des idéologues les plus en vue du fascisme italien souligna l’inspiration sorélienne du Duce[75]. En effet, en 1908, Mussolini avait publié, dans une revue qu’il dirigeait, la traduction d’un article de Sorel [76] et l’année suivante, il écrivit un article sur la traduction italienne des Réflexions sur la violence. Ce compte rendu faisait l’éloge du maître car «grâce à ses livres, nous avons été amenés à mieux comprendre le marxisme, qui nous était parvenu d’Allemagne dans un état méconnaissable[77]». Malgré le rôle secondaire que les syndicats occupèrent toujours dans le fascisme italien, puisqu’ils furent largement remplacés par les milices dans la mobilisation et l’encadrement des travailleurs, le syndicalisme révolutionnaire fut, du début à la fin du régime, l’un des principaux ingrédients du discours de Mussolini, et il joua un rôle indispensable dans cette mise en scène des mythes qu’était le fascisme[78]. Dans une mesure incomparablement plus modeste et avec des répercussions beaucoup plus faibles, celui qui fut pendant quelques années le grand nom du fascisme radical portugais avoua, longtemps après : «Sorel est pour moi le grand maçtre. C’est lui qui a peut-être tout fait[79].»

Édouard Berth accompagna Sorel dans l’évolution du syndicalisme révolutionnaire vers l’Action française, où il se distingua dans l’une des expériences qui anticipèrent le fascisme, mais, en 1920, il adhéra au Parti communiste. Dans les années suivantes, l’écho des thèmes nationalistes commençât à se faire entendre à l’extrême gauche, ce qui permit au national-bolchevisme de donner la réplique aux défenseurs du concept de «nation prolétaire» ; pourtant, une telle évolution – paradoxalement – ne séduisit pas Berth, qui réédita en 1923 un ouvrage dans lequel il formula des critiques véhémentes non seulement contre le nationalisme mais contre le patriotisme[80]. En 1925, il rompit avec les communistes et retourna à ses racines soréliennes, cultivant jusqu’à la fin de sa vie une mémoire éteinte, qui déjà s’était réincarnée dans des courants ayant une autre existence et d’autres dimensions[81]. Edouard Berth fut le seul capable de sortir du fascisme pour sortir de l’histoire.

En revanche, Hubert Lagardelle resta jusqu’au bout au cœur des événements. Il avait commencé sa vie politique comme un marxiste orthodoxe, militant dans le parti de Jules Guesde, mais le contact avec Sorel le précipita vers une position plus radicale. En 1899, Lagardelle fonda Le Mouvement socialiste, le principal organe du syndicalisme révolutionnaire, dans lequel écrivirent des intellectuels de renom et plusieurs figures de proue de la gauche européenne. En 1909, lorsque Sorel et certains de ses disciples commencèrent à collaborer avec le parti de Maurras, l’Action française, non seulement Lagardelle mais les autres rédacteurs de sa revue répudièrent cette orientation et rompirent l’année suivante avec le maître. Aurions-nous alors trouvé le promoteur d’une solution alternative cohérente, à la fois radicale et anticapitaliste ?

Ce fut Lagardelle qui, à la tribune des congrès du Parti socialiste, prit la parole pour défendre avec intransigeance les positions du syndicalisme révolutionnaire et les thèses de la Charte d’Amiens. Mais rien n’est simple dans l’histoire de cette époque et des personnages qui l’ont incarnée. Peu après s’être séparé de Sorel, Lagardelle découvrit les vertus de la démocratie représentative et rejoignit, avec le journal qu’il dirigeait, l’aile modérée du socialisme. Pendant la Grande Guerre et les années qui suivirent, alors que l’effervescence sociale atteignait son apogée et explosait dans toute l’Europe, Lagardelle se tint à l’écart de ces questions vitales, et se consacra à la politique régionale dans une ville moyenne de province. Il profita sans doute de cette parenthèse pour beaucoup réfléchir, car en 1926 il milita, bien qu’en y assumant une position secondaire, dans le Faisceau, l’un des premiers partis mussoliniens créés hors d’Italie, ce qui ne l’empêcha pas de fréquenter simultanément l’ambassade soviétique et d’y rendre visite à son ami des vieux jours du socialisme, l’ambassadeur Christian Rakovsky, figure de proue de l’Opposition trotskiste. En 1931, Lagardelle commença à occuper une place éminente dans la nouvelle extrême droite radicale, en promouvant un fascisme moderniste et technocratique ; en 1933, à l’invitation d’Henri de Jouvenel, il accepta un poste de conseiller aux questions sociales à l’ambassade de France à Rome. On ne peut s’étonner que, presque septuagénaire, Lagardelle ait été nommé en avril 1942 ministre du Travail dans le gouvernement collaborationniste de Vichy. Sa fonction principale était de fournir aux occupants nazis une main-d’œuvre abondante soumise au travail forcé, ce qui montre que l’on peut commencer sa vie politique en défendant l’autonomie et la finir en pratiquant l’esclavage. Après la victoire des Alliés, Lagardelle fut arrêté, jugé et condamné aux travaux forcés à perpétuité[82], ce qui est un excellent exemple de justice rétributive.

Réponse de João Bernardo à un lecteur sceptique

Cet article rappelle que Sorel attribua à Mussolini «une chose qui n’est pas dans mes livres, l’union du national et du social ‘. Eh bien, récemment, Passa Palavra a publié un article intitulé «Pregar no deserto: 1) uma certa esquerda convergindo com a extrema-direita» (“Prêcher dans le désert : 1) une certaine gauche converge vers l’extrême droite”) (http://passapalavra.info/2014/03/92349 ), dans lequel les auteurs évoquent certaines personnalités portugaises considérées comme étant de gauche et qui proclament la nécessité de fusionner la question nationale et la question sociale. Il ne s’agit pas seulement pour la droite de s’approprier des formes d’organisation créées par la gauche. Il s’agit également du fait que la gauche – une partie de la gauche – engendre un mouvement qui est déjà d’extrême droite. En 1914-1915, comme j’essaierai de le montrer dans le dernier article de cette série, l’évolution de Mussolini vers ce qui allait être appelé le fascisme était improbable ; du moins aussi improbable qu’elle l’aurait été pour les personnages cités par Passa Palavra, et d’autres, il y a peu de temps. Mais il faut souligner une différence importante. Un siècle auparavent, le fascisme et ses subtilités étaient des réalités encore ignorées, alors qu’aujourd’hui tout cela est connu – du moins de ceux qui veulent savoir. L’un des fascistes les plus lucides de l’après-guerre, Maurice Bardèche, a observé que «tant que le mot fascisme n’est pas prononcé, les candidats au fascisme ne manquent pas» (Qu’est-ce que le fascisme ?, Les Sept Couleurs, 1961, p. 160). Nous avons ici le secret de tant d’oublis et de distractions d’une certaine gauche. C’est que pour qu’ils soient fascistes, ces gens de gauche ont besoin que «le mot fascisme ne soit pas prononcé».

De l’avant-gardisme à une théorie des élites

Les syndicalistes révolutionnaires ont apporté à l’extrême droite un radicalisme d’action et une audace de pensée qui lui faisaient jusqu’alors défaut, et en retour ils ont renforcé leur propre élitisme d’avant-garde.

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Dans leur lutte contre la démocratie libérale, de nombreux représentants de l’aile la plus extrême du mouvement ouvrier (anarchistes, syndicalistes révolutionnaires, collaborateurs du Mouvement socialiste, de La Guerre sociale et de Terre Libre) finirent par abandonner la perspective d’une autonomie sociale et politique de la classe ouvrière et par s’identifier aux positions de la droite autoritaire. Il est possible que Gustave Hervé, l’internationaliste, l’anticolonialiste et l’antimilitariste qui dirigeait et animait La Guerre sociale, ait conclu en 1911 une sorte d’accord avec les autorités pour alléger les privations de la prison, et qu’il fut obligé dès lors de mettre au service de la droite la plus extrême le même activisme qui l’avait auparavant placé dans le camp de la gauche intransigeante[83]. Ce genre de détail n’explique cependant rien, puisqu’il ne s’agit pas ici de quelques volte-face individuelles, mais de groupes politiques et idéologiques dotés d’une structure interne cohérente. Par ailleurs, des rapports de police indiquent que, déjà à la fin de la première décennie du XXe siècle, La Guerre sociale aurait entretenu des liens avec l’Action française[84], le parti d’extrême droite ; de plus, en 1894 et 1895, le journal La Cocarde associait pour la première fois dans l’extrême gauche française des thèmes socialistes et nationalistes[85]. Au même moment, l’hostilité envers les Juifs se consolidait dans les milieux anarchistes[86], antisémitisme qui combinait le rejet d’une culture considérée comme étrangère à la nation et la haine de la richesse attribuée aux Juifs. Proche des milieux ouvriers, et exprimant simultanément des sympathies pour l’aile populiste de l’Action française, le groupe qui se réunit de 1909 à 1912 autour de la revue Terre Libre, organe syndical d’action directe, associait également l’anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire au nationalisme antisémite[87], au point que Terre Libre publia le 15 octobre 1911 un article dans lequel il prit position contre l’internationalisme ; dans ce texte il dénonçait la concurrence exercée par la main-d’œuvre étrangère et affirmait qu’elle est le résultat d’une «invasion juive» subie par la France[88].

On comprend mieux ce climat idéologique si l’on observe la manière dont évolua l’agitation autour de la condamnation du capitaine Alfred Dreyfus. Commencée comme une querelle au sein de la classe dirigeante, l’affaire Dreyfus finit par devenir la ligne de démarcation entre toutes les options politiques, obligeant les dirigeants socialistes, initialement hésitants, à se définir comme dreyfusards parce qu’ils ne voulaient pas rejoindre le populisme antisémite de l’extrême droite. Comme presque toute la gauche, les syndicalistes révolutionnaires avaient collaboré au mouvement pour la révision du procès. Lorsque Dreyfus fut entièrement réhabilité en juillet 1906, l’agitation ouvrière atteignit des proportions très menaçantes pour les classes dirigeantes. Depuis le début du XXe siècle, le nombre de grèves, le nombre de participants et la durée moyenne des conflits augmentaient, la mobilisation culminant le Premier mai 1906[89]. Mais, dans les années qui suivent, les ouvriers furent confrontés à une répression très forte, menée par ces mêmes personnages que l’affaire Dreyfus avait installés au pouvoir. Ce n’est guère étonnant si l’on sait que le général qui avait commandé le massacre des insurgés de la Commune avait été nommé ministre de la Guerre pour réhabiliter Dreyfus et le réintégrer dans l’armée. Et lorsqu’un secrétaire syndical fut condamné à mort à cause des violences commises lors d’une grève au Havre, mouvement auquel il était resté étranger, et que les organisations ouvrières cherchèrent à renouveler à leur profit la solidarité qui venait de sauver le capitaine Dreyfus, la bourgeoisie libérale resta indifférente et se désintéressa de la question[90].

C’est à ce moment, précisément lorsque l’affrontement entre le mouvement ouvrier et la bourgeoisie progressiste devint indubitable, et alors qu’il semblait que l’autonomie de classe des travailleurs et la spécificité de leurs intérêts allaient être affirmées, c’est à ce moment que les syndicalistes révolutionnaires virèrent totalement de bord. Après avoir traversé l’affaire Dreyfus à l’extrême gauche, ils se retrouvèrent à l’extrême droite avec l’Action française qui, pendant l’affaire, avait défendu avec acharnement l’autorité des institutions traditionnelles contre la république parlementaire. Aux côtés des autres courants qui les accompagnèrent sur cette voie, les syndicalistes révolutionnaires restèrent fermes dans leur critique de la démocratie représentative ; ce fut le seul élément de continuité d’un tournant collectif qui eut pour effet d’apporter à l’extrême droite une radicalité d’action et une audace de pensée qui lui faisaient défaut jusqu’alors [91]. Ils apportèrent également avec eux un ensemble de préoccupations sociales que la plupart des conservateurs refusaient de prendre en compte. En contrepartie, ils absorbèrent l’antisémitisme traditionnel de la droite française et purent, en outre, renforcer l’élitisme d’avant-garde qui les caractérisait déjà dans la phase syndicaliste, en le transformant en une théorie autoritaire des élites. Dans leurs appels à l’action directe, les syndicalistes révolutionnaires avaient conçu la classe ouvrière comme la grande source d’énergie sociale, mais ils avaient aussi affirmé la nécessité des avant- gardes éclairées conduisent cette dynamique, afin que les minorités radicales ne fussent pas piégées par l’inaction d’une base timorée. Et maintenant qu’ils s’étaient définitivement tournés vers l’autoritarisme, ils en vinrent à considérer les avant-gardes comme de véritables élites, avec toutes les conséquences pratiques et idéologiques que cela impliquait[92].

Dans les mêmes pages, apparemment si claires, où il exposait une théorie systématique de l’autonomie ouvrière, Lagardelle soutenait, avec non moins de clarté, que l’existence de différences entre les êtres humains était une raison suffisante pour que se forment des élites. «Dès l’instant où nous avons devant nous des hommes réels, des ouvriers qui ne possèdent pas des qualités identiques et n’exercent pas la même action, une différenciation se produit nécessairement entre eux. Les plus conscients, les plus aptes à l’autodéfense et à la lutte sociale, sont les premiers à se regrouper, montrant aux autres le chemin qu’ils doivent suivre. C’est-à-dire qu’une sélection s’opère et, du point de vue de l’évolution du prolétariat, les formations ainsi créées acquièrent une importance primordiale

Quoi qu’il en soit, la théorie des élites repose sur la mise à l’écart de l’histoire. Les différences circonstancielles entre l’avant-garde et la base sont figées hors du temps et du lieu où elles sont apparues ; on oublie qu’elles s’éteindront et se réorganiseront en de nouvelles différences à mesure que la situation évoluera ; et les avant-gardes d’un instant recourent à cette métaphysique sans temps ni espace pour justifier leur conversion en bureaucraties professionnelles. A la tête des syndicats, les élites prendraient, selon Lagardelle, la forme d’une bureaucratie stable ; dans le cadre des entreprises, elles se présenteraient comme une technocratie d’origine ouvrière. «Ce qu’on a déjà appelé la tyrannie des syndicats n’est rien d’autre que le pouvoir de direction normalement transféré à des groupes choisis, c’est-à-dire à l’organisme constitué par les travailleurs les plus capables de sauvegarder les intérêts de toute la classe. […] Plus [les groupes syndicaux] agissent et délibèrent au nom de tous les travailleurs, plus s’affirme leur rôle d’organes dirigeants et représentatifs de la masse prolétarienne. […] Mais les travailleurs non organisés ne peuvent aspirer, en vertu d’un quelconque droit individuel supérieur au droit de tous, à détruire le principe du gouvernement des travailleurs par les groupes professionnels. […] le mouvement ouvrier tend à être stable et organique. Le monde du travail constitue un monde à part. Le travail de production est difficile […]. Il exige une certaine somme de qualifications et rend nécessaire l’existence d’une forte hiérarchie. Cette hiérarchie se forme naturellement selon la loi de la sélection dans l’organisation de la classe ouvrière.» Sans l’autorité stable et ferme exercée par la nouvelle élite ouvrière, conclut Lagardelle, «les groupes professionnels, qui sont des formations sélectionnées, seraient noyés dans la masse amorphe des travailleurs inorganisés[93]». En effet, rien n’afflige plus les élites que d’être absorbées par les masses, c’est-à-dire de perdre exactement leur caractère d’élite. Quel destin épouvantable !

La même théorie des élites utilisée par Lagardelle servit à Édouard Berth pour confondre l’autonomie ouvrière avec l’aliénation des travailleurs au service du capital, quand il fit l’apologie de la discipline d’entreprise et du productivisme et les considérait comme le véritable modèle du socialisme. Concentrant ses diatribes sur les spéculateurs, les représentants du capital commercial et financier, et les accusant de parasitisme, Berth louait l’esprit d’entreprise attribué aux capitaines d’industrie, «les grands réalisateurs d’un capitalisme audacieux, puissant et novateur», comme il le réaffirma dans un texte de 1923[94]. De ce point de vue, sa critique de l’État, qu’il jugeait inutile du seul fait qu’il n’était pas productif[95], s’inscrivait dans la tradition de Saint-Simon, pour qui l’entreprise était le seul cadre politique nécessaire au capitalisme. Certes, Berth admit que, pour le syndicalisme révolutionnaire, «cette division autocratique et hiérarchique du travail, instaurée par le capital dans l’atelier, devait faire place à une association égalitaire de travailleurs libres et non hiérarchisés[96]» et il mentionna à plusieurs reprises l’aspiration à «un atelier sans maçtres».

Mais comme le syndicalisme révolutionnaire était «l’enfant légitime du capitalisme», et qu’il avait hérité de lui «cet amour d’une productivité toujours plus élevée et plus parfaite», «l’impératif catégorique de la production[97]», Berth considérait que le socialisme maintiendrait inchangées les forces productives et la technologie qui y présidait. Or, les technologies ne sont pas neutres ; elles présupposent des formes de travail données et nécessitent des types de discipline donnés. «La gratitude que le syndicalisme doit au capitalisme ne se limite pas aux richesses matérielles qu’il a créées, mais aussi et surtout aux transformations morales et spirituelles qu’il a opérées dans les masses ouvrières qui, grâce à sa discipline de fer, ont été arrachées à leur paresse primitive […] pour devenir capables d’un travail collectif de plus en plus parfait[98]». Dans ce contexte, quel sens pourrait avoir l’autodiscipline des travailleurs si ce n’est celui de l’autocontrainte ? «Le syndicalisme reconnaçt pleinement que la civilisation a commencé, et a dń commencer, par la contrainte, que cette contrainte a été salutaire, bénéfique et créatrice, et que s’il est possible d’espérer un régime de liberté, sans la tutelle des patrons et de l’Etat, c’est encore grâce à ce même régime de contrainte qui a discipliné l’humanité et l’a progressivement rendue capable de s’élever vers le travail libre et volontaire[99]». En définissant la liberté comme une autocontrainte et en admettant, finalement, que l’État pourrait s’éteindre lorsque chacun serait capable de se réprimer et de réprimer les autres[100], Berth ne faisait que redonner vie à la seule grande utopie du capitalisme, qui rêvait de récupérer perpétuellement les conflits sociaux de telle sorte que la liberté n’aurait d’autre contenu que celui de la répression consentie.

La synthèse de cet ensemble de thèmes se trouve dans un court article de Sergio Panunzio, l’un des nombreux syndicalistes révolutionnaires italiens qui participeront, quelques années plus tard, à la fondation des Fasci di Combattimento (Ligues de combat). Bien qu’il ait été le principal théoricien du régime de Mussolini dans les années 1920[101] – et peut-être pour cette raison même ? – il maintint une certaine attitude contestataire en défendant le corporatisme intégral et en s’opposant à la version modérée que le Duce mit en œuvre[102]. Les fils avec lesquels l’histoire allait être tissée pouvaient déjà être démêlés lorsque nous voyons Panunzio considérer que le principe général d’autorité dominait toute la vie sociale, et que l’État bourgeois n’était qu’une de ses manifestations spécifiques. C’est pourquoi, poursuivait-il, les syndicalistes révolutionnaires, s’ils combattaient l’État, se distinguaient des anarchistes parce qu’ils ne remettaient pas en cause l’autorité. «[…] le syndicalisme est anti-étatiste par définition, mais pas anti-autoritaire». C’est la discipline de l’entreprise qui exigeait l’autorité. Le capitaliste était devenu superflu, mais la direction technique de l’entreprise restait indispensable. «Lorsque l’exploitation inhérente à l’organisme de l’entreprise capitaliste sera éliminée par l’unification et la libre association des facteurs productifs, qui seront déjà entre les mains des travailleurs syndiqués, il restera encore des groupes de producteurs qui auront besoin d’un régime technique, d’une direction. Même dans le régime économique ouvrier mis en place par les syndicats, sans classe patronale ni État, il existera un principe autoritaire, appelons-le ainsi, qui résulte inévitablement des nécessités techniques impératives du travail et de la production[103]». Partant de l’action d’une avant-garde dans un cadre qui semblait entièrement voué à l’autonomie prolétarienne, les syndicalistes révolutionnaires commencèrent à faire l’apologie de l’autoritarisme technocratique. La création de nouvelles institutions au cours du processus de lutte déboucha finalement sur une réduction de tous les horizons sociaux aux limites de l’entreprise et sur un renforcement de la discipline d’entreprise.

Cette théorie des avant-gardes dégénéra en un élitisme dans lequel le principe de l’autorité et de l’État se reconstruisit inéluctablement. Comme l’ecrit l’un des spécialistes de cette problématique : «[…] une société fondée sur les critères exposés par Sorel, Berth, Pouget, Lagardelle ou Griffuelhes aurait présenté les principales caractéristiques du type idéal d’une société fasciste. Dirigée “par les conscients, les révoltés” [Pouget], qui éprouvent un mépris sans bornes pour la démocratie […] et pour le mode de vie de la société bourgeoise, cette société syndicaliste prétendait façonner un nouveau type d’homme, mń “par l’audace, la discipline merveilleuse” émanant “de l’armée des travailleurs” en grève [Berth] […] Les syndicalistes révolutionnaires se considéraient comme une nouvelle aristocratie, qui conduisait à la guerre – la guerre sociale – l’immense armée des prolétaires. […] L’élan révolutionnaire en vint […] à dépendre de la foi et de la volonté, et non plus de la conscience de l’évolution historique. Cela explique que la rencontre avec l’Action française n’ait pas été fortuite, et ait résulté d’une conception très similaire du bien politique et des forces historiques[104]».

Mais qu’en fut-il de Sorel ?

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Dans Les Illusions du progrès, bien qu’il considérât la science comme une expression du milieu social, et admit par exemple que «la loi d’accélération des graves s’était présentée à Galilée par suite d’analogies politiques», puisque «la puissance pouvoir des monarques était devenue assez absolue pour qu’on pńt y voir un type de force constante[105]», Sorel limita ce relativisme aux époques passées et érigea l’activité scientifique de son temps en un critère qui servait à instaurer des hiérarchies et à les légitimer. Il est significatif que, dans un livre où il insiste fréquemment sur le thème de la décadence et de la dégénérescence, Sorel ait décelé dans le capitalisme l’existence d’un «progrès réel», constitué par la «technique de production», qui d’une part assure le confort des patrons, et, de l’autre, «est la condition nécessaire de la révolution socialiste[106]». De manière inattendue, l’ingénieur Georges Sorel rencontra ici les défenseurs de l’orthodoxie marxiste qu’il abhorrait tant ; ces derniers attribuaient, eux aussi, un caractère de neutralité sociale aux forces productives et les considéraient comme la base du socialisme. Dans cette apologie de la technologie capitaliste, Sorel supposait même que la capacité d’innovation et d’invention des ouvriers industriels devrait se développer au contact des machines[107]. «L’atelier moderne, écrivit-il, est un champ d’expériences qui sollicite continuellement le travailleur à la recherche scientifique[108]».

Sorel n’a jamais compris que la machinerie capitaliste a, entre autres, pour but d’enlever aux travailleurs tout contrôle physique ou mental sur le processus de production. Mais cette prétendue stimulation de la participation intellectuelle créative se produirait en pratique de manière singulière, car les nouvelles autorités sociales prendraient racine dans les usines, reproduisant ainsi la hiérarchie inhérente à l’activité scientifique sous le capitalisme. On saisit donc pourquoi Sorel insista à plusieurs reprises sur le caractère spécialisé de la science, au point de reprocher aux encyclopédistes, et en général à la philosophie des Lumières, de prétendre mettre la connaissance scientifique, et même la pratique scientifique, à la portée de tous[109]. Nous touchons ici le point nodal des contradictions de Sorel : s’il appelait les prolétaires à produire leurs propres connaissances et systèmes de pensée, il encourageait en même temps les ambitions de la technocratie ayant une formation scientifique à dominer.

Dans un appendice datant de 1920, où il interprétait un passage du Capital, Sorel imagine que «l’atelier socialiste groupera des producteurs dont l’esprit sera toujours en éveil pour critiquer les pratiques apprises, qui seront guidés par des contremaçtres analogues aux préparateurs des professeurs de chimie et en tête desquels se trouveront des ingénieurs qui parleront à leurs hommes comme un maçtre parle à ses élèves[110]». La conversion de la hiérarchie universitaire en un modèle de la hiérarchie de l’usine ne pouvait être plus claire, afin que les technocrates, les «ingénieurs», trouvent une légitimité dans cette figure que les Français appellent le mandarin, le professeur accepté comme maçtre à penser. Or, «l’atelier socialiste» hériterait des «qualités que développe l’atelier progressiste dans le régime capitaliste[111]» : sur ce point crucial, Sorel suivait la vulgate marxiste et il considérait que la croissance des forces productives capitalistes était le «pont économique» qui mène au socialisme[112]. Une science mythifiée, parce qu’isolée de son conditionnement social, servait d’élément de liaison entre deux modes de production antagoniques ; et dans cette légitimation de la technocratie, Sorel invoquait la prudence du léninisme. Se référant avec ironie aux «bourgeois» qui prétendaient que le bolchevisme avait cédé à la nécessité de recourir à des «intellectuels», Sorel soutenait que ceux à qui Lénine «a dń offrir des traitements considérables» n’étaient ni des politiciens ni des spéculateurs de la finance, mais des «organisateurs d’entreprises», des «ingénieurs» et «des spécialistes étrangers de tout genre[113]». Toutefois, il est possible de déceler les fondements de cette conception élitiste avant même la publication des Illusions du progrès.

Dans les Réflexions sur la violence, Sorel avait clairement affirmé son antipatriotisme, en écrivant que «l’antipatriotisme est devenu un élément essentiel du programme syndicaliste [114] ». Ce n’est pas le nationalisme mais l’élitisme qui fut la première passerelle reliant cette gauche révolutionnaire à la droite radicale. Cependant, Sorel s’était également exprimé contre l’élitisme, avec non moins de clarté. «L’élite politique n’a rien d’autre à faire que d’appliquer son intelligence, et pense que le fait que le prolétariat travaille pour la faire vivre est en parfaite conformité avec les principes de la Justice Immanente (dont elle est propriétaire) […][115]». Sorel était même parti de la critique de l’élitisme pour analyser le problème de la bureaucratisation des partis socialistes.

«[…] les fonctionnaires du socialisme parlent constamment du Parti comme d’un organisme possédant une vie propre[116]». Et à partir de là, il avait prédit sans grande difficulté ce qui allait se passer lorsque les socialistes orthodoxes parviendraient à leurs fins. «[…] la dictature du prolétariat correspond à une division de la société entre maçtres et sujets[117] […]». Peu après, il l’avait qualifiée de «dictature de la politicaillerie» et avait expliqué son mécanisme élémentaire. «L’histoire de la révolution française nous montre comment les choses se passent. Les révolutionnaires adoptent des mesures telles que leur personnel administratif est prêt à s’emparer brusquement de l’autorité dès que l’ancien personnel quitte les lieux, de sorte qu’à aucun moment l’oppression ne s’interrompt. […] on pourrait même imaginer que la révolution sociale aboutisse à une merveilleuse servitude, puisque la transmission de l’autorité s’effectuerait désormais plus parfaitement, grâce aux moyens nouveaux dont dispose le régime parlementaire, et que le prolétariat serait parfaitement encadré par des syndicats officiels[118]». Et après avoir évoqué ceux qui pensent que les ouvriers se limitent à recevoir des ordres et à être des «instruments passifs qui n’ont pas besoin de penser», Sorel remarque: «Le syndicalisme révolutionnaire serait impossible si la classe ouvrière avait cette morale des faibles ; au contraire, le socialisme d’État s’adapterait parfaitement à une telle situation, puisqu’il est fondé sur la division de la société en une classe de producteurs et une classe de penseurs, qui appliquent les données de la science à la production. La seule différence entre ce prétendu socialisme et le capitalisme consisterait dans l’emploi de méthodes plus ingénieuses pour obtenir la discipline dans les ateliers[119]». Mais la critique de Georges Sorel portait sur l’élitisme des partis socialistes parlementaires, attachés aux valeurs de la démocratie bourgeoise, qu’il détestait plus que tout. Sorel ne fit pas preuve de la même lucidité concernant l’élitisme inhérent au syndicalisme révolutionnaire.

Tout au long de ses Réflexions sur la violence, Sorel n’a jamais conçu les travailleurs comme une classe dotée de mécanismes sociaux propres et capable d’une action organisationnelle dans sa propre sphère. C’est précisément parce que les syndicalistes révolutionnaires firent l’apologie de la discipline d’entreprise qu’ils furent incapables de discerner la lutte des classes dans les actions quotidiennes, anonymes, obscures, dans la résistance modeste et incessante des travailleurs. C’est loin des grands gestes d’héroïsme que le prolétariat tisse les liens les plus durables de sa solidarité et donne consistance à sa propre structure. Mais ces «relations informelles», comme aiment à les appeler les théoriciens de l’administration des entreprises, visent à contester la discipline capitaliste du travail, et ceux qui se proposaient de renforcer l’autorité des entreprises ne pouvaient partir de ce phénomène. Sorel, observa Lukács, «était totalement indifférent aux buts et aux moyens, réels et concrets, des grèves singulières» ; «le prolétariat n’était pour Sorel qu’une négation abstraite de la vie bourgeoise, dépourvue de toute substance réelle[120]». En n’analysant pas la base ouvrière dans sa structure interne et sa dynamique sociale spécifique, Sorel transforma le prolétariat une abstraction et le convertit, sur le plan politique, en une masse de manœuvre et, dans ses invocations idéologiques, en une caution morale.

C’est pourquoi les syndicalistes révolutionnaires formulèrent la stratégie de la grève générale dans les termes d’un mythe.

Hubert Lagardelle, tout en soulignant le caractère pédagogique de la pratique de la lutte et en montrant qu’elle consistait à créer des formes sociales d’un genre nouveau, avait conçu cette pédagogie, et même les institutions, avant tout comme des sentiments. L’action directe, écrivit-il, est «un appel constant aux idées de responsabilité, de dignité et d’énergie. Ni pactes ni accords, mais la lutte avec ses risques et son exaltation. Aucune possibilité pour les bas instincts de passivité, mais une exaltation permanente des sentiments les plus actifs de l’homme[121]

Berth, dans le même paragraphe où il reconnaissait que la flexibilité des salaires était un fait scientifiquement prouvé, prétendait que les syndicalistes révolutionnaires devaient affirmer le contraire et attribuer aux salaires un caractère rigide, afin que, face à ce «mythe social», les ouvriers soient enthousiasmés par la lutte[122].

Quant à Sorel, il présentait la grève générale comme un fait idéologique plutôt que comme une forme d’organisation[123]. Sa réalité n’était pas sociale mais spirituelle, peu importait que la grève générale ait lieu ou non dans la pratique, si elle pouvait servir à maintenir vivante la révolte prolétarienne, tout comme les mythes du jugement dernier et de l’établissement du royaume de Dieu sur terre avaient servi à fonder l’Église chrétienne[124]. A cet égard, le sixième chapitre de Réflexions sur la violence est éclairant[125]. Selon Sorel, les ouvriers, lorsqu’ils se manifestent directement, ne forment qu’une masse capable de violence. C’est là que s’inscrit, de façon perverse – et inquiétante – la prémonition de ce qui allait devenir le fascisme, que l’on retrouve plusieurs pages plus loin, dans le tout premier chapitre. «L’expérience montre que la bourgeoisie se laisse facilement dépouiller, à condition d’être quelque peu sujette à la pression et rendue craintive par la révolution. L’avenir est réservé au parti qui saura manipuler avec le plus d’audace le spectre révolutionnaire […][126]». Et encore, dans le deuxième chapitre : «Tout est question d’évaluation, de prudence, d’opportunité. Il faut beaucoup de subtilité, de tact et d’audace tranquille pour mener une telle diplomatie : faire croire aux ouvriers que l’on hisse le drapeau de la révolution ; à la bourgeoisie que l’on met fin au danger qui la menace ; et au pays que l’on représente un courant d’opinion irrésistible[127].» Le fascisme a transféré dans l’histoire ce qui, dans les pages de Sorel, était encore un argument rhétorique.

De l’apologie de l’élite à une théorie des héros

Dans la vision d’une classe ouvrière privée de structure interne, l’incitation à l’héroïsme national pouvait être aussi satisfaisante pour les syndicalistes révolutionnaires que la mobilisation du dynamisme ouvrier.

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Une conception naïve, ou plutôt archaïque, de la violence présidait aux réflexions de Sorel. Comme l’a noté un historien, c’est dans le marché que Sorel localisait la violence exercée par les classes, dans les mécanismes de la concurrence ; pour cette raison ses propositions économiques ne cessèrent jamais d’être strictement libérales. En effet, il défendait la concurrence pure et la propriété privée et rejetait les nationalisations ou tout autre type d’intervention de l’Etat qui atténuerait les effets de la concurrence et les conflits qui lui sont inhérents[128]. De même, Berth attribuait une racine manchestérienne aux théories de Marx[129] ; il assimilait la concurrence entre les industries à un «champ de bataille[130]» et considérait que l’étatisme et même la négociation collective, reconnue par la loi, étaient les symptômes d’une décadence de la bourgeoisie et d’une abdication des travailleurs[131]. Arturo Labriola, l’un des principaux dirigeants et penseurs du syndicalisme révolutionnaire italien, critiqua le marxisme en partant de ces mêmes postulats. Selon lui, le socialisme ne pouvait résulter que d’un développement et d’une extension des principes économiques du capitalisme, de sorte que tout ce qui entravait le libre jeu des forces dans l’économie nuisait gravement au processus révolutionnaire[132]. Sorel voyait dans l’orientation réformiste du socialisme officiel et dans la politique de concessions du patronat une tactique pour atténuer la gravité des affrontements sociaux. Pour lui, un tel procédé révélait la dégénérescence de la bourgeoisie, qui avait perdu son sens de la lutte ; en repoussant le prolétariat loin de la violence, lle l’entraînait dans une égale dégradation, elle mettait en péril la civilisation elle-même et la condamnait à un avenir marqué par le déclin[133].

Lorsqu’on lit Les Illusions du progrès, on découvre que, pour Sorel, la tendance à la médiocrité est inhérente à l’histoire. «La grande erreur de Marx a consisté à ne pas s’être rendu compte de l’énorme pouvoir de la médiocrité dans l’histoire[134].» Identifiée à la démocratie[135], la médiocrité ne pouvait être combattue que par des actions vigoureuses.

L’apologie de l’élite conduit nécessairement à une théorie des héros. Après avoir assimilé la notion de grandeur à celle de génie et la notion de décadence à celle de médiocrité, Sorel considère que «l’économie tend à confondre toutes les œuvres individuelles en une masse» et que, «par conséquent, ce n’est pas dans l’économie qu’il faut chercher l’application directe des notions de grandeur et de décadence». C’est dans l’art, la religion et la philosophie, classés comme «activités de l’esprit libre», que Sorel trouva le terrain approprié pour les notions de grandeur et de décadence[136]. La société bourgeoise étant une société de masses, il revenait au syndicalisme révolutionnaire de restaurer la suprématie des individus. Les nombreux anarchistes qui adhérèrent au syndicalisme révolutionnaire furent attirés par l’idée de grandeur, prétendit Sorel[137]. «Au mois de mai 1899, rappela-t-il, j’ai publié dans la Rivista Italiana di Sociologia un article sur le marxisme et la science sociale ; je l’ai terminé en émettant le vœu que le socialisme se convertisse en une philosophie des mœurs ; cette transformation aurait donné de la grandeur à un mouvement qui en était presque aussi dépourvu que la démocratie elle-même[138]» grâce à l’intervention de l’Italie dans la guerre.

Un historien fasciste réputé, qui était aussi l’historien du fascisme, a observé que le syndicalisme révolutionnaire «a confiance dans le prolétariat, mais considère qu’il faut absolument revigorer la bourgeoisie[139]». Cette apologie de la violence dans les relations entre les classes et la critique de l’esprit conciliateur et libéral chez la bourgeoisie se retrouvaient aussi dans l’œuvre de Vilfredo Pareto, avec lequel Sorel entretenait une correspondance régulière[140], mais elles n’étaient pas non plus absentes dans le mouvement socialiste. Dans le plus important des livres de Benoît Malon, publié un an avant sa mort, on pouvait déjà trouver certains des thèmes qui allaient rendre célèbres les Réflexions sur la violence. La thèse selon laquelle le cours de l’histoire est déterminé par des facteurs économiques, mais aussi par des forces morales, qui doivent soutenir le prolétariat dans sa lutte, acquit un caractère opératoire dans la théorie sorélienne du mythe[141]. Et la vision morale des conflits sociaux, qui avait conduit Malon à situer le socialisme dans le contexte de la civilisation plus que dans celui de la lutte des classes, justifiait de même l’obsession de Sorel pour les risques de décadence de la civilisation[142].

Préfigurant le pessimisme culturel qui allait se répandre dans les milieux conservateurs durant l’entre-deux- guerres, cette thèse acquit une large audience. Lucien Rebatet, qui ne savait pas encore épeler les mots lorsque parut la première édition des Réflexions sur la violence, se scandalisa qu’en France, en 1939, les rapports «entre les hommes de troupe et les gradés de toutes espèces» copiaient les rapports entre le prolétariat et la bourgeoisie, «non plus à la mode autoritaire et violemment triomphante, mais à la mode du capitalisme démocratique, ouvriers avilis, patrons lâches […][143]». En définitive, bien qu’il ait été un lecteur attentif de Marx et qu’il l’ait compris dans une large mesure mieux que les marxistes orthodoxes de son époque[144], Sorel ignorait les mécanismes de la plus-value relative, qui engendrent la conciliation entre les classes, alors que le recours exclusif à la violence par les patrons ne sert que de cadre à la plus-value absolue et est donc incapable de stimuler le progrès économique. Sorel ne concevait pas les travailleurs comme une classe dotée d’une organisation interne et il n’a pas analysé leur structure sociale ; c’est pourquoi il ne comprit pas que la pratique capitaliste de la récupération des luttes favorisait considérablement la productivité. A quoi se réduit alors l’autonomie d’une classe dont l’organisation interne n’est pas conçue comme autonome ?

Puisqu’elle avait été dépouillée de son fondement social pratique, la grève générale ne pouvait résulter que de l’action d’une avant-garde. La révolution fut remplacée par l’action – n’importe quelle action. Et la politique, au lieu d’être une stratégie visant à aiguiser les contradictions, fut réduite à l’impulsion volontaire d’un petit nombre de personnes éclairées. Considérer la classe ouvrière comme dépourvue d’organisation propre, c’était la transformer en une masse et créer les conditions idéologiques nécessaires à la promotion d’une élite. Sorel résuma la trame du drame social aux manœuvres des politiciens professionnels et aux actions des militants syndicalistes révolutionnaires. La lecture des Réflexions sur la violence montre que, pour Sorel, la seule organisation possible de la classe ouvrière lui était extérieure et résidait dans les syndicats[145].

Cependant, dans la première édition de son ouvrage, Sorel semble avoir conservé une certaine lucidité et critiqué l’élitisme qui se manifestait au sein même du mouvement révolutionnaire. «[…] le grand danger qui menace le syndicalisme serait toute tentative d’imiter la démocratie ; il vaut mieux pour lui savoir se contenter, pendant un temps, d’organisations faibles et chaotiques que de tomber sous la domination de syndicats qui copieraient des formes politiques de la bourgeoisie[146]». D’ailleurs, cet aspect tumultueux était présenté comme le secret de la victoire. «[…] la grève générale […] est la manifestation la plus éclatante de la force individualiste dans les masses soulevées[147]». Dans un autre passage, son idée était mieux expliquée : «[…] les groupes d’ouvriers qui sont passionnés pour la grève générale […] se représentent […] la révolution comme un immense soulèvement qu’on peut encore qualifier d’individualiste : chacun marchant avec le plus d’ardeur possible, opérant pour son compte, ne se préoccupant guère de subordonner sa conduite à un grand plan d’ensemble savamment combiné. Ce caractère de la grève générale prolétarienne […] n’est pas sans effrayer des politiciens avides qui comprennent parfaitement qu’une révolution menée de cette manière supprimerait toute chance pour eux de s’emparer du gouvernement[148].» Et encore, dans un style plus concis : «Cet individualisme passionné manquerait totalement à des classes ouvrières qui auraient reçu leur éducation de politiciens ; elles ne seraient plus aptes qu’à changer de maçtres[149]

Dans une édition ultérieure, Sorel introduisit un chapitre supplémentaire et c’est seulement là qu’il attribua un rôle décisif aux propagandistes et aux organisateurs de la grève générale. «Le catholicisme a toujours réservé les fonctions de lutte à des corps peu nombreux, dont les membres avaient été sévèrement sélectionnés, grâce à des épreuves destinées à vérifier leur vocation […]. C’est avec des troupes d’élite, parfaitement entraçnées grâce à la vie monastique, […] que le catholicisme a pu, jusqu’ici, triompher de ses ennemis. […] Il serait extrêmement dangereux pour le prolétariat, de ne point pratiquer une division de fonctions qui a si bien réussi au catholicisme durant sa longue histoire ; il ne serait plus qu’une masse inerte, destinée à tomber, comme la démocratie, sous la direction de politiciens qui vivent de la subordination de leurs électeurs ; les syndicats doivent moins chercher le très grand nombre des adhérents que le groupement des éléments forts ; les grèves révolutionnaires sont excellentes pour opérer une sélection, en éloignant les pacifiques qui ruineraient des troupes d’élite[150].» Et un peu plus loin : «Un grand nombre d’organisations sont mêlées, d’une manière plus ou moins étroite, à la vie économico-juridique de l’ensemble de la société, en sorte que ce qu’il faut d’unité dans une société se produit automatiquement ; d’autres, moins nombreuses et bien sélectionnées, mènent la lutte de classe ; ce sont celles-ci qui entraçnent la pensée prolétarienne, en créant l’unité idéologique dont le prolétariat a besoin pour accomplir son œuvre révolutionnaire […][151]

Les nouvelles idées et la nouvelle morale, que Sorel avait commencé par présenter dans le cadre d’une pédagogie de la lutte autonome, finirent par être exposées comme l’accomplissement et le travail d’élites sélectionnées. Cela put se produire parce que, déjà dans la première édition de Réflexions sur la violence, Sorel avait conçu la classe ouvrière comme une masse dotée d’une énorme énergie potentielle mais dépourvue de la capacité de canaliser la violence dans une stratégie propre [152] . Le prolétariat, que les syndicalistes révolutionnaires exaltaient comme le grand objet de l’histoire, était finalement incapable de s’assumer comme sujet historique. Ce n’était pas le paradigme économique incarné par les organisations de résistance des travailleurs qui allait déchirer le voile de l’avenir, mais seulement le dynamisme dont les travailleurs oseraient faire preuve dans les confrontations sociales. «L’économie tend à confondre toutes les actions individuelles en une seule masse», écrivait Sorel, que je citais plus haut, et il ajoutait : «ce n’est pas dans l’économie qu’il faut chercher l’application directe des notions de grandeur et de décadence[153]». Ou encore, dans une formulation plus lapidaire: «On peut dire que, en général, l’esprit révolutionnaire gagne du terrain chaque fois que s’affaiblit le sentiment de nécessité économique[154].» Cependant, lorsqu’on renonce à toute perspective économique, le prolétariat n’est plus défini par la place qu’il occupe dans le processus de production de la plus-value ; relégué à un niveau strictement politique, il est alors considéré comme un simple facteur de violence, remplaçable par n’importe quel autre facteur auquel on attribue une force similaire. Ainsi, l’incitation à l’héroïsme national pouvait être aussi satisfaisante pour les syndicalistes révolutionnaires que la mobilisation du dynamisme ouvrier. Il importe peu que la formulation explicite de l’élitisme syndicaliste par Sorel ait été tardive, parce que cet élitisme était déjà contenu dans sa vision d’une classe ouvrière privée de structure interne. Ensuite, la pression des circonstances obligea les présupposés idéologiques à assumer une forme visible et les révéla dans leurs conséquences pratiques.

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Dans le syndicalisme révolutionnaire, diverses idées et thèses contradictoires se croisaient et s’affrontaient, chacune ayant son poids spécifique, selon les cas. Mais les directions prises par l’histoire montrent que le discours commença à se restructurer autour de conceptions élitistes, en acquérant ainsi un caractère différent. Il n’y a pas eu, et il n’y a jamais, d’évolution en bloc, mais des transformations internes ; celles-ci ont pu avoir lieu parce que, dans le cadre de pensée antérieur, il existait déjà un point d’articulation autour duquel le nouveau cadre idéologique se développa, jusqu’à ce que finalement le syndicalisme révolutionnaire se révéla être l’un des facteurs décisifs de l’émergence du fascisme. Nous pouvons aujourd’hui franchir cette distance sans effort, car l’histoire s’est chargée de la parcourir. Il nous est aisé de déceler une continuité lorsque, après tout ce qui s’est passé, nous constatons qu’une certaine évolution a eu lieu. Mais avant ?

Pouvait-on savoir, en 1906, que les aspirations d’un fascisme naissant étaient la conclusion nécessaire et unique de pages aussi brillantes sur l’autonomie des travailleurs ? Telle est la tragique asymétrie de l’histoire. Tout ce que nous voyons a posteriori est donc, pour cette raison même, une explication suffisante. Mais cela ne nous indique pas comment examiner l’a priori. En effet, la question fondamentale n’est pas d’expliquer le secret de l’évolution de Sorel et, avec lui, d’un nombre si considérable de syndicalistes révolutionnaires. La tâche décisive serait de percer le mystère de l’évolution, jusqu’à ce jour, des expériences les plus récentes d’autonomie de la classe ouvrière.

Niant l’originalité idéologique du fascisme, un historien soviétique y a décelé un collage confus des idées de Georges Sorel avec celles de Joseph de Maistre[155]. Sans doute le fascisme n’était-il pas cohérent en tant que système idéologique, ou n’avait-il pas d’autre cohérence que celle que lui procurait son esthétique. Mais la fusion de conceptions jusqu’alors antagonistes représenta une création originale. Dans Les Illusions du progrès, Sorel lui-même trouva un cadre d’entente entre son syndicalisme et la pensée traditionaliste radicalement opposée à la philosophie rationaliste des Lumières, sans avoir à attendre que d’autres le fassent. L’environnement était propice. Dans deux ouvrages, de 1923 et 1929, un autre historien soviétique détecta l’apparition du fascisme dans les romans français de tendance sociale publiés durant la première décennie du XXe siècle. Ces ouvrages combinaient la nostalgie du césarisme et le souci d’imposer l’ordre à la classe ouvrière avec des attaques contre la faiblesse présumée du gouvernement et l’apologie (dans un style nietzschéen) des personnalités fortes [156]. Comme de l’autre côté des Alpes, en France, les positions de certains syndicalistes révolutionnaires purent évoluer parce que, au même moment, et dans le même sens, celles des ailes radicales de la droite évoluaien également. Transcendant les frontières de classe et les limites conventionnelles des partis, une transformation majeure de la culture politique était en train de se produire.

Après une tentative infructueuse de réunir dans une même revue les syndicalistes révolutionnaires et les nationalistes de l’Action française, Sorel réitéra l’expérience et publia, apparemment sans grand succès[157], L’Indépendance, entre mars 1911 et juillet 1913[158]. Entre-temps, avec le soutien prudent et quelque peu distant de Charles Maurras et sous la tutelle de Sorel, le Cercle Proudhon fut fondé à la fin de 1911 ; ce groupe servit pendant quelque temps de lieu de rencontre et de débat pour les syndicalistes antilibéraux et les nationalistes préoccupés par la question sociale. Au moment même où Sorel perdait ses illusions sur les possibilités du syndicalisme révolutionnaire en France et où Maurras craignait le mécontentement que les tentatives de démagogie ouvrière menées par Léon Daudet et quelques autres membres de l’Action française provoquaient parmi les partisans les plus conservateurs de l’organisation[159], le Cercle Proudhon représenta une tentative de créer un terrain d’entente où les deux parties pouvaient collaborer sans trop se compromettre[160].

Il est suggestif que l’on ait invoqué alors la mémoire de Proudhon, l’une des figures les plus ambiguës du mouvement ouvrier, qui inspira à la fois un esprit libertaire et des valeurs réactionnaires. D’ailleurs, depuis sa fondation, l’Action française considérait Proudhon comme l’un de ses maîtres[161] ; de son côté, en 1908, Berth attribua au syndicalisme révolutionnaire la double filiation de Marx et de Proudhon[162]. Trois décennies et demie plus tard, un hitlérien parisien, Lucien Rebatet, écrira dans l’un des textes clés du collaborationnisme : « Nous comprenons toujours mieux que, sans les Juifs, nous eussions fait entre nous, avec les moindres dégâts, cette révolution du socialisme autoritaire devenue nécessaire à notre siècle, et dont les vieux doctrinaires français, tels que Proudhon, s’honorent d’avoir été les précurseurs[163].» Une thèse similaire sera également défendue en France par le fasciste Pierre Drieu la Rochelle[164] et il est bien connu que le juriste nazi Carl Schmitt tenait Proudhon en haute estime[165]. De même, Wyndham Lewis[166], dans sa phase plus clairement fasciste, s’intéressera à Proudhon[167]. Le Cercle Proudhon se présentait à la fois comme révolutionnaire et contre-révolutionnaire[168], tout comme le fascisme le fera quelques années plus tard. Réunissant une ou deux dizaines de personnes[169], le Cercle fut principalement animé par Édouard Berth et Georges Valois.

Nous connaissons déjà le chemin de Berth. Pour sa part, parmi les personnalités de l’Action française, celui qui pouvait entretenir les relations les plus étroites, ou du moins les plus sincères, avec les milieux ouvriers était Georges Valois, ex-anarchiste qui avait été secrétaire de L’Humanité Nouvelle, responsabilité qui lui donna l’occasion de côtoyer Sorel pendant les dernières années du XIXe siècle. Valois adhéra à l’Action française en 1906, et Victor Serge le décrivit quelque quatre ou cinq ans plus tard en train de dialoguer avec les jeunes anarchistes qui troublaient ses rassemblements et n’hésitant pas à discuter avec eux «sa doctrine syndicaliste- monarchiste» et à évoquer «Nietzsche, Georges Sorel, le “mythe social”, les corporations des communes du Moyen Âge, le sentiment national170]». Mais le cadre de l’Action française se révéla trop étroit pour accueillir une si large digression entre «mythe social» et «sentiment national», et Valois rompra avec Maurras en octobre 1925 pour être, le mois suivant, l’un des premiers à créer hors d’Italie un mouvement mussolinien, dont le nom traduit à la lettre celui du modèle originel – le Faisceau. Vu l’ampleur du spectre caractéristique du véritable fascisme, le Faisceau commença par attirer les mécontents provenant des deux camps, aussi bien les personnes qui avaient rompu avec l’Action française que certains dissidents du Parti communiste. Mais cette convergence fut rapidement mise en échec dans la pratique, et l’organisation disparut au début de 1928 à cause de désaccords internes et du manque de soutien des bailleurs de fonds. Entre-temps, Valois avait déjà pris ses distances avec l’orientation proposée par le Duce. «Soit nous nous trompons lourdement, écrivit-il dans les premiers jours de 1928, soit, sous la pression des forces financières étrangères, le fascisme italien évoluera dans une direction réactionnaire.» Après être passé par toutes les étapes pouvant mener d’une certaine extrême gauche à la droite la plus extrême, Valois devint, surtout à partir de 1930, un critique féroce du régime italien et des autres types de fascisme. Il chercha ensuite à trouver une nouvelle place à gauche. Il échoua en créant l’éphémère Parti républicain syndicaliste, et les communistes refusèrent de l’accueillir. En effet, s’il applaudissait les plans quinquennaux, il critiquait également le stalinisme pour son incapacité à combiner l’élaboration de directives économiques avec le soutien aux actions des travailleurs de base. Valois ne pouvait pas non plus être attiré par l’aile modérée du socialisme, car elle semblait certainement sordide pour quelqu’un qui qualifiait le plan d’action élaboré par la Confédération générale du travail (CGT) en 1934 de «plan ouvrier dans lequel la classe ouvrière ne joue aucun rôle». Parrainé par Marceau Pivert, figure de proue de la tendance de gauche du socialisme français, Valois demanda son adhésion à la Section française de l’internationale ouvrière (la SFIO, soit le Parti socialiste français) en 1935, mais la direction du parti la refusa. A la même époque, le Comité de vigilance antifasciste rejeta également sa candidature. Après avoir tenté d’inverser son parcours, Valois resta suspendu dans les airs et il se trouvait dans cette situation lorsque les Allemands occupèrent la France. Arrêté par la police de Vichy, puis emprisonné par les nazis, il mourut dans un camp de concentration, comme d’autres partisans, ou anciens partisans, du fascisme populiste[171].

On peut comparer cette époque à un manège placé au milieu d’une galerie des glaces : chacun des personnages de cette histoire y occupa alternativement une position différente, et à tout moment, ils dévoilèrent la toile qui reliait les extrêmes. Alors que Valois passait de l’anarchisme à la droite monarchiste et radicale, Berth et Lagardelle évoluaient, au sein du socialisme, vers des positions de plus en plus à gauche. En 1909, quand Berth rejoignit l’Action française, et en 1911, lorsqu’il rencontra Valois à la fondation du Cercle Proudhon, Lagardelle rompit avec lui. Mais peu après, Lagardelle passa au socialisme réformiste et à la démocratie libérale, semblant s’accommoder des institutions de la Troisième République et se fondre en elles, tandis que Berth devenait communiste en 1920. Cinq ans plus tard, Berth rompit avec le Parti communiste et revint à un syndicalisme sorélien qui n’existait plus que dans la mémoire de quelques-uns de ses anciens partisans, précisément au moment où Valois inaugura le fascisme français, courant dans lequel il fut bientôt rejoint par Lagardelle. Mais à ce moment-là, Valois tourna rapidement le dos au fascisme et chercha dans le socialisme radical une opportunité qu’il ne trouva pas, parce qu’on la lui refusa, exactement pendant les mêmes années où Lagardelle occupait des positions importantes dans les milieux fascistes de son pays. Et lorsque Lagardelle rejoignit le gouvernement de Vichy, c’est dans les prisons de Pétain que Valois fut emprisonné, et la Gestapo l’envoya ensuite à Bergen-Belsen. L’un mourut pendant que l’autre atteignait la gloire – et quelle gloire ! Elle lui valut, pire que la mort, un emprisonnement ignominieux, enterrant enfin dans l’histoire le dernier des navigateurs de cette farce grotesque. Mais tant que le manège fonctionna, ses membres tournèrent ponctuellement entre les positions extrêmes. Une horlogerie aussi précise ne peut s’expliquer par l’esprit d’aventure des uns, l’extravagance politique des autres, ou l’inconstance de tous. Le schéma de ces parcours est on ne peut plus régulier, et révèle les liens qui unissent ces positions politiques dans les affrontements de l’époque.

Pour ceux qui, comme nous, voient l’histoire à l’envers, le bref épisode du Cercle Proudhon semble contenir la prémonition de désastres futurs. Mais dans l’histoire, les acteurs, ou les auteurs, ne sont pas conscients de l’intrigue à laquelle ils participent, ou qu’ils pensent écrire.

Mussolini, le fasciste le plus improbable

Le «socialisme national» se présentait comme l’émancipation évidente de la «nation prolétaire».

1

Pour l’Italie, la guerre rêvée par Corradini et tant de syndicalistes révolutionnaires était enfin arrivée, non pas les défaites écrasantes comme à Dogali et Aduwa en Ethiopie et d’autres en Libye, ni les campagnes médiocres et les petites escarmouches de l’impuissance impériale en Afrique du Nord, mais le grand massacre. En première ligne de ceux qui prônaient l’intervention de l’Italie dans le conflit, le syndicalisme révolutionnaire continua à fournir à la gauche radicale la principale passerelle vers le nationalisme le plus déterminé, voie que suivirent Mussolini et bien d’autres avec lui[172].

Pour quiconque observe le déroulement de l’histoire, en partant du passé pour se rapprocher du présent, Benito Mussolini fut le plus improbable des fascistes. Son père, Alessandro, avait milité activement au sein du courant radical de la Première Internationale, à une époque où le socialisme italien était principalement inspiré par Bakounine. Et si plus tard, tout en restant fidèle aux idéaux libertaires, Alessandro Mussolini suivit une bonne partie de ses compagnons en adoptant une tactique légaliste, cela n’empêcha pas le jeune Benito d’exprimer des sympathies, à dix-sept ou dix-huit ans, pour une version bakouniniste et blanquiste du socialisme[173]. Disciple de Sorel depuis au moins la fin de 1906[174], il critiqua vivement le maître lorsque ce dernier s’allia à l’Action française[175], et, au sein du Partito Socialista Italiano (PSI), il défendit sans concession des positions extrêmes.

Au congrès de 1910, il fit partie de ceux qui proposèrent la scission de l’aile révolutionnaire, dont il devint l’un des dirigeants. Mécontent du compromis unitaire qui avait prévalu lors de ce congrès, Mussolini tenta de précipiter une scission l’année suivante, en utilisant sa position de secrétaire de la fédération de Forlì et de chef des socialistes de Romagne, mais sans succès, car ses camarades des autres fédérations régionales ne le suivirent pas[176]. La cohérence de ce parcours politique reposait sur une ouverture aux idées anarchistes et un intérêt simultané pour les courants radicaux du marxisme, de sorte que, pour Mussolini, chacun de ces horizons idéologiques servit de limite et de correctif à l’autre. En 1912, précisément où il commençait à s’imposer au sein du Parti socialiste comme le dirigeant le plus populaire de la fraction révolutionnaire, Mussolini publia quelques articles dans un petit journal libertaire sous le pseudonyme français de «L’homme qui cherche», confessant son incrédulité à l’égard des mensonges conventionnels, d’où qu’ils vinssent[177].

Le fait que Mussolini ait collaboré avec la presse syndicaliste révolutionnaire[178] depuis 1903 ne l’empêcha pas de critiquer le militarisme qui se manifestait dans ce milieu ; en 1911, à l’occasion de la campagne de Libye, il se distingua parmi les animateurs de la tendance internationaliste, et fut l’un des meneurs de la grève générale déclenchée contre la guerre. De plus, Mussolini tenta de placer la question dans une perspective plus large : il évoqua en août de la même année la possibilité d’une grève générale révolutionnaire si une guerre européenne éclatait, et il réitéra cet avertissement le mois suivant[179]. Cependant, malgré la prudence avec laquelle il considérait les positions bellicistes de nombre d’entre eux, Mussolini utilisa les syndicalistes révolutionnaires comme un antidote face à la fraction réformiste du socialisme, et cette alliance fut d’autant plus significative qu’en 1908 les syndicalistes révolutionnaires avaient abandonné le PSI [180]. Condamné à une peine de prison en 1911 pour sa participation à la campagne contre l’expédition militaire en Tripolitaine, il fut libéré l’année suivante et s’imposa comme la principale personnalité de l’aile révolutionnaire du parti, courant qui devint majoritaire au congrès de juillet 1912. Il fut alors élu à la direction nationale et, quelques mois plus tard, chargé de diriger la rédaction du plus important quotidien socialiste[181]. Tout en expulsant les éléments réformistes du journal, Mussolini invita les syndicalistes révolutionnaires des deux fractions à collaborer, aussi bien ceux qui, comme Enrico Leone, avaient mené l’agitation contre la guerre en Libye en 1911 que ceux qui avaient applaudi avec enthousiasme l’expansion coloniale, par exemple Arturo Labriola[182].

La combinaison contradictoire des idéaux libertaires et de la doctrine marxiste, qui avait toujours guidé le parcours de Mussolini, était maintenant acceptée pour la première fois dans les échelons supérieurs du parti, et avec un succès incontestable, puisque le nouveau rédacteur en chef fit passer le tirage du journal de 20 000 à environ 100 000 exemplaires en un peu plus d’un an[183]. Et bien qu’il eût partiellement abandonné les thèses du syndicalisme révolutionnaire en faveur de la subordination des syndicats au parti, Mussolini exprima son soutien aux mouvements de grève lancés au premier semestre 1913 par la confédération syndicaliste révolutionnaire, l’Unione Sindacale Italiana (USI), contre l’avis des syndicalistes socialistes de la Confederazione Generale del Lavoro (CGL) et des dirigeants réformistes[184].

Ce radicalisme fut consacré en avril 1914 au 14e congrès du PSI, lorsque l’aile gauche de la tendance maximaliste triompha et que Mussolini devint l’un des trois principaux dirigeants du parti[185]. Deux mois plus tard, à la veille de la Grande Guerre, le prolétariat italien se lança dans une vaste agitation, qui atteignit en certains endroits un caractère franchement insurrectionnel – la «Semaine rouge[186]», non seulement à cause des idées révolutionnaires défendues mais aussi à cause du sang versé en abondance – et Mussolini s’engagea sans
crainte dans le mouvement, malgré la franche opposition de la CGL et des réformistes ainsi que les hésitations de la direction maximaliste du parti lui-même[187].

Afin de ne pas dépendre exclusivement des équilibres internes du PSI, dont les résultats étaient dans une large mesure aléatoires et imprévisibles, Mussolini fonda à la fin de l’année 1913 une revue, qu’il appela Utopia d’après l’ouvrage homonyme de Thomas More. Dans cette publication, il voulut, de son propre aveu, exprimer ses pensées individuelles, qui ne correspondaient pas nécessairement aux attitudes publiques requises d’un chef de parti[188]. Certains des plus grands noms du syndicalisme révolutionnaire, mais aussi des représentants du marxisme radical, comme Karl Liebknecht, Amadeo Bordiga et Angelo Tasca, collaborèrent à cette revue[189]. En somme, de tous les dirigeants politiques plus ou moins influencés par le syndicalisme révolutionnaire, aucun ne fut aussi réticent que Mussolini à accepter le passage du thème du prolétariat à celui de la nation et à remplacer le cadre de la lutte entre les classes par celui de la guerre entre les pays. Sans avoir jamais renoncé à l’ensemble des thèses proposées par Sorel et ses disciples, il réussit, pendant plus d’une décennie, à éviter les conséquences pratiques qui, pour beaucoup, étaient nécessairement implicites dans cette doctrine. Pourtant, durant les trois derniers mois de 1914, Benito Mussolini rejoignit d’autres figures de la gauche radicale au premier rang de la campagne interventionniste et fut le seul capable de concilier tant de contradictions et tant d’ennemis dans un mouvement cohérent et bientôt discipliné.

Il est toujours possible de trouver des explications a posteriori et de découvrir des signes précurseurs d’une évolution politique. Je laisse de côté la question de savoir si Mussolini a servi d’informateur à la police secrète française en 1904, ce qui l’aurait dès lors soumis à des pressions occultes et pourrait justifier son attitude pendant la Première Guerre mondiale [190] . Des circonstances de ce type, si elles étaient confirmées, expliqueraient l’évolution d’un homme, mais pas celle de milliers de ses partisans, et c’est précisément la question qui importe lorsqu’il s’agit d’un chef de parti. Nous devons poursuivre notre analyse au niveau de l’action politique collective.

2

Peut-être que le jeune Benito ne décelait pas d’antagonisme entre le socialisme et le nationalisme, pas plus que Mazzini, Garibaldi ou Blanqui, qui lui avaient servi de source d’inspiration[191]. Mais les influences ressenties dans sa jeunesse et les attitudes adoptées alors ne s’enracinèrent que grâce à des expériences ultérieures. Dans cette perspective, il faut rappeler qu’en janvier 1909, les dirigeants de la Chambre du travail de Trente, ville italienne de l’Empire austro-hongrois, sachant que Mussolini connaissait bien l’allemand, lui proposèrent le poste de secrétaire de cet organisme et de directeur d’un petit hebdomadaire de la branche italienne du Parti
social-démocrate autrichien[192]. Expulsé de Trente par les autorités en septembre 1909, Mussolini commença à la fin de l’année à rédiger un essai, Il Trentino veduto da un socialista, qu’il publia en 1911.

À la lumière des événements ultérieurs, l’œuvre est très ambiguë. D’une part, et bien que l’italianisme fût en train de progresser dans le domaine linguistique au détriment du germanisme, Mussolini considérait que la population générale de la province n’avait aucune envie de se battre, et encore moins de mourir, pour l’annexion à l’Italie, ce qui laissait sans contenu les espoirs des irrédentistes, pour qui l’unité nationale serait incomplète tant que le Trentin et le Trieste ne rejoindraient pas la patrie italienne[193].

Mais d’un autre côté, Mussolini jugeait que cette situation était néfaste. Selon lui, il serait utopique de tenter d’ignorer les divisions ethniques et linguistiques pour unifier politiquement et culturellement le prolétariat de l’Empire austro-hongrois, comme le voulait la pesante bureaucratie centralisatrice et parlementaire du Parti social-démocrate, exécrée par Mussolini ; en défendant l’autonomie politique et la décentralisation et en étant actif dans les organes syndicaux de base, le prolétariat radical révélerait nécessairement une tendance séparatiste[194]. Cependant, expliquait Mussolini, le retard économique de la région, qui empêchait l’existence d’un puissant mouvement ouvrier industriel, compromettait la lutte pour l’autonomie ; ce retard signifiait également que la bourgeoisie était composée de marchands timorés, capables au mieux de soutenir passivement l’irrédentisme, mais sans réel engagement[195].

Le nationalisme agressif était présenté par Mussolini comme le cadre dans lequel un patronat vigoureux et une classe ouvrière syndicaliste révolutionnaire auraient pu se retrouver, s’ils avaient eu la force sociale de le faire. On retrouve, par la négative, cette convergence, qui deviendra plus tard le programme du fascisme, dans Il Trentino veduto da un socialista. D’ailleurs, le fasciste français Paul Marion considérait que, à son retour de Trente, Mussolini était devenu «sans le savoir, très anti-autrichien et nationaliste[196]». Pour sa part, Gioacchino Volpe affirma que Mussolini avait «commencé à sentir et à vivre» à Trente les valeurs de «patrie, nation, idéaux nationaux, solidarité de classe[197]». Mais, soit par vice professionnel d’historien, soit par convenance politique de fasciste, Volpe n’a-t-il pas lu dans cet essai davantage les thèses développées par Mussolini à partir de la campagne interventionniste de 1914 que ses propos de 1909 ? N’a-t-il pas fourni ainsi à la biographie du Duce la cohérence qui lui manquait ? S’il est vrai qu’en participant à l’agitation dans le Trentin, Mussolini manifesta son intérêt pour les revues animées par Prezzolini et Giovanni Papini[198], où le nationalisme radical cherchait à s’ouvrir au militantisme des syndicalistes selon la stratégie énoncée par Corradini, nous ne pouvons pas oublier non plus que, trois ans plus tard, il reprocha à Sorel de s’être allié à l’Action française[199]. Peut-être Mussolini vitupéra-t-il alors «ces intellectuels du syndicalisme italien […] qui oscillent entre Sorel et Corradini» et qui, «après une parenthèse de syndicalisme professionnel, s’entichent de la nation et engendrent un nationalisme qui, s’il est littéraire aujourd’hui, sera fauteur de guerre demain[200]». En somme, le virage de Mussolini en 1914 est inattendu et abrupt.

En entraînant dans son sillage tant de jeunes corps déchirés et de vieilles institutions mises en pièces, la Première Guerre mondiale rendit obsolètes les doctrines des syndicalistes révolutionnaires, trop étroites ou trop sectaires, et remodela ces aspirations et bien d’autres. Elle les fusionna, les projeta dans une dimension nouvelle, où elles rencontrèrent des problèmes confusément différents et des moyens d’action insoupçonnés. Un jeune socialiste interventionniste écrivit pendant le conflit qu’«il faudra encadrer la lutte des classes […] dans le cadre national[201]». C’était la stratégie bien connue de Corradini, maintenant transposée au plan grandiose d’un massacre à l’échelle planétaire et reproduite à partir du pôle opposé, non pas comme une nation cherchant un prolétariat pour la revigorer, mais comme un prolétariat cherchant dans la nation un nouvel horizon.

L’entrée en guerre contre l’Empire austro-hongrois apparut à de nombreux Italiens comme l’épilogue nécessaire à l’unification du pays, que la politique de compromis de la monarchie avait laissée inachevée. Engels avait écrit que le mouvement socialiste ne se développe que lorsque la nation est unifiée et a acquis son indépendance[202]. Et si, en termes marxistes, l’unité nationale avait été saluée comme progressiste, l’étape finale de l’unification ne devrait-elle pas être considérée de la même manière ? Dans cette optique, il ne s’agissait plus d’une expansion coloniale, comme ce fut le cas avec les campagnes en Libye, mais, au contraire, d’une guerre visant à libérer les derniers territoires italiens encore soumis à la convoitise étrangère. Mais ce que les défenseurs de cette thèse ne virent pas, ou ne voulurent pas voir, c’est qu’en 1914 le conflit était mondial et que les intérêts de la classe ouvrière s’inscrivaient directement dans une dimension internationale, et non dans le cadre rétrograde du nationalisme.

Alors que Lénine et ses camarades minoritaires à la conférence de Zimmerwald attaquaient la guerre pour la transformer en révolution, les syndicalistes révolutionnaires prétendaient atteindre le même objectif en participant au conflit. Après que l’on eut confondu le radicalisme de classe avec la violence sous toutes ses formes, et découvert d’autres paramètres de la démocratie dans la fraternité du danger et de la mort, les rénovateurs de la politique de droite virent dans les tranchées le lieu où les militants du prolétariat allaient se transformer en soldats d’une nation et, ce faisant, transformer la nation, en lui insufflant une nouvelle audace.

«Les soldats blessés et malades d’aujourd’hui sont l’avant-garde de la grande armée qui reviendra demain», promit Mussolini dans les derniers jours de 1917, et il poursuivit: «Les mots “république”, “démocratie”, “radicalisme”, “libéralisme”, le mot même de “socialisme”, n’ont plus aucune signification. Ils auront un lendemain, mais il leur sera donné par les millions “de ceux qui sont revenus”. Et cela mènera peut-être à des positions assez différentes. Il s’agira, par exemple, d’un socialisme antimarxiste et national. Les millions d’ouvriers qui creuseront la terre avec leurs charrues, après avoir creusé la terre des tranchées, réaliseront la synthèse de l’antithèse entre classe et nation[203].»

Le «socialisme national» était présenté comme l’émancipation évidente de la «nation prolétaire». Le 23 mars 1919, dans le discours fondateur du fascisme, Mussolini précisa les termes de la question. «Nous déclarons la guerre au socialisme non pas parce qu’il est socialiste, mais parce qu’il s’est opposé à la nation[204].» Les conséquences logiques avaient été tirées, le cadre était défini, désormais la règle du jeu ne pouvait être qu’unique.

Plus tard, un journaliste rappela ce que D’Annunzio lui avait annoncé à Fiume : «Il y aura une nouvelle croisade des nations pauvres et appauvries, des hommes pauvres et des hommes libres, contre les nations, contre la caste des usuriers qui hier empochaient les bénéfices de la guerre et aujourd’hui profitent de la paix[205].» Mais les paradoxes du nationalisme entraînent inévitablement un piège dans la pratique, parce qu’il n’existe aucune ligne de démarcation entre la construction d’une patrie et sa projection impériale. Le nationalisme et l’expansionnisme forment un continuum.

À la fin de 1935, alors qu’il décidait de conquérir l’Abyssinie, Mussolini eut le culot de proclamer «à l’Italie prolétaire et fasciste» : «La guerre que nous avons commencée sur le sol africain est une guerre de civilisation et de libération. […] C’est la guerre des pauvres, des déshérités, des prolétaires[206].» Et la radio officielle annonça en mai de l’année suivante que «pour la première fois dans l’histoire des guerres coloniales, il s’agissait d’une guerre prolétaire […] [207]». Une nation prolétaire, à qui l’on refusait le droit de posséder des espaces coloniaux, lançait un défi aux nations ploutocratiques[208]. Et un Duce déjà fatigué, dans son discours du 10 juin 1940, lorsqu’il abandonna la non-intervention et annonça l’entrée de l’Italie dans la nouvelle guerre mondiale, reprit les termes de la même dichotomie. «Cette lutte gigantesque n’est qu’une phase dans le développement logique de notre révolution : c’est la lutte des peuples pauvres disposant d’une main-d’œuvre abondante contre les accapareurs qui détiennent farouchement le monopole de toutes les richesses et de tout l’or de la terre ; c’est la lutte des peuples féconds et jeunes contre les peuples stériles voués à la disparition ; c’est la lutte entre deux siècles et deux idées[209]».

Du début à la fin, ce fut le fil conducteur du fascisme.

Réponses de l’auteur à deux internautes

Quel est le lien entre racisme et fascisme ?

J’ai abordé la question du fascisme et du racisme aux pages 579-730 de Labirintos do Fascismo (Afrontamento, 2003). J’ai également abordé la question du continuum entre nationalisme et impérialisme concernant le sionisme dans l’article «De perseguidos a perseguidores : a lição do sionismo» (De persécutés à persécuteurs : la leçon du sionisme[210]). Je vais essayer ici d’esquisser très brièvement les aspects centraux de la question.

Tout d’abord, le racisme caractérise toutes les métropoles coloniales des XIXe et XXe siècles, quel que soit le régime politique, y compris donc celles régies par les principes de la démocratie parlementaire, comme la Grande-Bretagne, la France ou le Portugal, et la notion de l’existence d’une hiérarchie biologique chez les êtres humains imprègne la science et sous-tend l’eugénisme. Dans le même temps, cependant, cette notion diffuse de racisme n’empêcha pas la formation et l’expansion d’une culture capitaliste caractérisée par l’absorption d’apports provenant de diverses cultures, tant asiatiques qu’africaines et méso-américaines[211]. Contrairement à un mythe répandu, la culture capitaliste n’était pas eurocentrique, elle fut mondiale dès le départ. Ce paradoxe n’est qu’apparent, car le racisme diffus qui impliquait la notion de hiérarchies biologiques n’impliquait pas nécessairement la notion de hiérarchies culturelles.

Cependant, le racisme du national-socialisme germanique était très différent, parce qu’il établit une relation de type schellingien[212] entre la biologie et la culture. Cette relation ne peut être comprise que comme une mystique du sang, le sang dans son expression corporelle et la mystique au sens le plus fort du terme. Cette notion fut formulée d’abord dans les écrits de Houston Stewart Chamberlain et de Richard Wagner, puis par leurs disciples, notamment Alfred Rosenberg, dans Le mythe du XXe siècle, et par les propagandistes SS. Le racisme national-socialiste a été tellement déformé par les historiens qu’il faut lire ces ouvrages pour le comprendre. Il n’y avait dans le nazisme aucun racisme allemand, mais un racisme nordique, supranational[213]. Hitler ne cessa d’insister sur le fait que, pour lui, le principe du nationalisme, né avec la Révolution française, était supplanté par un principe supérieur, le racisme, qui se définissait sur un plan où les nations ne comptaient plus. C’est pourquoi j’ai étudié dans Labirintos do fascismo la dialectique raciale du national-socialisme comme une articulation entre trois entités, la race des seigneurs (les Nordiques), la race des sous-hommes (les Slaves) et l’anti-race (les Juifs). Le nazisme n’était pas nationaliste mais supranational, à tel point que sur les 900 000 hommes qui passèrent par la Waffen SS, y compris tous les blessés, moins de la moitié étaient des Allemands originaires du Reich. «C’est parmi eux, considérait le fasciste français Lucien Rebatet à propos des jeunes officiers SS, que je trouve les nationaux-socialistes les plus émancipés du pangermanisme, les plus conscients de la mission européenne du fascisme

Mais Rebatet avait, même pour son époque, une vision trop courte, parce que le fascisme ne se limita pas à l’Europe et que le fascisme de Marcus Garvey, qui marqua de façon si importante un courant du mouvement noir et a de nombreux continuateurs aujourd’hui, s’était déjà développé à cette époque. Le fascisme de Garvey était également un racisme, dans la mesure où il établissait une alliance de polarités avec les racistes blancs nord- américains. Tout comme, en dehors de l’Europe, le péronisme et ses continuateurs, y compris actuels, étaient et sont des fascismes. Et un autre fasciste français, Maurice Bardèche, l’une des principales figures du fascisme d’après-guerre, qualifia de fascismes le nassérisme et ses épigones dans le monde arabe.

En somme, la question du racisme n’est pas fondamentale pour définir un régime comme fasciste car, d’une part, le racisme a également caractérisé des régimes démocratiques et, d’autre part, le type spécifique de racisme du national-socialisme allemand, s’il a caractérisé par exemple le fascisme de Codreanu, n’a pas exercé d’influence sur les autres fascismes. Dans Labirintos do fascismo, j’ai défini le fascisme selon différents critères (la conjonction d’un axe endogène qui avait pour pôles le parti/milices et les syndicats/milices et d’un axe exogène qui avait pour pôles les Eglises et l’armée) et je continue à utiliser cette définition.

Le fascisme italien, par exemple, a pu être philosémite[214] pendant une longue période et devenir ensuite partiellement antisémite[215] sans que cela ne modifie le moins du monde sa structure politique. Il en va de même pour le fascisme espagnol, qui était initialement philosémite, est devenu antisémite pendant la guerre civile par simple opportunisme, parce qu’il avait besoin du soutien des nazis, et est ensuite revenu au philosémitisme. En outre, le type d’antisémitisme adopté tardivement par Mussolini ne se confondait pas avec l’antisémitisme en vigueur dans le Troisième Reich et n’obéissait pas aux critères exprimés dans les lois de Nuremberg.

Enfin, le fascisme japonais était surtout raciste envers les non-Asiatiques. La «sphère de coprospérité » et la devise «L’Asie pour les Asiatiques» impliquaient, certes, une hiérarchie interne dominée par les Japonais au sommet, mais c’était une hiérarchie paternaliste, à tel point que le fascisme japonais joua un rôle décisif dans l’accession à l’indépendance de l’Indonésie, des Philippines, de la Birmanie, du Vietnam et même de l’Inde. Il appartenait au Japon, selon les théoriciens et les praticiens de son fascisme impérial, de guider les autres peuples asiatiques d’une main ferme. Mais le clivage racial visait les non-Asiatiques.

Quel rôle a joué l’anxiété dans la période préfasciste ?

(…) Zeev Sternhell a raison lorsqu’il dit que les éléments constitutifs du mouvement fasciste avaient été engendrés dès avant la première guerre mondiale et même été articulés chez Corradini et par le cercle Proudhon et, j’ajouterais, par Kita Ikki. Cette anxiété a donné son style au manifeste avec lequel Marinetti lança le futurisme et fut dès lors l’un des éléments déterminants des autres manifestes futuristes, tout comme on la retrouve à Londres dans le groupe équivalent, celui des «vorticistes[216]». La guerre a élargi et généralisé des expériences intellectuelles jusque-là circonscrites et leur a donné une audience et une base de masse. Tu as également mentionné le désir de nouveauté, que les fascistes ont formalisé comme une apologie de la jeunesse. Déjà Marinetti avait proclamé que les plus vieux parmi les futuristes avaient trente ans et ; dans cette veine, le fascisme s’est toujours présenté, dans tous les pays, comme le mouvement de la jeunesse, le jeune contre le vieux. L’anxiété, la nouveauté et un troisième élément, la colère, comprise comme de la rancœur. Alors que les communistes concevaient la lutte des classes, les fascistes concevaient la colère individuelle, et personne n’a exprimé mieux que Céline cette rancœur qui a donné le ton à toute une politique. C’est par ces portes que bon nombre d’anarchistes individualistes ont rejoint le fascisme, renforçant cette violence de rue qui était comprise comme un radicalisme de l’action. Je crois que la vie intellectuelle et esthétique du fascisme peut être insérée dans la toile tissée entre ces trois éléments.

Traduit par Yves Coleman

BIBLIOGRAPHIE

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Notes:

[1] Les thèses de Corradini sont exposées dans J. Ploncard d’Assac (1971), pp. 91-101 et S. Saladino (1965) pp. 233-235, 237-238. Selon A. Lyttelton (1982) pp. 27-28 et 31, c’est dans l’œuvre du poète Giovanni Pascoli qu’il a trouvé l’image de l’Italie comme «nation prolétaire». Mais ce qui m’intéresse ici, c’est le concept politique, pas son expression littéraire.

[2] J. Ploncard d’Assac (1971, p. 96) a attiré l’attention sur l’influence que l’œuvre de Nietzsche a exercée sur Corradini.

[3] Cité dans Ploncard d’Assac, op. cit., p. 98.

[4] Z. Sternhell et al. (1994), p. 10.

[5] Cité dans J. Ploncard d’Assac (1971), p. 100.

[6] Cité dans Z. Sternhell et al. (1994), p. 164.

[7] J. Ploncard d’Assac (1971), pp. 91, 93, 95 ; S. Saladino (1965), p. 237.

[8] E. Santarelli (1981), tome I, p. 6, note 1.

[9] G. Bortolotto (1938), p. 222 ; A. Lyttelton (1982), p. 31 ; P. Milza (1999), p. 46.

[10] E. Santarelli (1981), tome I, p. 12.

[11] E. Santarelli (1981), tome I, pp. 29-30.

[12] F. Neumann (1943, p. 226). Giovanni Papini affirma avoir été le premier, et non Corradini, à présenter cette orientation, dans un discours prononcé en 1904. Voir à ce sujet E. Santarelli (1981), tome I, p. 34, note 1. A tort ou à raison, cependant, dans la vie politique, comme dans le domaine de la technique, ce sont les inventeurs qui fournissent aux idées les moyens pratiques d’être réalisées, et l’écrivain Papini, qui n’a jamais réussi à devenir un homme politique efficace, ne pouvait rivaliser avec Corradini, l’écrivain devenu leader politique. Quoi qu’il en soit, il me semble que tous deux étaient alors trop proches pour que l’on puisse définir exactement ce qui appartenait à chacun et ce qui leur était commun. Comme l’a indiqué S. Saladino (1965, p. 231), Papini fut le rédacteur en chef du périodique dirigé par Corradini, depuis sa fondation en 1903 jusqu’à sa fin, moins de trois ans plus tard. Néanmoins, il est intéressant de lire dans S. Saladino (1965), pp. 231-233, que, selon l’un des plus proches collaborateurs de Papini, le journal s’arrêta de paraître à cause de l’incompatibilité entre les colères utopistes et lyriques de Corradini et les préoccupations pratiques de Papini. A cette époque, Papini s’intéressait surtout aux aspects socio-économiques du socialisme, et admettait même l’instauration d’un régime fondé sur le syndicalisme. Si cela est vrai, quelle étrange inversion des rôles ! Mais P. Milza (1999, p. 113) présente la question sous un angle opposé et affirme que les intellectuels qui gravitaient autour de Papini et de Giuseppe Prezzolini défendaient la primauté des forces spirituelles et de la mission civilisatrice de l’Italie, et s’opposaient à Corradini pour cette raison.

[13] J. Ploncard d’Assac (1971), p. 32 ; Z. Sternhell et al. (1994), p. 11.

[14] J. Ploncard d’Assac (1971), pp. 17, 33.

[15] Cité dans Ploncard d’Assac (1971), pp. 32-33.

[16] Ploncard d’Assac (1971), p. 92 ; J. Rossi (1946), p. 570 ; S. Saladino (1965), p. 235 ; Z. Sternhell (1978), p. 398.

[17] Cité dans P. Milza (1999), p. 107. Notons que, selon G. Volpe (1941, p. 13), ces appréciations de Corradini dateraient de 1910.

[18] A. Lyttelton (1982), p. 593.

[19] Lyttelton (1982), p. 191 ; Ch. S. Maier (1988), p. 440 ; M. Ribeiro [1930], p. 117 ; E. Santarelli (1981), tome I, pp. 336-337 ; P. Togliatti (1971), pp. 34-35.

[20] J. Ploncard d’Assac (1971) pp. 92, 93. Sur Corradini comme précurseur de Mussolini, voir également les pages 94, 95 et 99.

[21] E. Berth, «Anarquismo y Sindicalismo», dans G. Sorel et al. (1978), pp. 38-39. En mai 1934, Mussolini cita aussi Proudhon pour défendre le caractère naturel et inévitable de la guerre. Voir G. S. Spinetti (dir., 1938),

  1. 93. G. Guy-Grand (1911) pp. 169 et 209-211 montre comment, à la suite de Proudhon, les syndicalistes révolutionnaires identifiaient vertus ouvrières et vertus guerrières.

[22] P. Milza (1999), p. 91 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 131, 132, 135, 136.

[23] P. Milza (1999), p. 91 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 135-136.

[24] Z. Sternhell (1978), p. 398 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 32, 138.

[25] G. Bortolotto (1938), p. 216 ; P. Milza (1999), p. 134 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 32, 166.

[26] Cité dans Z. Sternhell et al. (1994), p. 168.

[27] Z. Sternhell et al., p. 137.

[28] Cité dans S. Saladino (1965), p. 242.

[29] Cité dans Z. Sternhell et al. (1994), p. 166. La thèse, selon laquelle le courage politique se confondait avec le mythe de la virilité, était persistante à gauche. A l’automne 1940, dans «My Country Right or Left », au sujet de l’attitude à adopter face à la guerre mondiale, George Orwell écrivait : «Ce sont précisément les personnes dont le cœur n’a jamais vibré d’enthousiasme à la vue d’un drapeau national qui reculeront devant la révolution, le moment venu». En fait, l’ensemble de cet article fait l’apologie du nationalisme en tant que mythe mobilisateur, dans un véritable sens sorélien. Cet article est reproduit dans G. Orwell (1998), pp. 197-202 et le passage cité se trouve à la page 202.

[30] Selon G. Arfe (1967, p. 206, note 12), face aux campagnes en Libye, les syndicalistes révolutionnaires se divisèrent surtout en deux courants. : l’un, favorable au colonialisme, était dirigé par Arturo Labriola ; l’autre, opposé à l’aventure africaine, avait pour figure de proue Enrico Leone, l’un des principaux théoriciens du mouvement. Sur la position adoptée par Leone, voir également Z. Sternhell et al. (1994, p. 169). Pour sa part, P. Milza (1999, pp. 134 et 169) inclut également Alceste De Ambris, Michele Bianchi et Paolo Mantica dans la tendance opposée à la guerre en Libye, et, dans la tendance favorable à cette guerre, Paolo Orano et Angelo Oliviero Olivetti, en dehors de Labriola. Mais Gaetano Arfe (1967) mentionne également un troisième courant, qui «se sépare du courant syndicaliste », courant représenté par Orano et d’autres, «destinés à devenir les premiers théoriciens du fascisme». Je ne vois aucune raison de distinguer ce courant du premier. Fondateur et directeur de La Lupa, Orano établit un lien entre le colonialisme agressif prôné à gauche par Arturo Labriola et le nationalisme radical animé à droite par Corradini. Ce ne fut pas en se séparant du syndicalisme révolutionnaire que lui et ses amis formulèrent les thèmes originaux du fascisme, mais, au contraire, en développant une tendance implicite dans le syndicalisme révolutionnaire lui-même.

[31] P. Milza (1999), p. 136 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 138, 169.

[32] Z. Sternhell et al. (1994), p. 139. Cependant, P. Milza (1999), p. 92 n’attribue que cent mille membres à l’USI et affirme que la CGL regroupait un demi-million de travailleurs.

[33] Z. Sternhell et al. (1994), pp. 139-140.

[34] Z. Sternhell et al. (1994), pp. 32, 140, 171 et suivantes.

[35] P. Milza (1999), p. 174 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 140, 175, 205

[36] Cité dans Z. Sternhell et al. (1994) p. 205

[37] Le manifeste de Mussolini de décembre 1914, Contro la Neutralità, est cité dans G. S. Spinetti (dir., 1938), p. 49.

[38] P. W. Blackstock et al. (dir.), 1952, pp. 116-117.

[39] G. Sorel (1936), pp. 51-52. [Seules les citations suivies de la mention «V.O.», correspondent à la version originale ou à la traduction française ; les autres citations d’ouvrages disponibles en français ont été retraduites du portugais et seront rectifiées ultérieurement, NdT.]

[40] En effet, selon une étude de Mattei Dogan mentionnée par T. B. Bottomore (1967), p. 85, sur les quelque six mille personnes élues au Parlement français entre 1871 et 1958, sous les Troisième et Quatrième Républiques, plus de la moitié étaient des intellectuels : professeurs d’université et d’école primaire, savants, ingénieurs, avocats, écrivains et journalistes.

[41] G. Sorel (1936), p. 54. [V.O., NdT.]

[42] G. Sorel (1936), pp. 113-114. [V.O., NdT.]

[43] G. Sorel (1936), p. 240. [V.O., NdT.]

[44] G. Sorel (1947), pp. 122-123. La première édition de cet ouvrage date de 1908, mais la deuxième a fait l’objet de plusieurs ajouts et modifications et comprend l’annexe I qui date de 1910 ; plus tard, l’auteur a ajouté l’annexe II, rédigée en 1920.

[45] G. Sorel (1947), pp. 60, 285-286.

[46] G. Sorel (1947), pp. 135-136.

[47] D. Ligou (1962), pp. 78-84.

[48] Que les lecteurs et lectrices se rassurent, João Bernardo n’est pas un disciple d’Alain Badiou ! Cf.

«Epilogue et préface (un témoignage présentiel)», http://npnf.eu/spip.php?article637 .

[49] G. Sorel, «El sindicalismo revolucionario», dans G. Sorel et al. (1978), p. 14.

[50] H. Lagardelle, «Los caracteres generales del sindicalismo», in G. Sorel et al. (1978), pp. 75-76. Cette anthologie inclut des textes non datés, mais la référence au ministère Combes indique que l’article de Lagardelle a été écrit entre 1902 et 1905. [Un article homonyme est paru le 15 juin 1908, dans la revue Le Mouvement socialiste, mais seuls certains passages coïncident, NdT.]
[51] H. Lagardelle, op. cit., p. 53.

[52] Lagardelle, op. cit., pp. 68-69.

[53] Lagardelle, op. cit., p. 61.

[54] Lagardelle, op. cit.,, 78. Dans un autre passage du même article, Lagardelle écrit : «Le mouvement ouvrier, […] en organisant les travailleurs dans le domaine économique, […] crée de nouvelles formes de vie sur les principes prolétariens, qui peuvent être plus ou moins ceux d’une société socialiste. Le triomphe du socialisme est donc subordonné au développement du mouvement ouvrier […]», op. cit., p. 70.

[55] Cité dans Z. Sternhell (1978), p. 339.

[56] Z. Sternhell (1978), pp. 339-340.

[57] E. Berth (1923), p. 67.

[58] E. Berth (1923), p. 52.

[59] E. Berth (1923), p. 65.

[60] E. Berth (1923), pp. 56-57.

[61] E. Berth (1923), p. 69.

[62] A. Milhaud [s. d.], p. 150.

[63] Y. Guchet (2001), p. 98.

[64] Z. Sternhell et al. (1994), p. 78 et suivantes.

[65] Sorel avait prédit que le syndicalisme révolutionnaire trouverait en Italie un champ de développement particulièrement favorable. Voir G. Sorel et al (1978), p. 22. En effet, en 1923, Berth pouvait écrire «n’oublions pas que Sorel et les idées syndicalistes sont encore plus populaires en Italie [..] ; l’Italie a le droit de revendiquer Sorel autant, sinon plus, que la France». Voir E. Berth (1923), p. 27 et 29. Sur la popularité de Sorel en Italie, voir également J. Rossi (1946), p. 565.

[66] P. Sérant (1959), p. 69.

[67] Cité dans G. Bortolotto (1938), p. 18, note 2 ; voir aussi Seldes (1935), p. 24. De même, un inspecteur général de la police, dans un rapport secret adressé en 1919 au Premier ministre, admit que Mussolini pourrait devenir «un condottiere, un meneur redoutable». Cité dans P. C. Masini (1999), p. 17. Il est curieux que Salazar ait effectué la même comparaison, mais dans un sens critique, lorsqu’il qualifia le Duce de «descendant italien des condottieri du Moyen Âge». Voir A. Ferro (1933), p. 74. S’ils avaient connu un peu mieux l’histoire italienne, cependant, ils auraient assimilé Mussolini à un podestà.

[68] Cité dans P. Milza (1999), p. 277.

[69] Z. Sternhell (1978), pp. 347, 372, 391, 414.

[70] Sur le soutien au moins tacite apporté par Sorel au mouvement de Mussolini, voir E. Santarelli (1981), tome I, p 99 et Z. Sternhell et al. (1994), p. 26.

[71] P. Milza (1999), pp. 67, 83, 105 ; E. Santarelli (1981) tome I, pp. 49, 52 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp.

33, 196.

[72] D. Guérin (1969), tome II, p. 162 ; Z. Sternhell et al. (1994), p. 199. Dans un ouvrage de 1928, Croce mentionne «la théorie de la violence de Sorel» parmi les éléments formateurs de l’idéologie de Mussolini. Cité dans P. C. Masini (1999), p. 26. Et nous devons accorder un certain poids à cette opinion puisque, selon M. Lane (2003), p. 325, Croce fut un ami de Sorel. Notons que, bien qu’il ait inclus (p. 17) Sorel parmi les sources d’inspiration philosophique de Mussolini, G. Lukács (1980, p. 32), considérait que la relation de Sorel avec le fascisme italien était «beaucoup plus ténue et formelle» que la relation de l’irrationalisme philosophique germanique avec le national-socialisme.

[73] B. Mussolini (1935), pp. 17-18, reproduit dans Ch. F. Delzell (dir., 1971), pp. 96-97. Voir également G.

  1. Spinetti (dir., 1938), p. 240. Notez également, comme l’a indiqué par G. Guy-Grand (1911), p. 9, que Charles Péguy fut un admirateur de Sorel.

[74] L. Rebatet (2007), p. 66.

[75] G. Gentile (1929), pp. 29, 58.

[76] P. Milza (1999), p. 112.

[77] B. Mussolini (1951), p. 167.

[78] E. Santarelli (1981) tome I, pp. 96-97, 564-565.

[79] Rolão Preto dans une interview à J. Medina (1978), p. 187.

[80] En 1908, dans Les Nouveaux Aspects du socialisme, Berth avait vigoureusement attaqué Jules Guesde pour avoir été un patriote à la manière des Jacobins. Voir E. Berth (1923), pp. 46-49.

[81] Z. Sternhell (1978), pp. 347, 372, 384 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 92-93.

[82] P. Broué (1996), p. 243 ; P. Novick (1985), p. 283 ; P. Ory (1976), pp. 143-144 ; R. O. Paxton (1973),

  1. 260 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 88, 94-99.

[83] Sur le parcours politique de Gustave Hervé, qui passa de l’anarchisme antimilitariste à l’apologie de l’armée et du fascisme, voir Z. Sternhell et al. (1994), pp. 243-245. Dans ses Mémoires, Joseph Caillaux (1942-1947), tome II, p. 84 raconte qu’en 1911, à l’époque où il dirigeait le gouvernement, il avait ordonné le transfert d’Hervé «de la prison de la Santé, où il purgeait une peine à laquelle il avait été condamné et où, bénéficiant du régime des prisonniers politiques, il avait la liberté et la possibilité de converser journellement avec ses collaborateurs, à la prison centrale de Clairvaux, où il ne lui était plus possible de communiquer avec l’extérieur. Cette action décisive donna de bons résultats. Peu à peu, le ton du journal [La Guerre sociale] devint plus modéré. […] Hervé n’avait pas encore commencé cette évolution qui, partant de l’antimilitarisme, devait le précipiter dans le nationalisme le plus extrême, mais il se calmait. La fermeté du gouvernement lui avait administré une douche froide salutaire».

[84] Y. Guchet (2001), p. 95.

[85] E. Weber (1964), p. 130.

[86] Se référant au milieu de la dernière décennie du XIXe siècle, Y. Guchet (2001, p. 30, note 61) affirme que

«dans les cercles anarchistes, il existait un solide antisémitisme».

[87] Z. Sternhell (1978), pp. 279, 372, 385-390.

[88]

    . Dubief (dir., 1969), pp. 215-216.

[89] Z. Sternhell et al. (1994), p. 53.

[90] Z. Sternhell et al. (1994). (Zeev Sternhell indique qu’il s’agit du secrétaire du Syndicat des charbonniers du Havre, mais H. Dubief (dir., 1969), pp. 49 et 214 mentionne «le secrétaire des dockers du Havre» et «le docker du Havre».

[91] Z. Sternhell (1978), p. 27.

[92] Z. Sternhell (1978), pp. 328-330.

[93] H. Lagardelle, «Los Caracteres Generales del Sindicalismo», dans G. Sorel et al. (1978), pp. 72-73.

[94] E. Berth (1923), p. 17.

[95] Cf. son livre de 1908, Les Nouveaux Aspects du Socialisme dans E. Berth (1923), pp. 61-63 et 71.

[96] E. Berth (1923), p. 67. Voir aussi p. 72.

[97] E. Berth (1923), p. 71.

[98] E. Berth (1923), p. 76 ; voir aussi pp. 79-80.

[99] E. Berth (1923), p. 76.

[100] Sur cet ensemble de questions, voir également Z. Sternhell et al. (1994), pp. 104-107.

[101] Z. Sternhell et al. (1994), p. 32.

[102] A. Lyttelton (1982), pp. 497-498 ; E. Santarelli (1981), tome I p. 412, tome II, p. 27.

[103]S. Pa[n]unzio, «Sindicalismo y Anarquismo«, dans G. Sorel et al. (1978), pp. 83-88. Les passages cités se trouvent aux pages 87 et 88..

[104] Z. Sternhell (1978), pp. 346-347. Cependant, Z. Sternhell et al. (1994), pp. 108 et 109 affirment qu’Émile Pouget et Victor Griffuelhes n’étaient pas des disciples de Sorel.

[105] Georges Sorel (1947), p. 34. [V.O., NdT.] Georges Sorel considérait également (p. 35) que les thèses de Descartes concernant le caractère pratique de la science et sa croissance progressive ne découlaient pas de la sphère scientifique et n’étaient fondées que sur des phénomènes politiques.

[106] Georges Sorel (1947), pp. 276-277. [[V.O., NdT.].

[107] Georges Sorel (1947), pp. 281-284. [V.O., NdT.]

[108] Georges Sorel (1947), p. 282. [V.O., NdT.]

[109] Georges Sorel (1947), p. 137 et suivantes.

[110] Georges Sorel (1947), pp. 354-355. [V.O., NdT.]

[111] Georges Sorel (1947), p. 355. [V.O., NdT.]

[112] Georges Sorel (1947), p. 372 [V.O., NdT.]

[113] Georges Sorel (1947), p. 359. [V.O., NdT.]

[114] Georges Sorel (1936), p. 281, voir aussi pp. 162-165 et 170-171.

[115] Georges Sorel (1936), pp. 240-241. Voir également les pages 253-256 et 268

[116] Georges Sorel (1936), p. 241.

[117] Georges Sorel (1936), p. 253

[118] Georges Sorel (1936), pp. 253-254, 256.

[119] Georges Sorel (1936), p. 367.

[120] G. Lukács (1980), p. 31.

[121] H. Lagardelle, «Los Caracteres Generales del Sindicalismo», dans G. Sorel et al. (1978), p. 55.

[122] Cf. son livre de 1908 Les Nouveaux Aspects du Socialisme dans E. Berth (1923), pp. 54-55. L’expression citée se trouve à la page 54.

[123] En citant l’étude de Peter Nettl, Z. Sternhell et al. (1994, p. 21) notent que, pour Sorel, la grève générale était la réalisation spécifique d’une conception générique de l’action, tandis que, pour Rosa Luxemburg, il s’agissait de quelque chose de très différent : c’était une tactique découlant de la conjoncture de l’époque.

[124] G. Guy-Grand (1911), p. 45.

[125] G. Sorel (1936), pp. 269-329.

[126] G. Sorel (1936), p. 79.

[127] G. Sorel (1936), pp. 103-104

[128] Z. Sternhell et al. (1994), pp. 22-23, 43-46, 82-83, 101, 128-129. Cependant, G. Sorel (1947, pp. 211-212) attira l’attention sur «ces paradoxes apparents : que la législation sociale, fabriquée dans le but de calmer l’ardeur des socialistes, a très souvent pour résultat de favoriser le socialisme ; que les concessions faites par les patrons à la suite des grèves sont généralement un des facteurs de progrès du syndicalisme révolutionnaire ; qu’en un mot, la paix sociale alimente presque toujours la lutte de classe.»

[129] Cf. son livre de 1908 Les Nouveaux Aspects du Socialisme dans E. Berth (1923), p. 71.

[130] Édouard Berth (1923) assimilait à la fois la concurrence et la lutte entre les classes à la guerre ; pour cela il invoqua les réflexions de Proudhon, comme on peut le voir aux pages 94 et suivantes.

[131] E. Berth (1923), p. 60.

[132] Z. Sternhell et al. (1994), pp. 101-103.

[133] « Après tout, l’histoire, pour Sorel, n’était pas tant la chronique d’une lutte des classes qu’une lutte incessante contre la décadence », Z. Sternhell et al. (1994), p. 38.

[134] G. Sorel (1947), p. 332.

[135] «Ce que nous avons appelé, dans cette étude, par le terme péjoratif de médiocrité, écrit Sorel (1947, p.

333), est ce que les auteurs d’ouvrages politiques appellent la démocratie

[136] G. Sorel (1947), pp. 317-318. «Ce qui préoccupait Sorel, écrivent Z. Sternhell et al. (1994, pp. 90-91), était le destin de la civilisation, pas celui du prolétariat ou de la nation. […] L’anticapitalisme de Sorel se limitait strictement aux aspects politiques, intellectuels et moraux du système bourgeois et libéral ; il ne tenta jamais de remettre en cause les fondements, les principes et les mécanismes concurrentiels de l’économie capitaliste.» Voir aussi G. Guy-Grand (1911), p. 51.

[137] G. Sorel (1947), p. 335.

[138] G. Sorel (1947), p 335.

[139] G. Volpe (1941), p. 11.

[140] T. B. Bottomore (1967), p. 60 ; A. Lyttelton (1982), p. 30 ; Ch. S. Maier (1988), pp. 39-40.

[141] Note du traducteur : selon Sorel, « les hommes qui participent aux grands mouvements sociaux, se représentent leur action prochaine sous forme d’images de batailles assurant le triomphe de leur cause. Je proposais de nommer mythes ces constructions dont la connaissance offre tant d’importance pour l’historien : la grève générale des syndicalistes et la révolution catastrophique de Marx sont des mythes. J’ai donné comme exemples remarquables de mythes ceux qui furent construits par le christianisme primitif, par la Réforme, par la Révolution, par les mazziniens ; je voulais montrer qu’il ne faut pas chercher à analyser de tels systèmes d’images, comme on décompose une chose en ses éléments, qu’il faut les prendre en bloc comme des forces historiques, et qu’il faut surtout se garder de comparer les faits accomplis avec les représentations qui avaient été acceptées avant l’action» ; « Les mythes révolutionnaires actuels sont presque purs ; ils permettent de comprendre l’activité, les sentiments et les idées des masses populaires se préparant à entrer dans une lutte décisive ; ce ne sont pas des descriptions de choses, mais des expressions de volontés ». « Il faut juger les mythes comme des moyens d’agir sur le présent ; toute discussion sur la manière de les appliquer matériellement sur le cours de l’histoire est dépourvue de sens. C’est l’ensemble du mythe qui importe seul. » (Réflexions sur la violence, édition de1908). [NdT.]

[142] Les thèses défendues par Benoît Malon dans Le Socialisme intégral, ouvrage publié en 1892, sont résumées par D. Ligou (1962), pp. 95-96. Pour sa part, Z. Sternhell (1978, p. 46) situe Malon parmi ceux qui ont contribué à la diffusion d’«un courant nationaliste qui se veut social ou, mutatis mutandis, d’un socialisme qui se veut nationaliste». Sur la notion de décadence de la civilisation qui inquiétait Sorel et ses disciples, voir Z. Sternhell (1978), pp. 394-395.

[143] L. Rebatet (1942), p. 284. [V.O., NdT.]

[144] Citant Maximilien Rubel, Z. Sternhell et al. (1994), p. 49 affirment que Sorel ne possédait pas une connaissance détaillée et érudite des écrits de Marx. Ce n’est cependant pas cela qui est en cause, mais la perspective générale dans laquelle il a conçu et présenté les thèses marxistes. Zeev Sternhell, qui a souligné la responsabilité de Georges Sorel et du syndicalisme révolutionnaire dans l’avènement du fascisme, s’est montré moins avisé en situant Sorel dans une position idéologique pratiquement extérieure au cadre du marxisme. Si Sternhell n’avait pas restreint l’œuvre de Marx à la tradition rationaliste et à celle des Lumières et s’il avait pris en compte le lourd héritage du romantisme allemand, il n’aurait plus eu besoin de sortir des limites du marxisme pour expliquer la rupture politique de Sorel et son évolution ultérieure. La vision proposée par K. Mannheim (1986) me semble plus équilibrée, puisqu’il détecte l’originalité de Marx dans l’articulation de la rationalité jacobine avec la critique romantique et irrationaliste de la société bourgeoise. Et c’est précisément à ce carrefour idéologique que l’évolution personnifiée par Sorel devient plus claire. L’intérêt tragique de son œuvre vient du fait qu’elle illustre une série de changements traités non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur du marxisme.

[145] G. Sorel (1936), p. 349 et suivantes.

[146] G. Sorel (1936), p. 268. [V.O., NdT.]

[147] G. Sorel (1936), p. 376. [V.O., NdT.]

[148] G. Sorel (1936), p. 375. [V.O., NdT.]

[149] G. Sorel (1936), p. 379. [V.O., NdT.]

[150] G. Sorel (1936), pp. 428-430. [V.O., NdT.]

[151] G. Sorel (1936), p. 432. [V.O., NdT.]

[152] Z. Sternhell et al. (1994, p. 108) font référence à «la théorie élitiste, qui considérait les masses comme une source d’énergie mais leur refusait la capacité de déterminer le cours de l’évolution sociale […]».

[153] G. Sorel (1947), p. 318.

[154] G. Sorel (1947), p. 211.

[155] D. Megherovsky mentionné par B. R. Lopukhov (1965), p. 249.

[156] G. Sandomirski cité par B. R. Lopukhov (1965), pp. 239-241 et pp. 251-252. Si une généalogie idéologique aussi variée incite Guermann Sandomirski à considérer, à juste titre, que des intérêts économiques et politiques distincts convergeaient dans le fascisme, il en conclut que le fascisme, sans posséder d’idéologie cohérente, ne se caractériserait que par son action terroriste et répressive et ne serait qu’un phénomène historique temporaire.

[157] Y. Guchet (1975), pp. 122-123, note 32 ; Y. Guchet (2001), pp. 98-99 ; Z. Sternhell (1978), pp. 390- 391 ; E. Weber (1964), p. 132 ; E. Weber (1965), p. 74.

[158] Pour plus de détails sur cette revue, on pourra lire l’article de Thomas Roman « L’Indépendance, une revue traditionaliste des années 1910 », Mille neuf cent, 2002/1, n° 20 (NdT).

[159] Y. Guchet (2001), pp. 94-97.

[160] Y. Guchet (2001), pp. 99-102 ; D. Guérin (1969), tome II, pp. 161-162 ; Z. Sternhell (1978), pp. 372, 384, 391-392 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 87-88, 124-127 ; E. Weber (1964), pp. 131-132.

[161] Z. Sternhell et al. (1994), p. 124.

[162] Cf. son livre Les Nouveaux Aspects du Socialisme, dans E. Berth (1923), p. 85 et 110. L’auteur répète cette déclaration page 33.

[163] L. Rebatet (1942), p. 565. [V.O., NdT.]

[164] Cf. le passage cité dans P. Sérant (1959), p. 69.

[165] G. Lukács (1980), p. 653.

[166] Percy Wyndham Leis (1882-1957) : peintre britannique, auteur de romans, de nouvelles et d’essais politiques et philosophiques, farouchement opposé à la Révolution russe et à toute alliance avec l’URSS. Dans son livre Hitler (1930), il présenta l’auteur de Mein Kampf comme un «homme de paix» et son antisémitisme comme un simple «leurre racial» [NdT].

[167] A. Munton (2010), p. 80. Voir aussi Wyndham Lewis, p. 352.

[168] Y. Guchet (2001), p. 101.

[169] Selon Y. Guchet (2001), p. 99, note 80, le Cercle Proudhon fut créé par huit personnes et, lors de la cérémonie commémorant le premier anniversaire de sa fondation, étaient présentes, en plus de six des membres originels, quinze autres personnes.

[170] Ce passage de Victor Serge dans les Mémoires d’un Révolutionnaire, 1905-1941, est cité dans J. Rière et al. (dir., 2001), p. 526.

[171] Sur Georges Valois, voir surtout Y. Guchet (1975), p. 111 et suivantes et Yves Guchet (2001). Voir aussi : P. Ory (1976), p. 269 ; E. Santarelli (1981), tome I, p. 491, note 1 ; Z. Sternhell (1978), pp. 365, 384, 399 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 93-94, 96 ; E. Weber (1964), pp. 132-133. Yves Guchet affirmait dans son livre paru en 1975, p. 1134, note 70, que le Faisceau n’aurait pas compté sur la sympathie de Mussolini, mais il se montre plus prudent dans son ouvrage publié en 2001, p. 240, note 44. Dans ce second livre, il émet seulement l’hypothèse que l’organisation de Valois laissait le Duce sceptique ; de même, dans ce même ouvrage (2001, p. 242, note 50), après avoir rapporté que, selon diverses sources, le Faisceau aurait reçu des subventions italiennes, l’auteur doute de l’exactitude de ces informations, arguant que rien n’a été prouvé. Notons que G. Volpe (1941, p. 228) exprima son estime pour «le groupe de Georges Valois». Sa critique du régime de Mussolini est citée dans Y. Guchet (2001, p. 256) et celle sur le plan d’action de la CGT est mentionnée dans le même ouvrage, p. 9.

[172] E. Santarelli (1981), tome I, pp. 59-60, 97-99.

[173] P. Milza, pp. 15-17, 19, 28, 31.

[174] P. Milza (1999), p. 83. [Toutes les citations ont été retraduites du portugais et ne sont donc pas conformes aux versions françaises, sauf celles suivies de la mention V.O., NdT.]

[175] Z. Sternhell et al. (1994), pp. 201-202.

[176] P. Milza (1999), pp. 131-133.

[177] P. Milza (1999), p. 139.

[178] P. Milza (1999), p. 67.

[179] P. Milza (1999), pp. 135-136 ; Z. Sternell et al. (1994), pp. 196-201.

[180] P. Milza (1999), p. 91 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 131, 132, 136.

[181] G. Bortolotto (1938), p. 225 ; P. Milza (1999), pp. 137-138, 140-142 ; S. Saladino (1965), p. 241 ; Z. Sternhell et al. (1994), p. 198.

[182] P. Milza (1999), p. 144.

[183] P. Milza (1999), p. 144. Plus modestement, P. Marion (1939, p. 13) considère que le tirage serait passé de 40 000 à 100 000 exemplaires.

[184] P. Milza (1999), pp. 154-155. Cependant, en août 1913, lorsque l’USI lança un nouvel appel à la grève générale, Mussolini le jugea aventuriste. Voir P. Milza (1999), p. 156.

[185] P. Milza (1999), pp.157-158.

[186]A Ancône, le 7 juin 1914, anarchistes, socialistes, francs-maçons et républicains décident d’organiser un rassemblement contre la répression dans l’armée et l’intervention en Libye. La police les oblige à se réunir dans un local au lieu de manifester. A la sortie du meeting, les flics tabassent les participants, puis tirent dans le tas. Résultat : trois morts. Un mouvement de solidarité s’organise et amplifie, voire dépasse, les revendications initiales. Le socialiste Mussolini et l’anarchiste Malatesta appellent à la grève générale ; dans un premier temps, la CGL soutient ce mot d’ordre et les cheminots se mobilisent massivement, mais, deux jours plus tard, la direction de ce syndicat et la direction du PSI stoppent la grève. Malgré tout, des barrages routiers, des occupations de gares et de voies ferrées, des réquisitions de grains, des récupérations d’armes et des comités révolutionnaires se mettent en place à Ravenne, Florence, Milan, Rome, Turin et Naples. Grâce à la collaboration entre la monarchie, l’armée, les républicains et la direction du PSI, le mouvement se termine au bout d’une semaine et n’a pas de conséquences immédiates car la première guerre mondiale commence le 3 août 1914, quand l’Allemagne déclare la guerre à la France. Même si l’Italie restera neutre pendant un an, la situation internationale et la mobilisation des appelés firent opportunément, pour la bourgeoisie, passer les questions sociales au second plan (NdT).
[187] P. Milza (1999), pp. 159-161.

[188] C’est ce qu’affirma Mussolini dans un article publié dans Utopia en janvier 1914, cité par P. Milza (1999).

[189] P. Milza (1999), pp. 157, 170-171 ; Z. Sternhell et al. (1994), pp. 210-211.

[190] Sur l’origine de la thèse selon laquelle Mussolini aurait été un informateur de la police politique française, voir P. Milza (1999), pp. 73-74. Cet historien se montre remarquablement naïf quand il soutient que Mussolini n’aurait pas exercé une telle fonction parce que les rapports des agents consignés dans les archives le présentent toujours comme un dangereux subversif. S’il avait vraiment été un informateur, les fonctionnaires de rang inférieur ne l’auraient pas su, et même au sommet de la hiérarchie, l’identité de chaque informateur était gardée aussi secrète que possible.

[191] P. Milza (1999), pp. 31-32. Pierre Milza insiste sur cette thèse tout au long de son livre.

[192] P. Milza (1999), p. 108. Selon E. H. Carr (1966, tome I, p. 424), le Parti social-démocrate autrichien avait décidé en 1897 de se transformer en une fédération de six partis nationaux autonomes, dont l’un correspondait à la population italienne de l’Empire.

[193] B. Mussolini (1961), pp. 171-172, 174-175, 187 et suivantes, 197-198.

[194] B. Mussolini (1961), pp. 185-186.

[195] B. Mussolini (1961), pp. 169, 185-186, 191.

[196] P. Marion (1939), p. 12.

[197] G. Volpe (1941), p. 23.

[198] P. Milza (1999), pp. 113-114.

[199] Z. Sternhell et al. (1994), pp. 201-202.

[200] Cité par P. Milza (1999), p. 140, mais il faut noter que cet historien ignorait la date du texte mentionné, comme il l’indique dans la note 47, à la p. 902.

[201] Tullio Colucci cité par E. Santarelli (1981), tome I, p. 99.

[202] Cf., par exemple, la lettre d’Engels à Kautsky du 7 février 1882 dans P. W. Blackstock et al. (dir., 1952), pp. 116-117. [En voici quelques extraits traduits de l’anglais: «Il est historiquement impossible à un grand peuple de discuter sérieusement de ses problèmes internes, quels qu’ils soient, tant qu’il ne jouit pas de son indépendance nationale. Avant 1859, il n’était pas question de socialisme en Italie ; même les républicains étaient peu nombreux, bien qu’ils formassent l’élément le plus actif. C’est seulement après 18661 que l’influence des républicains augmenta et que leurs meilleurs éléments rejoignirent ensuite les socialistes. Il en fut de même en Allemagne. […] Un mouvement international du prolétariat n’est possible que parmi des nations indépendantes. […] La coopération internationale n’est possible qu’entre égaux. […] Je suis donc d’avis qu’il y a deux nations en Europe qui ont non seulement le droit mais le devoir d’être nationalistes avant de devenir internationalistes : les Irlandais et les Polonais. Ce sont des internationalistes de la meilleure espèce s’ils sont très nationalistes», NdT.]

[203] Benito Mussolini dans Il Popolo d’Italia, 15 décembre 1917, cité dans l’anthologie dirigée par R. Griffin (1995, p. 29), dans Z. Sternhell et al. (1994), p. 221 et commenté par P. Milza (1999), p. 213.

[204] Cité dans l’anthologie dirigée par Ch. F. Delzell (1971, p. 9) et dans P. Milza (1999, p. 239). Notez que Charles Delzell écrit «pour s’être opposé au nationalisme» alors que chez Pierre Milza on lit «pour s’être opposé à la nation». «C’est dans la transition de 1918 à 1919, écrit Pierre Milza (1999, pp. 231-232), que se conclut la conversion de Mussolini à l’idée d’une révolution nationale et sociale, dont les principaux acteurs seraient issus de l’élite forgée dans les tranchées

[205] Cité dans G. Seldes (1935), p. 74.

[206] Discours du 18 décembre 1935 cité dans l’anthologie dirigée par G. S. Spinetti (1938), p. 203. Une version quelque peu différente se trouve dans Benoist-Méchin (1964-1966), tome IV, p. 166. Voir aussi G. Volpe (1941), p. 211.

[207] Cité dans E. Gentile (2010), p. 123.

[208] C.T. Schmidt (1939), p. 139.

[209] Cité dans l’anthologie dirigée par Ch. F. Delzell (1971), p. 214 ; dans P. Milza (1999), p. 777 ; et dans E. Santarelli (1981), tome II, p. 402. Quelques mois plus tard, le 26 octobre 1940, Goebbels déclara à un groupe de dirigeants du Parti national-socialiste à Vienne : «Lorsque cette guerre sera terminée, nous voulons être les maçtres de l’Europe […]. Nous appartiendrons enfin aux nations riches […].» Cité dans J. Noakes et al. (dir., 2008-2010), tome III, p. 292. En 1949, l’ancien chef du fascisme wallon expliquait la récente guerre mondiale comme un conflit entre «les États rassasiés et décadents et les États pauvres mais féconds et dynamiques». Voir L. Degrelle (1949), p. 13.

[210] Le titre de cet article (tout comme le chapitre correspondant dans Labirintos do fascismo, pp. 996-1066) introduit une confusion dommageable entre Juifs et «sionistes» : la «persécution» des Juifs n’a pas commencé avec les réflexions de Felix Pinkus ou de Theodor Herzl, mais de nombreux siècles auparavant ! En fourrant tous les «sionistes» dans le même sac, João Bernardo ne nous permet de comprendre ni la nature des sionismes ni les positions concrètes de ces militants (fascistes ou philofascistes selon lui !) durant la seconde guerre mondiale ; par exemple l’attitude de ceux qui en Europe combattirent les nazis les armes à la main ; de ceux qui étaient partisans d’un Etat binational en 1948 ou de ceux qui étaient contre la création même d’un Etat ! Le scalpel délicat qu’il utilise très prudemment pour distinguer entre les courants du syndicalisme révolutionnaire contraste avec le canon (un «orgue de Staline», ou plutôt le dernier modèle de S35 Koalitsiya-SV) qu’il utilise pour amalgamer tous les sionistes et pilonner «LE» sionisme, prétendu «racisme» fondé sur la prétendue idée d’une «race» (sic!) juive chez les pères fondateurs du sionisme et leurs émules ! (NdT).

[211] A ce sujet voir les 5 articles de João Bernardo sur «L’autre face du racisme» http://npnf.eu/spip.php?article783 (NdT)

[212] Schelling (1775-1854), philosophe allemand, fut connu pour sa Naturphilosophie plus que pour ses écrits proprement politiques dans la mesure où la politique ne l’intéressait pas, si l’on excepte son enthousiasme pour la Révolution française et l’unification de la nation allemande. Si pour lui, «le destin de la nation allemande n’est rien de moins que le destin universel de l’homme en général», il était politiquement très conservateur, favorable à l’obéissance à l’Etat, du moins si l’on en croit l’article de Frank Fischbach «La pensée politique de Schelling», Les Etudes philosophiques, 2001/11, n° 56. Le théoricien nazi du droit Carl Schmitt se réclama de sa conception «organiciste» de la nature (NdT).

[213] Si l’on consulte l’édition de Mein Kampf en allemand, sur 818 pages, le mot Deutschen (les Allemands) apparaît 416 fois, deutsche (allemand) 277 fois, Deutschland (Allemagne) 223, deutscher (allemand) 83 fois, deutschtum (germanité) 55 fois, soit en tout, 1872 fois. Quant au mot de Rasse (race) ou à ceux fabriqués autour de ce terme, ils apparaissent 150 fois dans le livre de Hitler, imprimé à plus de 10 millions d’exemplaires, selon cette édition de 1943. Peut-être faudrait-il donc nuancer cette hypothèse ? (NdT).

[214] Selon les historiens qui ont étudié l’antisémitisme sous Mussolini comme Marie-Anne Matard-Bonucci (L’Italie fasciste et la persécution des Juifs, Perrin, 2007) ou Francesco Germinario (Fascismo e antisemitismo. Progetto razziale e ideologia totalitaria, Laterza, 2009), il y a toujours eu une aile violemment antisémite qui s’exprimait au sein du Parti, des revues et des journaux fascistes, même si elle était minoritaire – et c’est d’ailleurs elle qui a pris de l’importance quand Mussolini lui a donné le feu vert, aux alentours de 1933. Cette aile antisémite était elle-même divisée en trois courants (pour plus de détails, je renvoie à mon article «Fascisme italien, racisme et antisémitisme», http://npnf.eu/spip.php?article826. ) Parler de «philosémitisme», même avant les lois raciales de 1938, est donc bizarre surtout quand on sait que Clara Petacci, sa maîtresse fusillée en même temps que lui, nota dans ses carnets intimes de nombreuses réflexions du Duce contre les Juifs, son amant… «philosémite» selon João Bernardo, comme en 1938 : «“Moi, j’étais raciste dès 1921. […] Il faut donner un sens de la race aux Italiens pour qu’ils ne créent pas de métisses, qu’ils ne gâchent pas ce qu’il y a de beau en nous […]. Ces saloperies de Juifs, il faut tous les détruire. Je ferai un massacre comme les Turcs ont fait. […]. Je ferai un çlot et les y enfermerai tous. Ce sont des charognes, nuisibles et lâches […]. Il est temps que les Italiens comprennent qu’ils ne doivent plus être exploités par ces reptiles.”» (NdT).

[215] Entre 1943 et 1945, 8 600 Juifs italiens (sur environ 50 000) furent arrêtés (dont la moitié par la police italienne et grâce à des informations fournies par des civils italiens), gardés dans des camps en Italie sous la surveillance commune d’Italiens et d’Allemands, et 90% d’entre eux furent assassinés à Auschwitz ou ailleurs. Cet «antisémitisme partiel» (?!), selon l’auteur, est particulièrement létal. Sans mentionner les pillages, «expropriations» et violences physiques diverses (NdT).

[216] Mélange de cubisme et de futurisme, le vorticisme fut un mouvement artistique britannique d’avant-garde, au début du XXe siècle, qui dura officiellement deux ans. La figure centrale en fut le peintre, écrivain et polémiste anglais Percyn Wyndham Lewis (1882-1957). Le nom «vorticicisme» – qui faisait référence au vortex émotionnel considéré comme la source nécessaire de la création artistique – fut inventé par le poète américain Ezra Pound, admirateur de Mussolini et de Hitler (NdT).

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