Par João Bernardo

La crise économique des années 1930 étant bien connue, il me semble inutile de m’y attarder ici, et je ne veux souligner qu’un seul aspect. A l’époque, l’Allemagne était déjà l’un des pays les plus industrialisés, doté d’une des technologies les plus avancées. Malgré cela, elle souffrait d’un lourd déficit, parce que le traité de Versailles l’obligeait à payer chaque année d’énormes réparations de guerre aux puissances victorieuses, en particulier la France et la Grande-Bretagne. La guerre mondiale ayant conduit ces deux pays à contracter d’énormes dettes envers les États-Unis, les réparations de guerre allemandes étaient en grande partie versées aux Américains, dont les banques accordaient à leur tour des prêts à l’Allemagne afin qu’elle puisse payer les réparations. Un circuit triangulaire avait ainsi été mis en place : Allemagne → France + Grande-Bretagne → États-Unis → Allemagne, etc. Lorsque, à la fin des années 1920, une crise économique éclata aux États-Unis, provoquant une succession de faillites bancaires, les prêts américains à l’Allemagne furent mis en péril, ce qui, à son tour,compromit le paiement des réparations de guerre, et ces effets en chaîne contribuèrent à internationaliser la crise.

La crise mondiale fut donc précipitée par une rupture des circuits financiers internationaux, et ce rétrécissement de l’horizon économiqueinspira des idées nationalistes même à des courants politiques qui n’étaient pas nationalistes à l’origine. La maladie fut présentée comme un remède. C’est dans ce contexte, en avril 1934, que Léon Trotsky publia dans Foreign Affairs (vol. 12, n° 3) l’article «Nationalisme et vie économique» [reproduit en annexe, NdT].

Dans ce texte, Trotsky commence par rappeler que les fascismes prônent le nationalisme économique, mais il juge inutile insister sur ce pointparce que, à l’époque, tout le monde le savait. D’ailleurs, les dirigeants fascistes eux-mêmes annonçaient haut et fort qu’ils défendaient leur économie nationale. C’est pourquoi Trotsky avertit que si tout fascisme est un nationalisme économique, tout nationalisme économique n’est pas fasciste.

Et Trotsky de préciser : «Il n’ y a pas vingt ans encore, tous les manuels enseignaient que le plus puissant facteurde la production de richesse et de culture était la division mondiale du travail, inhérente aux conditions naturelles et historiques du développement de l’humanité. Il apparaît maintenant que les échanges mondiaux sont l’origine de tous les malheurs et de tous les dangers. Arrière toute ! Retournons vers notre foyer national ! Il serait non seulement nécessaire de corriger l’erreur de l’amiral Perry, qui ouvrit la brèche dans l’“autarcie” japonaise, mais aussi de corriger l’erreur infiniment plus importante de Christophe Colomb, qui aboutit à une extension aussi immodérée de la sphèrede la culture humaine».

Trotsky a été assassiné en août 1940, mais cet événement ne serait pas trop grave si, depuis lors, il n’était pasassassiné chaque jour, et précisément par ses disciples. Une véritable hécatombe ! Y a-t-il aujourd’hui un seul parti trotskyste – voireun seul militant ou une seule militante trotskyste – qui ose reconnaître que les voyages de Christophe Colomb ont abouti «à une extension aussi immodérée de l’arène de la culture humaine» ?

Dans «Nationalisme et vie économique», Trotsky considère que «seule une ignorance haineuse peut tracer un contraste aussi vif entre la nation et la démocratie libérale». En effet, en même temps qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, les bourgeoisies démocratiques imposèrent l’unité et l’indépendance des réalités nationales, l’économie se développa également développée au-delà des frontières. «[…] le développement économique de l’humanité, qui a balayé leparticularisme médiéval, ne s’est pas arrêté à l’intérieur des frontières nationales. Le développement du commercemondiala été parallèle à la formation des économies nationales. Cette tendance au développement – au moins pour les pays avancés – s’est exprimée dans le déplacement du centre de gravité du marché intérieur vers le marché extérieur.» Et Trotsky entre alors dans le vif du sujet:«La crise actuelle, qui synthétise toutes les crises capitalistes du passé, signifie avant tout la crise de la vie économique nationale.»

Mais aujourd’hui, la majorité des trotskystes – et pas seulement les trotskystes, mais ce sont eux dont je me souviens maintenant – ont été absorbés par le nationalisme et se sont abandonnés au mythe de la souveraineté économique et alimentaire; ils prétendent résoudre les crises, toutes les crises, au moyen de ce qui, pour Trotsky, était précisément le point d’appui du problème, «la vie économique nationale».

Ainsi, en voulant libérer totalement «les forces productives des chaînes que leur a imposées l’État national», Trotsky va encore plus loin, ou plus profondément :«Dans son ascension historique, l’humanité est poussée par le besoin d’atteindre la plus grande quantité possible de biens en mobilisantla dépense de travail la plus réduite. Cette base matérielle de la croissance culturelle fournit également le critère le plus profondpermettant d’évaluer les régimes sociaux et les programmes politiques. Dans la sphère de la société humaine, la loi de la productivité du travail a la même signification que la loi de la gravitation dans la sphère de la mécanique.» Cette croissance de la productivité, dans le cadre d’un parcours historique dont Trotsky souligne le caractère contradictoire, «a déterminé la victoire de l’esclavage sur le cannibalisme, du servage sur l’esclavage, du travail salarié sur le servage». L’augmentation de la productivité constitue, pour Trotsky, le moteur du progrès humain. Et il aborde ensuite la grave crise économique qui ravage le monde au moment où il écrit cet article: «La loi de la productivité du travail se heurte convulsivement aux barrières qu’elle a elle-même érigées. C’est ce qui se trouve au cœur de la grandiose crise du système économique moderne.Les politiciens et les théoriciens conservateurs, piégés à l’improviste par les tendances destructrices de l’économie nationale et internationale, poursuit Trotsky, ont tendance à conclure que le surdéveloppement de la technologie serait la cause principale des mauxactuels. Il est difficile d’imaginerparadoxe plus tragique !». Pauvre Trotsky, l’assassinat lui a au moins épargné l’amertume de voir que ce ne sont plus les «politiciens et théoriciens conservateurs», mais surtout les gens d’extrême gauche – et parmi eux tant de trotskystes ! – qui prônent aujourd’hui la régression technologique. À l’époque, l’extrême gauche présentait un projet d’avenir, mais aujourd’hui elle s’accroche à l’image mythique d’un passé qui n’a même pas existé. «La tâche progressive qui consiste à savoir adapter la sphère des rapports économiques et sociaux à la nouvelle technologie est renversée et présentée comme s’il s’agissait de restreindre et de limiter les forces productives pour qu’elles s’adaptent aux anciens espaces nationaux et aux anciens rapports sociaux.» Ces mots de Trotsky devraient être placés sur un panneau, pour avertir les imprudents, à l’entrée de toutes les expériences des groupes commeVia Campesina et les mouvements écologiques et similaires. Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate.«Abandonnez toute espérance, vous qui entrez», La Divine comédie, L’Enfer, chant III, vers 9,de Dante, NdT.)

Et Trotsky poursuit :«L’orientation vers une économie fermée implique l’étranglement artificiel des branches de l’industrie qui sont susceptibles de fertiliser avec succès l’économie et la culture d’autres pays. Et cela implique aussi l’implantation artificielle d’industries qui n’ont pas, sur place, sur le sol national, de conditions favorables à leur implantation. Ainsi, la fiction de l’autosuffisance économique entraîne, dans les deux directions, d’énormes dépenses». Cette position dessinait les grandes lignes d’une critique fondamentale de ce qui allait devenir les multiples expériences frustrées du socialismetiersmondiste. Et cette critique ne pourrait être plus actuelle presque partout dans le monde, alors que les programmes populistes font converger à nouveau l’extrême droite et l’extrême gauche dans un protectionnisme économique commun.

Mais, pour Trotsky la tendance à l’augmentation de la productivité était irrépressible:«La loi fondamentale de l’histoire humaine doit inévitablement se venger des phénomènes annexes et secondaires.» Et il s’interrogeait:«De quelle manière ? En employant tous les moyens. Un coefficient élevé de productivité signifie également un coefficient élevé de forces destructives. Suis-je en train de prêcher la guerre ? Pas le moins du monde. Je ne prêche rien du tout. J’essaie seulement d’analyser la situation mondiale et de tirer des conclusions des lois de la mécanique économique. Il n’existe rien de pire que cette espèce de couardise mentale qui tourne le dos aux faits et aux tendances quand ils contredisent ses idéaux et ses préjugés

C’est exact. «Il n’existe rien de pire que cette espèce de couardise mentale qui tourne le dos aux faits et aux tendances quand ils contredisent ses idéaux et ses préjugés

Aux trotskistes – et aux autres aussi – qui liront cet article, je souhaite une excellente semaine.

João Bernardo, Passa Palavra, 19/07/2022

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Débatsur le site de Passa Palavra

Beraht: Si, dans cet article et dans plusieurs autres textes et commentaires, ta critique d’une gauche qui prône la régression technologique me paraît correcte, je pense que cette gauche n’est pas seulement le mentor «intellectuel» de cette position, mais aussi l’agent de cette réalité. En d’autres termes,«les gauches» promeuvent et, surtout, «contrôlent» cette régression technologique. Et le mot «contrôle»,est, ou devrait être, le mot central à analyser.

Si, «l’augmentation de la productivité était, pour Trotsky, le moteur du progrès humain», dans tes textes, João, le temps et le contrôle de ce temps sont l’essence du capitalisme. S’il y a un déplacement, même partiel dans le domaine productif, mais étendu dans le domaine international, en faveur de cette «régression technologique», il doit logiquement être conçu par ceux qui ont le contrôle du temps dans les processus productifs, et non par ceux qui sont subordonnés à ce contrôle, qu’ils soient de gauche ou de droite.

A partir de cette logique, à partir de la maîtrise du temps, on peut prouver, par exemple, que «le Brésil est dans le monde», tout comme l’Allemagne, le Portugal, l’Italie, la France et «tous les autres», y compris la Chine. Même si la plus-value relative augmente grâce au«progrès technologique»,la plus-value absoluecroît grâce à l’augmentation de la journée de travail, à l’allongement du départ à la retraite, à la réduction des salaires et du pouvoir d’achat,à l’intervention des mouvements écologistes et identitaires, etc.

En fait, les«gauches» défendent le maintien de l’exploitation de la plus-value (que ce soit par les noirs, les blancs, les hommes, les femmes, les hétéros, les homos, etc.).Plus encore, elles défendent l’exploitation de la plus-value sous sa forme absolue. Mais entre la défense, aussi inacceptable soit-elle, et sa mise en œuvre, il y a une distance qui, me semble-t-il, est assez longue. Ce sont ceux qui mettent en œuvre et contrôlent «les temps»de la régression technologique que nous devonsinterroger et combattre.

 

João Bernardo: En effet, tout – ou presque – ce que j’ai écritrepose sur une hypothèse : le progrès de l’humanité est dû à l’ambition d’obtenir une plus grande quantité de biens et de services avec une moindre dépense de temps de travail, c’est-à-dire une augmentation de la productivité. Cependant, je me demande toujours quel est le système dans lequel s’insère cette augmentation de la productivité, quelles sont les relations de travail qui favorisent l’augmentation de la productivité. C’est pourquoi tu as tout à fait raison quand tu écris que «le mot “contrôle” est, ou devrait être, le mot central à analyser».

Mais Trotsky était très habile – dans ses écrits, pas dans son activité politique pratique où il se montrait tragiquement maladroit – et il a donc esquivé dans cet article la mention des rapports de travail. C’est particulièrement flagrant lorsqu’il fait référence, à propos de la croissance historique de la productivité, au «triomphe de l’esclavage sur le cannibalisme, du servage sur l’esclavage, du travail salarié sur le servage». Il n’a pas su prévoir ce qui allait triompher sur le travail salarié. Certes, il s’agissait d’un article pour Foreign Affairs et non d’un pamphlet révolutionnaire, mais cette lacune même infléchit tout ce que Trotsky a écrit sur l’organisation économique de l’Union soviétique et sur la critique du stalinisme, comme je l’ai analysé largement et en détail ailleurs.

Mais le point fondamental de ton commentaire me semble être la référence à la relation entre les gaucheset la productivité. Une question se pose ici : quelles gauches ?

D’un côté, nous avons la gauche du politiquement correct, de l’identitarisme, des LGBTQIA+, des études postcoloniales et tout ce qui va suivre. De nos jours, cette gauche est 1) hégémonique dans le capitalisme occidental et 2) elle promeut l’augmentation de la productivité. Dans l’Union européenne, au Royaume-Uni et au Canada, les législations imposent de plus en plus les opinions de cette gauche et criminalisent ceux qui s’y opposent. La Hongrie et la Pologne sont des exceptions partielles, et elles subissent pour cela les représailles des organes centraux de l’Union européenne. Aux États-Unis, la situation est actuellement ambiguë, parce que, au niveau du gouvernement fédéral, le politiquement correct est totalement hégémonique, mais pas au niveau de nombreux États ni de la Cour suprême.

Pour voir comment la gauche politiquement correcte promeut l’augmentation de la productivité, il suffit de consulter les articles publiés sur le site de McKinsey, le plus grand cabinet de conseil aux entreprises du monde. Non seulement la gauche politiquement correcte favorise le renouvellement des élites, ce qui contribue en soi au rajeunissement du capitalisme et donc à l’augmentation de la productivité, mais elle facilite également les conditions d’exploitation au sein des entreprises, puisque les travailleurs d’une identité donnée voient d’un bon œil que les managers et les gestionnaires aient la même identité, ce qui stimule la plus-value relative[1].

Mais il existe encore une gauche centrée sur l’économie, bien que de plus en plus marginalisée. Cette gauche n’évoque plus les rapports de travail et le contrôle sur le temps de travail, mais prône la régression technologique et plaide pour certains systèmes de travail strictement dérivés de la plus-value absolue. La relation de cette gauche avec l’écologie, en particulier avec ce qu’on appelle l’écologie profonde, est éclairante.

P.S.:L’éditorial du dernier numéro de The Economistévoque«[…] l’une des tendances les plus chaudes de la finance : l’investissement environnemental, social et de gouvernance (ESG). Il s’agit d’une tentative de faire mieux fonctionner le capitalisme et de faire face à la grave menace que représente le changement climatique. Il a pris de l’ampleur ces dernières années ; les titans de la gestion des investissements affirment que plus d’un tiers de leurs actifs, soit 35 trillions de dollars au total, sontmobilisés dans ces ESG (investissements environnementaux, sociaux et de gouvernance). Ces trois lettres sont sur les lèvres des patrons et des fonctionnaires partout dans le monde».

 

Ricardo Ronaldo Pinto:J’aimerais que tu commentesle discours sur l’«indépendance» venant d’Europe et aussi le fait qu’il soit associé à l’écologisme. Le bloc de pays qui se présente comme l’«Occident» semble résister au développement des autres nations. Quel est ton point de vue ?

 

João Bernardo : De manière ultra-synthétique, mon argumentation serait la suivante. Tout capitalisme, qu’il soit développé, ou encore en développement, a un intérêt vital à promouvoir le développement capitaliste des autres pays. Le développement capitaliste n’est pas un jeu à somme nulle. Un exemple flagrant : pendant que Staline faisait démanteler et transférer en Union soviétique les installations industrielles de ce qui avait été le Troisième Reich, les États-Unis mettaient en œuvre le plan Marshall en Europe. Autre exemple : les Américains ont saccagé le Vietnam pendant des années, mais, une fois la guerre terminée, ils ont commencé à investir dans le développement économique de ce pays. Cas peut-être encore plus flagrant, celui du Japon, qui, peu après sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, est devenu l’une des plus importantes puissances économiques. La liste ne s’arrête pas là, puisque la Corée, après avoir été une colonie japonaise, traitée de façon abjecte par les colonisateurs, est devenue, dans sa moitié sud, un centre économique indispensable au capitalisme mondial.On peut encore mentionner les Indes orientales néerlandaises qui, après avoir gagné leur indépendance dans une guerre de guérilla après la Seconde Guerre mondiale, sont devenues une Indonésie où le capitalisme s’est développé. Je pourrais continuer à énumérer des exemples, au point que le plus important n’est pas cette règle mais les exceptions.

Et l’Afrique est la plus significative de ces exceptions. Pourquoi les pays africains, qui partaient de situations plus favorables que la Corée, le Vietnam ou l’Indonésie, sont-ils la partie du monde la plus mal gouvernée ? L’explication ne réside pas dans les relations économiques mondiales, mais dans la structure archaïque des élites locales. J’ai beaucoup réfléchi à la question et je ne trouve aucune autre piste de réponse. Et on peut dire la même chose de la plupart des pays d’Amérique latine.

Ce qui se passe aujourd’hui avec les États-Unis est, a contrario,la meilleure preuveque tout capitalisme en développement a un intérêt vital à promouvoir le développement des autres pays. Trump s’est désengagé autant que possible des responsabilités multilatérales des États-Unis et était prêt à se désengager également de l’Otan, parce que les États-Unis sont une puissance économique en déclin. Trump a donc opté pour la réaction défensive que Trotsky avait d’abord évoquée dans son article – le nationalisme économique.

Apparemment, le président Biden adopte une ligne opposée et revient au multilatéralisme dans les relations économiques. Mais la réaction américaine à l’invasion de l’Ukraine par Poutine a précisément accéléré l’effondrement de ce multilatéralisme, accélérant la scission du monde en deux blocs; c’est désormais la Chine qui anime le bloc capitaliste le plus actif et le plus entreprenant. Peut-être que ce programme impérialiste chinois, communément appelé «nouvelle route de la soie», réussira à sortir l’Afrique de la kleptocratie et à la faire entrer dans le développement économique. Du moins, la Chine s’efforce de le faire. Si elle réussit, elle aura montré une fois de plus que le capitalisme n’est pas un jeu à somme nulle et qu’un centre en développement doit développer les autres pays, car sans cela il ne pourra pas poursuivre son propre développement.

Léo V. : Les citations de Trotsky feraient frémir les anthropologues de nos jours, et pas seulement eux. Tout d’abord, il considérait les peuples qui vivaient dans la soi-disant Amérique avant l’arrivée de Christophe Colomb comme non humains[2]. Après tout, si Colomb a «étendu de façon aussi immodérée la sphère de la culture humaine», c’est parce qu’il n’y avait pas d’êtres humains (et pas de culture, qui existe dans toute société humaine) dans cette région du monde.

Déjà dans un autre passage, il extrapole aux sociétés humaines qui existent et ont existé les valeurs instituantes du capitalisme, de la société même dans laquelle il vivait : «L’humanité est conduite dans son ascension historique par l’ambition de réaliser la plus grande quantité possible de biens avec la moindre dépense de travail

La critique de cette projection de l’économie politique sur l’histoire universelle, projection déjà présente chez Marx et d’autres auteurs de son temps, a probablement été faite par plusieurs auteurs. J’en retiens deux que j’aime beaucoup, Castoriadis et Baudrillard (ce dernier notamment dans Le miroir de la production, Galilée, 1985).

Les deux questions sont liées. Ne pas voir une autre culture humaine que celle de la société dans laquelle on vit.

Et c’est dans la recherche d’une productivité accrue que Trotsky et Lénine ont été des partisans enthousiastes du taylorisme en URSS.

La question demeure: même si la chaîne de production peut servir à augmenter la productivité, elle est une technique de domination des travailleurs par les capitalistes : les ouvriers provoqueraient-ils une régression technologique s’ils prenaient le contrôle d’une usine et modifiaient le processus de travail et les machines elles-mêmes afin de pouvoir contrôler leur travail ? L’expérience historique de la prise de contrôle des usines par les travailleurs, de l’autogestion dans les moments révolutionnaires, lorsqu’ils commencent à modifier les processus de travail, a-t-elle entraîné une augmentation ou une diminution de la productivité ?

N’est-ce pas le concept même de «productivité» qui se modifie (voire s’éteint) dans une société où le travail n’est ni aliéné ni dominé par les patrons ?

L’un des enjeux des entreprises qui s’autogèrent est de pouvoir modifier substantiellement le processus productif (en se débarrassant de l’organisation du travail et des techniques de domination capitalistes) et de maintenir la productivité nécessaire pour survivre dans un marché qui est encore hégémoniquement celui de la société capitaliste. Il n’y a pas de relation nécessaire entre le changement des rapports de production et l’augmentation de la productivité. Trotsky et Lénine ont choisi le taylorisme, en bons «patrons» qu’ils étaient alors, car le but était d’augmenter la productivité et non l’expérience vécue par les travailleurs dans les usines.

Autre question: j’ai vu des données sur les entreprises qui encouragent la «diversité»et ont des revenus et des bénéfices plus élevés (le livre de Pablo Polese, Machismo, racismo, capitalismo identitario, apporte beaucoup de données dans ce sens). Mais nous manquons encore de données qui montrent que ce profit plus élevé serait dû à un accroissement de la productivité (certaines données, pour autant que je me souvienne, mettent en relation ces gains plus élevés avec le marché que ces entreprises conquièrent).

Fagner Enrique: Rendre compatibles l’autogestion et la productivité constitue le cœur du texte d’Aurora Apolito «The problem of scale in anarchism and the case for cybernetic communism[3]», probablement l’un des textes les plus importants que nous ayons traduit sur Passa Palavra. Cependant, tant que la classe ouvrière continuera à considérer la productivité comme le problème et l’intérêt des capitalistes, nous serons incapables de rendre les deux compatibles, et nous échouerons à réaliser une modernité industrielle non capitaliste.

Pablo: Cher Léo V., voilà plus ou moinscomment je comprends la chose: la valeur est liée au temps de travail socialement nécessaire. La répartition globale de la valeur produite par l’ensemble des entreprises et des producteurs (répartition qui déterminera le profit) se fait en fonction du niveau de productivité (plus-value relative), où une entreprise produit en moins de temps que ce qui est socialement nécessaire, et s’approprie donc une plus grande part de la valeur globale; ou bien par des mécanismes de plus-value absolue (protectionnisme, violence, guerre, spoliation, reprise de droits, etc.). Le mécanisme fondamental de la rentabilité et du pouvoir des entreprises réside dans la plus-value relative, donc dans l’augmentation de la productivité, donc dans la réduction du temps de travail socialement nécessaire, donc dans la réduction du nombre d’heures de travail nécessaires pour produirex, qu’il s’agisse d’un produit ou d’un service. C’est pourquoi, dans les situations où sévit la discipline de la production, c’est-à-dire en l’absence de grèves et d’autres conflits sociaux, le secteur le plus important d’une entreprise est la recherche et développement (R&D), où l’application productive de la science et de la technologie sera réalisée.

Ce secteur est toujours poussé et forcé à se développer lorsque les conflits sociaux sont latents (toujours) et surtout lorsqu’ils explosent: il y a alors urgence à gagner en productivité pour que l’entreprise puisse assimiler les luttes et les revendications des travailleurs, en cédant (en valeurs d’usage, en salaires et/ou en droits) le supplément qu’elle a gagné en termes de valeur.

A mon avis, le secteur Inclusion et Diversité (I&D) devient de plus en plus pertinent. Ce secteur n’agit pas uniquement dans le cadre de la conquête des marchés – processus typique de la plus-value absolue et donc peu efficace en termes d’expansion solide du pouvoir et de rentabilité de l’entreprise. Le secteur I&D agit sur le niveau de la plus-value relative, c’est-à-dire qu’il augmente la productivité de l’entreprise. Et cela ne se fait pas seulement en disciplinant les travailleurs noirs et de couleur afin qu’ils fassent moins de grèves, moins de sabotages, qu’ils aient moins de temps morts dans leur travail, mais dans le sens où ils produisent en se sentant plus engagés et plus heureux et donc produisent davantage en moins de temps. Si l’on imagine l’usine fordiste-tayloriste à la Charlie Chaplin de 1936, où l’ouvrier serre des boulons, il peut sembler étrange de penser qu’embaucher des femmes et des noirs et donner une place centrale à l’identitarisme permet d’augmenter la productivité, mais si l’on comprend les entreprises comme étant toyotistes et ubérisées, donc comme totalement dépendantes, aujourd’hui, de la créativité et de l’ingéniosité des travailleurs, et surtout si l’on se concentre sur les entreprises de pointe, centrées sur la technologie et les services, il est plus facile de comprendre comment le gain de productivité se produit : les managers et les gestionnaires ont compris qu’une entreprise «colorée» et diversifiée sur le plan identitaire est une entreprise plus créative, plus «résiliente», plus dotée de «soft skills[4]» qui réduisent le temps de travail socialement nécessaire pour développer une idée, un produit ou un service, par exemple, savoir qu’un stylo bic rose deux fois plus cher ne passera pas bien, ou qu’une publicité super ingénieuse véhicule en fait une image litigieuse, ou qu’un jeu vidéo de guerre serait plus attrayant pour certains segments des consommateurs s’il y avait une poupée avec un uniforme rose, ou qu’il serait chouette de développer un shampooing avec une technologie spécifique pour les cheveux frisés, ou qu’un certain son émis peut être perçu comme raciste, sexiste ou faisant écho à des préjugés. Tous ces exemples semblent concerner la conquête des marchés, mais il n’en est rien: il ne s’agit pas d’offrir le même produit ou service, mais de développer des produits et services à la technologie et à l’esthétique très complexes et totalement liés à la productivité de l’entreprise, puis à ses bénéfices, puisque la commercialisation,le service, l’image et le produit socialement et politiquement correct sont réalisés en moins de temps, si l’on prend en compte les questions identitaires.

Pour prendre un exemple absurde, c’est comme si, alors qu’un travailleur blanc mettait 20 heures à trouver une bonne idée de crème pour le visage pour les personnes noires, une femme noire aurait l’idée en 10 heures. En ce sens, il est peut-être possible de dire que le capitalisme identitaire convertit en gains de productivité et capitalise pour lui-même des aspects des expériences des salariés; il procède à une sorte de spoliation de la culture des opprimés et de divers savoir-faire qui sont politiquement, idéologiquement et économiquement utiles à la consolidation du pouvoir de l’entreprise et à l’expansion de ses profits. Le capitalisme identitaire se développe dans le sillage d’une société qui impose des valeurs d’usage identitaires et des formes d’exploitation de la valeur politiquement correctes, donc des rapports sociaux identitaires à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. L’adéquation aux paramètres sociaux identitaires s’exprime dans les rapports de production. C’est pourquoi l’entreprise qui s’adapte plus rapidement à ces paramètres est plus productive, parce qu’elle parvient à mobiliser certaines connaissances et à réaliser certains ensembles d’exigences en un temps de travail socialement nécessaire qui est plus court.

 

João Bernardo: Au fil des décennies, j’ai écrit des centaines, voire des milliers, de pages pour défendre la productivité en tant que mécanisme de progrès humain et critiquer la régression technologique. Et j’ai écrit des centaines de pages pour critiquer la manière dont Trotsky, en tant que dirigeant de l’Union soviétique, entendait mettre en œuvre la productivité. (…) Le dernier commentaire de Fagner Enrique résume de façon lapidaire le problème.Je tiens seulement à souligner que, en déclarant que Colomb avait élargi de façon «aussi immodérée la sphère de la culture humaine», Trotsky pensait que cette sphère avait été élargie des deux côtés. Trotsky n’ignorait pas le haut niveau de civilisation qu’avaient atteint certains peuples des deux Amériques. Il était très cultivé, contrairement à beaucoup de ses partisans et à beaucoup de ses détracteurs d’aujourd’hui. Il était aussi très intelligent.

Annexe :

Léon Trotsky:

Nationalisme et vie économique

(Foreign Affairs, avril 1934[5].)

Le fascisme italien a proclamé que l’«égoïsme sacré» national est le seul facteur créateur. Après avoir réduit l’histoire de l’humanité à l’histoire nationale, le fascisme allemand a entrepris de réduire la nation à la race et la race au sang. Bien sûr, dans les pays qui n’ont pas encore atteint — ou plutôt ne sont pas encore tombés dans — le fascisme, les problèmes de l’économie sont de plus en plus coulés de force dans les cadres nationaux. Tous n’ont pas le courage d’inscrire ouvertement 1’«autarcie» sur leurs drapeaux. Mais, partout, la politique est orientée vers une ségrégation aussi hermétique que possible de la vie nationale par rapport à l’économie mondiale. Il n’y a pas vingt ans encore, tous les manuels enseignaient que le plus puissant facteur de la production de richesse et de culture était la division mondiale du travail, inhérente aux conditions naturelles et historiques du développement de l’humanité. Il apparaît maintenant que les échanges mondiaux sont l’origine de tous les malheurs et de tous les dangers. Arrière toute ! Retournons vers notre foyer national ! Il nous faut non seulement corriger l’erreur de l’amiral Perry[6] qui ouvrit la brèche dans l’autarcie japonaise, mais corriger aussi l’erreur infiniment plus importante de Christophe Colomb qui aboutit à une extension aussi immodérée de l’arène de la culture humaine.

La valeur éternelle de la nation découverte par Mussolini et Hitler est maintenant opposée aux fausses valeurs du XIXe siècle, la démocratie et le socialisme. Là aussi nous entrons dans une contradiction insurmontable avec les vieux livres, et, ce qui est pire, avec les faits irréfutables de l’histoire. Seule une ignorance haineuse peut tracer un contraste aussi vif entre la nation et la démocratie libérale.

En fait, tous les mouvements de libération dans l’histoire moderne, à commencer, disons, par la lutte de la Hollande pour son indépendance[7], ont eu un caractère à la fois national et démocratique. L’éveil des nations opprimées et démembrées, leur lutte pour rassembler leurs parties séparées et pour rejeter le joug étranger, auraient été impossibles sans une lutte pour la liberté politique. La nation française s’est consolidée dans les tempêtes et les souffrances de la révolution démocratique à la fin du XVIIIe. Les nations allemande et italienne ont émergé d’une série de guerres et de révolutions au XIXesiècle. Le puissant développement de la nation américaine qui a reçu son baptême de liberté dans son soulèvement du XVIIIe, a été finalement garanti par la victoire du Nord contre le Sud dans la guerre civile[8]. Ni Mussolini ni Hitler n’ont découvert la nation. Le patriotisme dans son sens moderne — ou, plus précisément, son sens bourgeois — est un produit du XIXe siècle. La conscience nationale du peuple français est peut-être la plus conservatrice et la plus stable de toutes et, jusqu’à ce jour, elle se nourrit des traditions démocratiques.

Mais le développement économique de l’humanité qui a balayé le particularisme médiéval ne s’est pas arrêté à l’intérieur des frontières nationales. Le développement du commerce mondial a été parallèle à la formation des économies nationales. La tendance à ce développement — au moins pour les pays avancés — s’est exprimée dans le déplacement du centre de gravité du marché intérieur au marché extérieur. Le XIXe siècle a été marqué par la fusion du destin de la nation avec celui de sa vie économique, mais la tendance fondamentale de notre siècle est la contradiction grandissante entre nation et vie économique. En Europe, cette contradiction est devenue intolérablement aiguë.

Le développement du capitalisme allemand a eu un caractère très dynamique. Au milieu du XIXe siècle, le peuple allemand étouffait dans les cages d’une dizaine de patries féodales. Moins de quatre décennies après la création de l’Empire allemand, l’industrie allemande suffoquait dans le cadre de l’État national. Une des principales causes de la guerre mondiale a été la tentative du capital allemand de trouver un accès à une arène plus vaste. Hitler a combattu en tant que caporal en 1914-1918, non pour l’unification de la nation allemande, mais au nom d’un programme supranational impérialiste qui s’exprimait dans la fameuse formule de l’«organisation de l’Europe». Unifiée sous la domination du militarisme allemand, l’Europe devait devenir le champ de manœuvre pour une entreprise infiniment plus grande, l’organisation de la planète entière.

Mais l’Allemagne n’est pas une exception. Elle n’a fait qu’exprimer sous une forme plus intense et plus agressive la tendance de toutes les autres économies capitalistes nationales. Le heurt entre ces tendances a abouti à la guerre. La guerre, il est vrai, comme tous les grandioses bouleversements de l’histoire, a soulevé différentes questions historiques, et, en passant, donné de l’élan à des révolutions nationales dans les parties les plus arriérées de l’Europe, la Russie tsariste et l’Autriche-Hongrie. Mais ce n’était là que le lointain écho d’une époque déjà révolue. En essence, la guerre avait un caractère impérialiste. Elle tentait par des méthodes mortelles et barbares de résoudre un problème de développement historique progressif — celui de l’organisation de la vie économique sur l’arène tout entière qui a déjà été préparée par la division mondiale du travail.

Inutile de le dire, la guerre n’a pas trouvé de solution à ce problème. Au contraire, elle a atomisé l’Europe encore plus. Elle a augmenté l’interdépendance de l’Europe et de l’Amérique tout en approfondissant l’antagonisme entre elles. Elle a donné de l’élan au développement indépendant des pays coloniaux et en même temps accru la dépendance des centres métropolitains vis-à-vis des marchés coloniaux. L’une des conséquences de la guerre fut l’aggravation des contradictions du passé. On ne saurait fermer les yeux devant ce fait au cours des premières années d’après-guerre, quand l’Europe, avec l’aide de l’Amérique, s’employait à reconstruire du haut en bas son économie dévastée par la guerre. Mais la restauration des forces productives impliquait nécessairement la revigoration de tous les maux qui avaient conduit à la guerre. La crise actuelle, qui synthétise toutes les crises capitalistes du passé, signifie avant tout la crise de la vie économique nationale.

La SDN a essayé de traduire du langage du militarisme en langage de la diplomatie la tâche que la guerre n’avait pas résolue. Après que Ludendorff[9]eut échoué dans sa tentative pour «organiser» l’Europe par l’épée, Briand[10] a tenté de fonder les «Etats-Unis d’Europe» au moyen de son éloquence diplomatique sucrée. Mais la série interminable des conférences politiques, économiques, financières, douanières et monétaires n’a fait que dérouler le panorama de la faillite des classes dominantes face à la tâche impossible à reporter, face à la tâche brûlante de notre époque.

On peut la formuler théoriquement ainsi : comment garantir l’unité économique de l’Europe, tout en préservant une complète liberté de développement culturel aux peuples qui y vivent ? Comment une Europe unifiée peut-elle être intégrée dans une économie mondiale coordonnée ? On ne peut trouver la solution en déifiant la nation, mais, au contraire, en libérant totalement les forces productives des chaînes que leur a imposées l’État national. Mais les classes dirigeantes d’Europe, démoralisées par la faillite des méthodes militaire et diplomatique, abordent aujourd’hui cette tâche à l’envers, c’est-à-dire qu’elles essaient de soumettre de force l’économie à un État national périmé. La légende du lit de Procuste se renouvelle sur une grande échelle. Au lieu de déblayer une large arène pour les opérations de la technologie moderne, les maîtres de ce monde tranchent et taillent en pièces l’organisme vivant de l’économie.

Dans un récent discours-programme, Mussolini a salué la mort du «libéralisme économique», c’est-à-dire du règne de la libre concurrence. L’idée en elle-même n’est pas neuve. L’époque des trusts, des syndicats et cartels a depuis longtemps relégué à l’arrière-plan la libre concurrence. Mais les trusts sont plus incompatibles encore avec des marchés nationaux restreints que ne l’étaient les entreprises du capitalisme libéral. Le monopole a dévoré la concurrence dans la même proportion que l’économie mondiale soumettait le marché national. Le libéralisme économique et le nationalisme économique ont été périmés au même moment. Les tentatives pour sauver la vie économique en lui inoculant le virus pris au cadavre du nationalisme aboutissent à cet empoisonnement du sang qui porte le nom de fascisme.

L’humanité est poussée dans sa montée historique par le besoin d’atteindre la plus grande quantité de biens avec la dépense de travail la plus réduite. Cette base matérielle de la croissance culturelle fournit également le critère le plus profond permettant d’apprécier les régimes sociaux et les programmes politiques. La loi de la productivité du travail a la même signification dans la sphère de la société humaine que la loi de la gravitation dans celle de la mécanique. La disparition de formations sociales dépassées n’est que la manifestation de cette loi cruelle qui a déterminé la victoire de l’esclavage sur le cannibalisme, du servage sur l’esclavage, du travail salarié sur le servage. La loi de la productivité du travail se fraie son chemin, non pas en ligne droite, mais de façon contradictoire, par de brusques accélérations, des sauts et des zigzags, surmontant à sa façon les barrières géographiques, anthropologiques et sociales. C’est pourquoi il existe en histoire autant d’exceptions, qui ne sont toutes en réalité, que des reflets de la «règle».

Au XIXe siècle, la lutte pour une plus grande productivité du travail a revêtu essentiellement la forme de la libre concurrence, laquelle a maintenu l’équilibre dynamique de l’économie capitaliste à travers des fluctuations cycliques. Mais, précisément du fait de son rôle progressif, la concurrence a conduit à une monstrueuse concentration en trusts et en syndicats, ce qui a à son tour signifié une concentration des contradictions économiques et sociales. La libre concurrence est comme une poule qui aurait couvé, non un canard, mais un crocodile. Rien d’étonnant qu’elle ne puisse venir à bout de sa propre progéniture !

Le libéralisme économique a fait son temps. C’est avec de moins en moins de conviction que ses Mohicans font appel au jeu réciproque automatique de ses forces. Il faut de nouvelles méthodes pour faire correspondre les trusts gratte-ciel aux besoins humains. Il faut des changements radicaux dans la structure de la société et de l’économie. Mais de nouvelles méthodes entrent en conflit avec les habitudes anciennes et, ce qui est infiniment plus important, avec les intérêts anciens. La loi de la productivité du travail se heurte convulsivement à des barrières qu’elle a elle- même dressées. C’est ce qui est au cœur de la grandiose crise du système économique moderne.

Les politiciens et théoriciens conservateurs, pris à l’improviste par les tendances destructrices de l’économie nationale et internationale, ont tendance à conclure que le surdéveloppement de la technologie constitue la cause principale des maux actuels. Il est difficile d’imaginer paradoxe plus tragique ! Un homme politique et financier français, Joseph Caillaux[11], voit le salut dans des limitations artificielles du processus de mécanisation. Ainsi, les représentants les plus éclairés de la doctrine libérale tirent-ils soudain leur inspiration des sentiments de ces travailleurs ignorants qui, il y a cent ans, brisaient les métiers à tisser[12]. La tâche progressive qui consiste à savoir adapter l’arène des rapports économiques et sociaux à la nouvelle technologie est renversée et devient un problème de savoir comment restreindre et diminuer les forces productives afin de les adapter aux vieilles arènes nationales et aux vieilles relations sociales. Des deux côtés de l’Atlantique, on gaspille une énergie mentale considérable en vains efforts pour résoudre le fantastique problème qui consiste à faire revenir le crocodile dans l’œuf. Le nationalisme économique ultra-moderne est irrévocablement condamné par son propre caractère réactionnaire ; il retarde et abaisse les forces productives de l’homme.

La politique d’une économie fermée implique la restriction artificielle des branches de l’industrie qui sont capables de fertiliser avec succès l’économie et la culture d’autres pays. Elle implique aussi l’implantation artificielle d’industries qui n’ont pas, sur place, sur le sol national, de conditions favorables à leur implantation. Cette fiction de l’auto-suffisance de l’économie provoque ainsi des dépenses supplémentaires excessives dans deux directions. Il faut y ajouter l’inflation. Au cours du XIXe siècle, l’or, en tant que mesure universelle de valeur, est devenue la base de tous les systèmes monétaires dignes de ce nom. L’abandon de l’étalon-or déchire plus sûrement l’économie mondiale que ne le font les murs douaniers. L’inflation, elle-même expression des relations internes désordonnées et de la perturbation des liens économiques entre nations, augmente le désordre et contribue, de fonctionnel qu’il était, à le rendre organique. Ainsi le système monétaire «national» couronne-t-il l’œuvre sinistre du nationalisme économique.

Les représentants les plus intrépides de cette école se consolent avec la perspective que la nation, tout en s’appauvrissant dans une économie fermée, deviendra plus «unifiée» (Hitler) et que, comme l’importance du marché mondial diminue, les causes de conflits extérieurs diminuent elles aussi. De telles espérances ne font que démontrer combien la doctrine de l’autarcie est à la fois réactionnaire et profondément utopique. Le fait est que les sources du nationalisme sont aussi les laboratoires des terrifiants conflits ù venir ; comme un tigre affamé, l’impérialisme s’est retiré dans sa tanière afin de se ramasser pour bondir à nouveau.

En réalité, les théories sur le nationalisme économique, qui semblent se fonder sur les lois «éternelles» de la race, ne font que démontrer à quel point la crise mondiale est en réalité sans espoir — un exemple classique de la façon de faire vertu d’une amère nécessité. Grelottant sur les bancs lisses de quelque gare perdue, les passagers du train en détresse peuvent stoïquement s’assurer les uns aux autres que le bien-être corrompt corps et âme. Mais tous rêvent d’une locomotive qui les mènerait à un endroit où ils pourraient étendre leurs corps fatigués entre deux draps propres. La préoccupation immédiate du monde des affaires, dans tous les pays, c’est de tenir, de survivre de n’importe quelle façon, même dans le coma, sur le lit dur du marché national. Mais tous ces stoïques involontaires attendent avec angoisse le puissant engin d’une nouvelle «conjoncture» mondiale, une nouvelle phase économique.

Arrivera-t-elle ? Les prédictions sont rendues difficiles, sinon impossibles, par l’actuelle perturbation de l’ensemble du système économique. Les anciens cycles industriels, comme les battements du cœur d’un corps en bonne santé, avaient un rythme stable. Depuis la guerre, nous n’observons plus la succession ordonnée des phases économiques ; le vieux cœur saute des battements. En outre, il y a la politique du soi-disant «capitalisme d’État». Poussés par des intérêts fiévreux, et par les dangers sociaux, les gouvernements font irruption dans le domaine économique avec des mesures d’urgence dont, la plupart du temps, ils ne sont même pas capables de prévoir les conséquences. Mais, même si on laisse de côté la possibilité d’une nouvelle guerre, qui bouleverserait pour longtemps le fonctionnement élémentaire des forces économiques comme des tentatives conscientes de contrôle planifié, nous pouvons cependant prévoir avec certitude le tournant, de la crise et de la dépression à la reprise, et si oui ou non les symptômes favorables qui se présentent aujourd’hui en Angleterre et, dans une certaine mesure, aux Etats-Unis, se révéleront des hirondelles qui n’annonçaient pas le printemps. L’œuvre destructrice de la crise doit — si elle n’y est pas encore arrivée — atteindre le point où l’humanité paupérisée aura besoin d’une masse nouvelle de biens. Les cheminées fumeront, les roues tourneront. Et quand la reprise sera suffisamment avancée, le monde des affaires secouera sa stupeur, oubliera très vite les leçons d’hier, et balaiera avec mépris les théories des privations, en même temps que leurs auteurs.

Mais ce serait gravement s’illusionner que d’espérer que l’ampleur de la reprise à venir correspondra à la profondeur de la crise actuelle. Au cours de l’enfance, de l’âge adulte et de la vieillesse, le cœur bat à des rythmes différents. Pendant la montée du capitalisme, les crises successives avaient un caractère fugitif, et le déclin temporaire de la production était plus que compensé à l’étape suivante. Il n’en est plus ainsi maintenant. Nous sommes entrés dans une époque où les périodes de reprise économique sont brèves, tandis que les périodes de dépression ne cessent de s’approfondir. Les vaches maigres dévorent les vaches grasses sans laisser de trace et continuent à meugler de faim.

Tous les États capitalistes seront plus impatients et agressifs dès que le baromètre économique commencera à remonter. La lutte pour les marchés étrangers deviendra d’une âpreté sans précédent. Les pieuses idées sur les avantages de l’autarcie seront immédiatement mises de côté et les sages plans pour l’harmonie nationale jetés dans la corbeille à papier. Ceci vaut non seulement pour le capitalisme allemand, avec sa dynamique explosive, ou pour le capitalisme tard venu et cupide du Japon, mais aussi pour le capitalisme d’Amérique, lequel est encore puissant en dépit de ses contradictions nouvelles.

Les Etats-Unis représentent le type le plus parfait de développement capitaliste. L’équilibre relatif de son marché intérieur apparemment inépuisable a assuré aux Etats-Unis une prépondérance technique et économique incontestable sur l’Europe. Mais leur intervention dans la guerre mondiale était en réalité une expression du fait que leur équilibre interne avait déjà été atteint. Les modifications introduites par la guerre dans la structure américaine font à leur tour de son entrée sur l’arène mondiale une question de vie ou de mort pour le capitalisme américain. Il ne manque pas de preuves que cette entrée revêtira des formes extrêmement dramatiques.

La loi de la productivité du travail est d’une importance décisive dans les rapports entre l’Amérique et l’Europe, et, de façon générale, dans la détermination de la place à venir des Etats-Unis dans le monde. La forme la plus élevée que les Yankees ont donnée à la loi de la productivité du travail, c’est ce qu’on appelle la chaîne de montage, la production standardisée ou production de masse. Il semblerait que l’on ait trouvé le point à partir duquel le levier d’Archimède devait renverser le monde. Mais la vieille planète ne veut pas être renversée. Chacun se défend contre tous les autres, se protégeant derrière des murailles douanières et une rangée de baïonnettes. L’Europe n’achète pas de biens, ne paie pas ses dettes, et, par-dessus le marché, s’arme. Avec cinq misérables divisions, le Japon affamé s’empare de tout un pays[13]. La technique la plus avancée au monde semble impuissante devant des obstacles qui reposent sur une technique bien inférieure. La loi de la productivité du travail semble perdre de sa vigueur.

Mais ce n’est qu’une apparence. La loi fondamentale de l’histoire humaine doit inéluctablement se venger des phénomènes secondaires et annexes. Tôt ou tard, le capitalisme américain devra s’ouvrir lui-même, en long et en large, à notre planète tout entière. Au moyen de quelles méthodes ? De toutes les méthodes. Un coefficient élevé de productivité signifie également un coefficient élevé de forces destructives. Suis-je en train de prêcher la guerre ? Pas le moins du monde, je ne prêche rien. J’essaie seulement d’analyser la situation mondiale et de tirer des conclusions des lois de la mécanique économique. Il n’existe rien de pire que cette espèce de couardise mentale qui tourne le dos aux faits et aux tendances quand ils contredisent idéaux et préjugés.

Ce n’est que dans le cadre historique du développement mondial que nous pouvons assigner sa place propre au fascisme. Il n’y a en lui rien de créateur, rien d’indépendant. Sa mission historique consiste à réduire à une absurdité la théorie et la pratique de l’impasse économique.

En son temps, le nationalisme démocratique a mené en avant le genre humain. Aujourd’hui encore il est capable de jouer un rôle progressif dans les pays coloniaux d’Orient. Mais le nationalisme fasciste décadent qui prépare des explosions volcaniques et des affrontements grandioses dans l’arène mondiale n’apporte que des ruines. Toutes nos expériences sur ce point au cours des vingt-cinq ou trente dernières années ne nous paraîtront avoir été qu’une ouverture idyllique comparée à la musique d’enfer qui se prépare. Et, cette fois, il ne s’agit pas d’un déclin économique temporaire, mais d’une dévastation économique complète et de la destruction de toute notre culture, au cas où l’humanité laborieuse et pensante s’avérerait incapable de saisir à temps les rênes de ses propres forces productives et de les organiser correctement à l’échelle de l’Europe et du monde.

Notes

[1] Cf. l’article de Pablo Polese : «La politique identitaire d’iFood», https://npnf.eu/spip.php?article946 (NdT).

[2] Malheureusement, Léo V. ne fournit aucune preuve à l’appui de cette assertion et aucun passage dans l’article de Trotsky reproduit intégralement en annexe ne conforte cette hypothèse (NdT).

[3] https://www.its.caltech.edu/~matilde/ScaleAnarchy.pdf.

[4] Voici, selon un site réservé aux cadres, les douze «qualités douces» (?) qu’apprécieraient les patrons: l’autonomie, la capacité d’adaptation, la résolution de problèmes connexes, l’esprit critique (?), la créativité, le management, l’esprit d’équipe, l’intelligence émotionnelle, le jugement et la prise de décision, le sens du service, la négociation et la flexibilité (NdT).

 

[5] La traduction française et les notes qui l’accompagnent ont été publiées dans le tome 3 des œuvres de Léon Trotsky, aux Éditions de documentation internationale, et elle indique une date d’écriture du texte antérieure à la date de parution soit le 30 novembre 1933 (NPNF).

[6] L’amiral américain Matthew Galbraith Perry (1794-1858), à la tête d’une petite flotte de guerre, avait contraint le gouvernement japonais à s’»ouvrir» en 1853 au commerce international (NdT).

[7] C’est en 1658, au terme de la «guerre de quatre-vingts ans», que l’Espagne avait reconnu l’indépendance des «Provinces-Unies» (NdT).

[8] Double allusion à la guerre d’indépendance américaine (1775-1783), et à la guerre de Sécession (1861-1865) (NdT).

[9] Erich Ludendorff (1865-XIX37), quartier-maître général de l’armée allemande auprès de Hindenburg en 1918, il incarnait le pangermanisme et les visées expansionnistes. Drapeau de l’extrême-droite nationaliste, compromis dans le «putsch de Kapp» en 1920 et celui de Hitler en Bavière en 1923, il était le symbole des plans de «réorganisation» de l’Europe sous le militarisme allemand (NdT).

[10] Aristide Briand (1862-XIX32), avocat, ancien député socialiste et plusieurs fois président du Conseil, avait proposé la constitution d’Etats-Unis d’Europe, alors qu’il était ministre des Affaires étrangères, le 19 septembre 1929, au cours d’un dîner diplomatique qui réunissait les représentants de vingt-sept pays (NdT).

[11] Joseph Caillaux (1863-XIX44), député radical, plusieurs fois ministre, était connu surtout pour la rigueur de ses principes en matière de politique financière (NdT).

[12] Allusion au mouvement «luddite», au début du XIXe siècle en Grande- Bretagne, au cours duquel les ouvriers brisaient les machines qui les privaient de leur travail, à l’époque des débuts de la mécanisation et de la révolution industrielle (NdT).

[13] Allusion à la conquête par l’armée japonaise de la grande province chinoise de Mandchourie (NdT).

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