Par Enrique Fagner

(Extraits d’un article publié avant les élections sur le site brésilien et lusophone Passa Palavra : https://passapalavra.info/2022/09/145931/ )

(…) La capacité de Lula à intégrer de nouveaux éléments de la classe des bourgeois et de la classe des gestionnaires dans les élites, sans déloger les anciens ; sa capacité à promouvoir l’inclusion de secteurs historiquement exclus, en les insérant sur les marchés du travail et de la consommation ; son incitation à ce que les mouvements sociaux et les syndicats participent à la formulation des politiques publiques et renforcent ainsi la bureaucratie participative ; son aptitude à conclure des pactes avec la droite au nom de la gouvernabilité ; son talent à concilier le développementalisme et le néolibéralisme et à promouvoir l’impérialisme brésilien en Amérique latine et en Afrique ; toutes ces qualités font de Lula non seulement le principal dirigeant politique national, mais elles assurent aux capitalistes un véritable triomphe. D’autant plus que tout cela a été fait, et continue à se faire, en abdiquant totalement toute trace de radicalisme anticapitaliste ou même toute velléité de réformisme social-démocrate.

Les conditions pour la gouvernabilité de Lula et de Dilma Roussef [présidente du Brésil, entre 2011 et 2016, année où elle fut destituée pour corruption, NdT] ont toujours été, d’une part, la domestication des militants qui les soutenaient et, d’autre part, la capacité d’empêcher la classe ouvrière de remettre en question le marché du travail et de la consommation lui-même ainsi que le système de pouvoir et d’exploitation dans son ensemble. En respectant ces conditions, les dirigeants du PT ont pu pactiser avec le consensus conservateur. Contrairement à ce que pense la gauche, Lula est le véritable représentant du conservatisme brésilien : ce conservatisme s’assure que tout changement s’adapte à l’existant et il cherche toujours une médiation modératrice entre les camps en conflit. C’est pourquoi Lula est (presque) un nom consensuel. Quant aux couches populaires insérées dans le marché du travail et aux mouvements admis à la table des négociations, ils le considèrent comme une véritable figure messianique. Le plus grand parti de gauche du pays a donné naissance à un caudillisme messianique promouvant une politique conservatrice.

Bolsonaro, quant à lui, représente les laissés-pour-compte de la mobilité sociale ascendante, une fraction de la «classe moyenne» – ouvriers qualifiés, petits bourgeois, sous-gestionnaires – dont les revenus ont baissé pendant les gouvernements du PT ou sont restés au même niveau. (…) entre 2001 et 2015, les 10 % les plus riches ont augmenté leur part dans le revenu total de 25 à 28 %, tandis que celle des 50 % les plus pauvres augmentait de 11 à 12 % et que celle des 40 % intermédiaires diminuait de 34 à 32 % (…). Dans la concurrence sur le marché du travail, dans la compétition pour les postes de direction, dans la lutte pour le contrôle des parts de marché, le bolsonarisme représente une solution politique aux impasses économiques : même élargies, les opportunités créées durant la période de plus grande expansion économique et d’inclusion sociale des dernières décennies, période correspondant aux gouvernements du PT (2003-2016), ces opportunités n’ont jamais été pour tout le monde – le capitalisme n’a jamais cessé d’être capitaliste. La solution pour les bolsonaristes consiste donc à créer les conditions favorables à une compétition sur le marché, ou à supprimer les restrictions sur ce marché, et à instaurer une représentation politique fondée sur la suprématie de ceux qui incarnent des valeurs supposées «traditionnelles» confondues avec un individualisme exacerbé et une virilité masculine grossière. C’est exactement pour cela que le bolsonarisme agrège, d’un côté, le militantisme «anticommuniste» et anti-LGBT et, de l’autre, les secteurs indignés par la criminalité et la corruption ; ces secteurs parient sur l’armement de la population, sur la brutalité policière et le renforcement des tendances les plus autoritaires de l’État comme solutions viriles et ultra-individualistes pour la reconstruction de la nation, qu’ils confondent avec la reconstruction d’eux-mêmes. Et comme la haine des déçus du PT fait partie de l’équation, le bolsonarisme remet au premier plan le radicalisme politique, sous la forme d’un populisme de droite enragé. Personnifiant le ressentiment et l’engagement actif de l’individu dans sa propre atomisation, Bolsonaro s’affirme également comme un leader messianique, mais peu enclin à la modération et au consensus. Et tout comme Lula, Bolsonaro tente de s’affirmer comme un caudillo, mais au service de la réaction protofasciste, et une figure paternelle, non pas des organisations de travailleurs, mais des «classes moyennes» rancunières.

(…) Les luttes politiques au sein des élites au Brésil, ainsi que les conflits sociaux, ont eu une forte tendance à tourner autour de la distribution du budget public depuis que les pressions des travailleurs ont été canalisées vers les institutions par le gouvernement Lula. Un modèle économique s’est consolidé au Brésil, articulant néolibéralisme et développementalisme, et dans lequel l’État doit disposer de ressources budgétaires suffisantes pour pouvoir agir en tant qu’agent économique et offrir des crédits, des subventions, des exemptions [d’impôts et de taxes] ainsi que des garanties au secteur des entreprises. D’autre part, la lutte des classes a été contrainte de devenir une lutte pour des droits, qui, pour être exercés, nécessitent une part toujours plus importante du budget public, dans la mesure où l’ordre juridique permet la reconnaissance d’un nombre toujours plus grand de droits. Il ne reste plus au gouvernement, en préservant les prémisses du modèle de développement économique, qu’à arbitrer les conflits sociaux et les différends au sein des élites, à surveiller la conjoncture économique et à gérer adéquatement l’allocation des ressources budgétaires. (…) le problème est que le gouvernement Bolsonaro a renoncé à tout arbitrage des conflits sociaux et qu’il cherche, en fait, à criminaliser ces conflits ; étant dans l’impossibilité pratique de promouvoir une modernisation économique fondée sur un État bureaucratique autoritaire, il a précipité le pays dans une anarchie budgétaire, en créant des budgets parallèles qui ont fini par aboutir à la diminution de l’efficacité de la politique budgétaire (…).

En d’autres termes, Bolsonaro a mis en péril tout un système de conciliation des intérêts de classe antagonistes, qui a permis, lorsque la situation internationale était favorable, une croissance économique supérieure à la moyenne mondiale, ainsi que la modernisation et l’internationalisation de l’économie brésilienne. Le sens historique de l’actuelle candidature de Lula semble donc être de restructurer ce système d’accommodements, de redonner à l’État son rôle d’agent économique et d’inducteur d’investissements privés, et de confier à nouveau au gouvernement fédéral la tâche d’arbitrer les conflits sociaux et les différends au sein des élites concernant le budget public. Mais pour ce faire, comme le note The Economist [1], Lula devra convaincre le Congrès d’approuver des réformes et de réduire le contrôle des parlementaires sur le budget, ce qui ne sera pas facile.

Mais qu’en est-il de la gauche ? Quelle est la signification historique de ces élections pour elle ?

La tendance prédominante à gauche est de miser à nouveau tous ses jetons sur le rétablissement de ce système d’accommodements, en promouvant le consensus et la modération et en rejetant la lutte sociale radicale. Elle devient ainsi l’otage d’une base bolsonariste qui se déchaîne violemment contre un tel système. Dans les milieux de gauche, il est généralement admis qu’il faut rester calme et attendre le retour au pouvoir de Lula et du PT. L’année 2022 est toutefois particulièrement inquiétante si l’on prend en compte les violences politiques et les menaces perpétrées par des militants ou des partisans du président Bolsonaro.

En juillet 2022, un officier de la police criminelle fédérale, partisan de Bolsonaro, s’est présenté à la fête d’anniversaire d’un militant du PT et l’a abattu à coups de pistolet. En juillet également, un meeting électoral du député fédéral Marcelo Freixo (du PSB), qui se présente comme gouverneur de Rio de Janeiro, a été interrompu par un député bolsonariste accompagné d’hommes armés. Le mois suivant, un avocat et candidat au poste de député d’État pour le PT à Rio de Janeiro, qui était présent lors du précédent meeting électoral de Freixo, a subi de nouvelles menaces armées. Début septembre, un partisan de Bolsonaro a tué un partisan de Lula de 70 coups de couteau et a tenté de le décapiter. Le 23 septembre 2022, un membre de la police militaire a tiré des coups de feu en l’air, proféré des menaces et utilisé un spray au poivre contre des dirigeants du PT à Montes Claros (dans l’État du Minas Gerais). Deux jours plus tard, dans la même ville, un autre membre de la police militaire a tiré sur un cortège du PT. Le lendemain, le 26 septembre 2022, un partisan de Bolsonaro est entré dans un bar, a demandé s’il y avait des électeurs de Lula dans la salle, et, comme l’un des consommateurs lui répondait oui, il l’a poignardé et tué. Cependant, même face à des épisodes comme ceux-ci, la gauche brésilienne fait preuve généralement d’une mollesse impressionnante ; elle se limite à des tweets, à de timides protestations et se résigne au rêve de pacification sociale sous Lula.

Bien sûr, certaines personnes de gauche sont prêtes à se battre dans les rues avec les bolsonaristes, comme cela s’est produit le 9 septembre 2022, lorsqu’un bolsonariste a assisté à un meeting du PT avec des accessoires anti-Lula pour provoquer les militants et a dû quitter l’endroit bien amoché. Il y a quelques jours, un autre provocateur, cette fois un militant du MBL, a été chassé d’une réunion électorale de Guilherme Boulos (PSOL), qui se présente comme député fédéral à São Paulo. Des militants ou sympathisants du PT participent parfois à des bagarres de bar, comme celle qui a entraîné la mort d’un bolsonariste à Santa Catarina. Mais ce n’est pas le problème.

Il s’agit de retrouver la radicalité dans une sphère qui n’est pas celle des coups de poing et de pied, des coups de feu et des coups de couteau, mais celle des mobilisations collectives qui remettent en cause les rapports d’exploitation et les hiérarchies sociales. Réduire la lutte sociale aux combats de rue, c’est renoncer à la révolution au profit de la révolte. Le «lulisme» peut même se réjouir de la révolte, en la manipulant quand cela lui convient pour faire une démonstration de force, mais il reniera toujours la révolution, aux côtés de la droite conservatrice. Il est contre-révolutionnaire par excellence.

En maintenant une posture de passivité et de subordination, la gauche cesse de s’associer aux mouvements collectifs des travailleurs, qui ne peuvent se permettre le luxer d’attendre un scénario plus favorable pour lutter ; la gauche ne parvient donc pas à promouvoir le type de radicalité capable de neutraliser les offensives des patrons et la capacité d’action des proto-milices fascistes.

Même dans des conditions extrêmement défavorables, le DIEESE (Département intersyndical de la statistique et des études économiques) a enregistré 1118, 659 et 721 grèves en 2019, 2020 et 2021. À propos de 2019, le DIEESE note que «même dans une période de baisse importante du nombre de grèves (qui dure déjà depuis trois ans), les plus de mille grèves qui ont éclaté en 2019 se sont produites dans un environnement résolument hostile à la pérennisation des mobilisations ouvrières […] ces grèves ont éclaté malgré l’impact de l’asphyxie sur le financement des organisations syndicales ; malgré la permanence d’un chômage élevé et la progression du travail informel ; malgré le peu de confiance en un avenir meilleur et, surtout, face à un sentiment diffus d’instabilité intensifié par la récente reconfiguration des forces politiques dans le pays».

En d’autres termes, même dans un scénario très défavorable, les travailleurs ont dû défier les patrons et se battre. En 2020 et 2021, même la réduction des activités économiques et la limitation des attroupements et des déplacements, motivées par la pandémie, n’ont pas empêché les travailleurs de se battre. Il suffit de mentionner les grèves pour le paiement des retards de salaires, pour le réajustement des salaires, les «grèves sanitaires» [en raison de l’absence de masques, de gel, de filtrage de l’air dans les locaux de travail, etc., NdT], les mobilisations des travailleurs des plateformes, les grèves contre les licenciements et d’autres (…).

Cependant, la gauche brésilienne, de façon générale, ne croit plus que, même face au risque d’un régime autoritaire, il faille lutter de façon radicale en respectant plus rigoureusement les règles de sécurité qui ont garanti la survie – et les victoires – des générations précédentes. Au contraire, elle semble penser que, face à ce risque, nous ne pouvons qu’attendre une corrélation des forces plus favorable ; ou bien nous devrions renoncer complètement aux notions de sécurité et de lutte concrète et réduire la lutte sociale à des mises en scène pseudo radicales, à des actes stupides [comme l’incendie d’une statue d’un bandeirante, aventurier, chercheur de métaux précieux et chasseur d’esclaves, NdT] [2]. La mémoire d’innombrables militants révolutionnaires du passé est ainsi insultée par la gauche actuelle, qui craint de se battre dans un scénario plus défavorable, parce qu’elle a désappris à se battre. Elle souhaite avidement la réédition d’un projet conservateur caractérisé par la médiation des conflits, l’insertion dans le marché du travail et de la consommation et l’intégration aux élites. C’est pourquoi elle s’identifie à Lula, et c’est pourquoi cette gauche gît, immobile à ses pieds.

Enrique Fagner, Passa Palavra, 29 septembre 2022

Notes

[1] «The Unknown known», The Economist, 24-30 septembre 2022.

[2] Incendie réalisé par des Pieds Nickelés qui ont laissé suffisamment de pistes pour que la police arrête l’un de leurs complices, leur chauffeur, qui apparemment n’était même pas au courant de l’action finale. Cette action idiote a permis à Bolsonaro de dénoncer le «terrorisme de la gauche» alors que ses partisans commettent constamment des assassinats https://passapalavra.info/2021/07/139283/ (NdT).

Traduit en Français par Yves Coleman et publié à l’origine ici.

La photographie illustrant l’article est de Veit Hammer.

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