Par Passa Palavra

27/10/2022

Quel que soit le résultat du vote de dimanche, un résultat – qui pour nous est fondamental – est déjà assuré : la disparition de la gauche au Brésil. Nous ne parlons pas de l’extrême gauche anticapitaliste, qui depuis plusieurs années a perdu toute capacité d’intervenir ; nous ne faisons même pas allusion aux formations classiques de l’extrême gauche, mais à la gauche en général, qui a disparu dans les tourbillons du «lulisme». Ce qui s’oppose aujourd’hui à Bolsonaro, c’est un programme du Centre.

 

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Les éléments en faveur de l’instauration d’un régime fasciste sont présents au Brésil depuis un certain temps déjà.

En premier lieu, il faut tenir compte du fait que, jusqu’à aujourd’hui, aucun mouvement fasciste n’a réussi à devenir hégémonique sans que des obstacles bloquent la croissance économique et le développement capitalistes. Selon Marcel Balassiano, chercheur de la Fondation Getúlio Vargas, le Brésil a traversé une profonde récession en 2014-2016, les deux pires années pour la croissance économique du pays depuis 1900. De plus, le Brésil a été confronté peu après à la grève des camionneurs en 2018, à la catastrophe de Brumadinho [2], à la crise argentine [3] et à la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine en 2019 et, enfin, à la Covid-19 en 2020. Avant même de se remettre de la première récession, le Brésil est entré dans une autre crise. Selon l’auteur, la décennie 2011-2020 a été une «décennie stagnante et légèrement négative» en ce qui concerne le taux de croissance, et les performances du Brésil, tant en termes de croissance du PIB que de croissance du PIB par habitant, ont été inférieures à celles des pays d’Amérique latine et des BRICS. Les conséquences les plus graves ont été un taux de chômage élevé (11,6 millions de chômeurs en 2019, selon M. Balassiano) et une vulnérabilité croissante des travailleurs sur le marché : en 2019 ; près de 70 millions de travailleurs étaient soumis au chômage, au sous-emploi et à l’obligation de chercher à survivre dans le secteur informel.

Et bien que Bolsonaro ait répété avec cynisme que l’économie en 2022 «était dans une super forme», Bráulio Borges, un autre chercheur de la Fondation Getulio Vargas, affirme que l’augmentation des prévisions de croissance en 2022, qui sont passées de 0,3 % à 2 %, ne reflète pas «une politique économique intérieure réussie (cohérente et durable)». Il s’agit en réalité d’un «décollage fictif», qui trouve son origine dans trois phénomènes :

  • l’augmentation des précipitations depuis octobre 2021 (qui a réduit le risque de rationnement de l’énergie) ;
  • la hausse des termes de l’échange engendrée par la guerre en Ukraine (la réduction de l’offre de céréales sur le marché mondial a profité au Brésil, en dopant les exportations de maïs) ;
  • et une impulsion fiscale et parafiscale très expansionniste, «alimentée par le cycle politico-électoral fédéral […] mis en œuvre de manière hâtive, en contournant les règles et les institutions électorales et fiscales, ainsi que le pacte fédéral ; de plus, cette impulsion repose sur un diagnostic hautement discutable, selon lequel il y aurait eu une augmentation structurelle de la collecte des impôts par le gouvernement fédéral et les gouvernements régionaux, sans qu’on ait pris récemment la décision d’augmenter les taux d’imposition et/ou d’élargir les bases d’imposition». Et Borges de conclure : «[…] les perspectives du PIB brésilien pour les prochaines années se sont détériorées de manière assez significative depuis la fin de l’année dernière ; pour la première fois depuis longtemps, elles suggèrent une quasi- absence de convergence avec les économies plus avancées».

Selon les données de la Fondation Vargas, le taux de chômage national, est passé de 11,1% à 9,3% en 2022, mais il reste très élevé dans la région du Nordeste, dont le taux est supérieur au taux national : 12,7%. Il est également très élevé chez les femmes (11,6%), les Noirs (11,3%), les métis (10,8%) et les jeunes de 18 à 24 ans (19,3%). De plus, le revenu mensuel moyen des travailleurs a diminué, passant de 2 794,00 reais au 2e trimestre 2021 à 2 652 reais au 2e trimestre 2022 [soit de 526,38 euros à 499,49 euros]. En outre, 58,7 % de la population vit dans un état d’insécurité alimentaire, et 33 millions de personnes souffrent de la faim. Étant donné que les projections de croissance pour les années à venir sont très mauvaises, tout indique que l’amélioration relative des taux de croissance et de chômage en 2022 ne sera qu’une attente frustrée de plus, et que cela amplifiera et intensifiera le ressentiment populaire, carburant du fascisme.

Bien sûr, Bolsonaro continuera à rendre la situation économique internationale responsable des performances médiocres de l’économie brésilienne, mais pour M. Balassiano, la récession et la reprise lente et progressive de l’économie brésilienne ont été causées davantage par des facteurs internes qu’externes.

Dans ce contexte économique, il nous faut souligner un deuxième élément : la forte implantation de Bolsonaro dans les milieux policiers ; 41% des policiers militaires des 26 États du Brésil sont actifs sur les pages Facebook bolsonaristes et 25% d’entre eux publient des contenus idéologiques bolsonaristes. En outre, les alliés de Bolsonaro ont proposé, au début de 2021, deux projets de loi visant à réduire le contrôle des gouverneurs sur les polices civiles et militaires de chaque État, et à transférer aux policiers militaires de chaque État la compétence d’accréditer et contrôler les sociétés de sécurité privées. Dans une démarche convergente, deux capitaines de l’industrie de la sécurité privée – qui regroupe plus de 4 600 entreprises, emploie 500 000 agents de sécurité au Brésil, dont la moitié dans la région du sud-est, et a réalisé un chiffre d’affaires brut de 36,9 milliards de reais en 2019 [6,96 milliards d’euros] – se sont rapprochés de Bolsonaro et ont même donné 500 000 reais [94 190 euros] à la campagne de Tarcísio de Freitas (des Republicanos), candidat soutenu par Bolsonaro pour être le gouverneur de São Paulo. Si l’on ajoute à cela le fait que les membres de la police militaire peuvent, dans la plupart des États brésiliens, détenir des parts dans des sociétés de sécurité, nous sommes devant un grave problème, mais c’est loin d’être le seul. Les permis de détention d’armes pour les chasseurs, amateurs de tir et autres «collectionneurs» d’armes ont augmenté de 474% sous Bolsonaro ; de plus, la famille présidentielle entretient des liens étroits avec les «milices», organisations criminelles composées de professionnels de la sécurité publique qui se disputent le contrôle des périphéries des grandes villes avec les trafiquants de drogue et se spécialisent dans l’extorsion des habitants et des commerçants.

Troisième facteur inquiétant : la forte implantation de Bolsonaro parmi les évangéliques. L’un des derniers sondages réalisés par l’institut Datafolha montre que Bolsonaro a accru son avantage sur Lula parmi les évangéliques : soit 66% des intentions de vote pour Bolsonaro et 28% pour Lula. Bien que ce pourcentage ait baissé par rapport à celui enregistré en 2018, lorsque 71% des évangéliques avaient déclaré vouloir voter pour Bolsonaro au second tour, il est clair que l’enracinement du bolsonarisme dans les églises évangéliques est un phénomène durable.

Enfin, nous devons faire face à des militants bolsonaristes énergiques et actifs dans les rues et sur les réseaux sociaux. La base radicale du bolsonarisme est prête à répondre à l’appel de leur Chef et, dans un effort coordonné depuis le haut, à liquider toute opposition (même conservatrice) à leur dirigeant préféré, ainsi que les restes de la gauche qui pourraient subsister. Les éléments d’un régime fasciste sont donc présents. Cependant, Bolsonaro n’a pas encore réussi à les articuler entre eux et à les rendre opérationnels pour imposer un tel régime. Mais, s’il ne l’a pas fait, personne – ni dans les milieux économiques ni dans les cercles politiques – ne peut l’en empêcher. A l’intérieur et à l’extérieur du Brésil, le grand capital, bien qu’il se montre préoccupé par la possibilité d’une rupture avec la démocratie, et place ses espoirs dans la victoire du ticket Lula-Alckmin, le grand capital n’a aucun contrôle sur les résultats des élections ni les conditions pour s’opposer à un soulèvement fasciste. D’autre part, les élections de 2022, selon le chercheur Mathias Alencastro, ont mis fin à l’histoire de la droite modérée au Brésil, qui «autrefois unifiée sous la grande tente du PSDB [Parti de la social-démocratie brésilienne], s’était divisée entre trois droites. La droite sociale, qui a rejoint la base du Parti des travailleurs via Alckmin ; la droite libérale, qui a tenté de se rendre électoralement viable avec João Dória puis Simone Tebet ; et enfin la droite bolsonariste». Les élections de 2022 attestent également, selon l’auteur, «la disparition sociologique d’une catégorie politique, l’électeur de droite modéré». La droite traditionnelle a donc été pulvérisée. Il reste le Centre, qui gravite autour de Lula, qui a également avalé la gauche et l’extrême gauche – cette dernière, encore une fois, étant dépourvue de toute capacité d’intervention depuis des années.

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Bolsonaro a toutefois pu faire avancer l’un des objectifs des mouvements fascistes, même sans installer un régime fasciste : l’une des caractéristiques du fascisme est que, à partir d’une large mobilisation populaire, il procède au renouvellement des élites. Les élections de 2022 montrent que Bolsonaro a réussi à les renouveler avec beaucoup de succès, tant au niveau des municipalités et des États que particulièrement à la Chambre des représentants et au Sénat. Analysons brièvement les résultats du vote du 2 octobre 2022.

Sur les candidats au poste de gouverneur soutenus par Lula, seulement 4 ont été élus, contre les 8 soutenus par Bolsonaro. Parmi les candidats au poste de sénateur soutenus par Lula, seulement 8 ont été élus, contre les 14 soutenus par Bolsonaro. Le Parti libéral (PL), parti présidentiel actuel, a réussi à former le plus gros groupe parlementaire constitué d’élus d’un seul parti depuis 1998, avec 99 députés. En tout, 273 députés de droite ont été élus ; ils soutiendront sans doute Bolsonaro, tandis que seulement 138 députés de centre-gauche soutiendront probablement Lula. En outre, la bancada da bala (le groupe parlementaire/lobby des armes) [4] – les députés membres de la police – et la bancada da biblia (le groupe parlementaire/lobby de la bible) – députés membres des Églises, notamment évangéliques – ont changé de profil, c’est-à-dire qu’ils se sont beaucoup rapprochés du bolsonarisme.

En ce qui concerne les élus pro-armes, le nombre de députés fédéraux élus est passé de 25 à 37, mais il faut signaler aussi que ces députés ont un profil totalement différent du profil traditionnel. Les membres de ce lobby avaient auparavant un profil plus « syndicaliste »: ils défendaient, en général, les objectifs corporatistes des flics. Les policiers élus cette année ont un profil plus médiatique et beaucoup plus agressif ; ce sont des « influenceurs » des réseaux sociaux alignés sur le bolsonarisme radical et dont l’activité est fortement axée sur le militantisme en faveur du port d’armes et de leur usage. Ce que l’on peut attendre de ce nouveau lobby des armes, c’est donc un renforcement du bolsonarisme radical et la stimulation de la violence policière et de la violence armée.

Quant aux « élus pro-bible », ils ont connu un changement de profil identique. Les évangéliques traditionnels, au profil plus pragmatique, sont en train d’être remplacés par des politiciens très médiatiques et alignés sur le bolsonarisme, dont certains sont très jeunes. L’influenceur Nikolas Ferreira, âgé de seulement 26 ans, a été le député fédéral qui a reçu le plus de voix cette année dans le pays, puisqu’il a obtenu près de 1,5 million de votes. Dans l’État du Ceará, gouverné par des politiciens de centre-gauche depuis quinze ans, André Fernandes, un autre jeune homme d’à peine 24 ans, qui est également un youtuber bolsonariste, a été le député fédéral ayant reçu le plus de voix. En outre, 60% des membres du Front parlementaire évangélique ont réussi à se faire réélire et/ou à élire des alliés. Selon les données de l’Observatoire législatif brésilien, 45% des membres du Front parlementaire évangélique constituent le «noyau dur» du soutien à Bolsonaro au sein de la législature et, bien que ce groupe ne soit pas monolithique, il présente un degré de cohésion expressif par rapport au reste de la Chambre des députés.

Si le bolsonarisme doit être compris comme «un combat au sein des classes dominantes pour conquérir l’État», alors les élections de 2022 montrent que cette année les bolsonaristes ont su créer la surprise ainsi que reprendre l’initiative et démontrer leurs capacités de manœuvre. Bolsonaro a donc déjà gagné, même s’il perd cette élection.

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Le fascisme ne peut progresser que lorsque les mouvements ouvriers ont déjà été désarticulés par leurs propres contradictions internes. Par conséquent, constater la présence durable des conditions pour l’établissement d’un régime fasciste au Brésil, parallèlement à la capacité du bolsonarisme à renouveler les élites même sans restructurer l’État, nous oblige à constater non seulement une grave crise des mobilisations ouvrières mais aussi la disparition de la gauche.

En donnant la priorité aux identités – notamment les identités de genre – par rapport aux questions économiques, la gauche a permis qu’un grand nombre d’électeurs apporte leur soutien à Bolsonaro.

Alors qu’ils sont lourdement exploités et subissent une précarisation croissante des rapports de travail et des conditions de vie, les travailleurs voient les mêmes conglomérats d’entreprises qui les exploitent s’approprier les programmes et le langage politiquement correct diffusés par la gauche afin de ne pas subir le boycott des consommateurs et, par conséquent, des investisseurs. D’autre part, les identités ont été converties en instruments de restructuration du marché capitaliste, par le biais des demandes de bourses et des quotas dans les universités et des quotas dans les entreprises et administrations publiques, ainsi que grâce à une plus grande participation au budget public et à des lignes de crédit exclusives pour les entrepreneurs issus des groupes opprimés. Cet processus de renouvellement alternatif des élites, soutenu par le grand capital et parfaitement compatible avec le régime démocratique, suscite l’opposition violente du bolsonarisme, qui entend représenter ceux qui s’indignent de la primauté accordée aux identités opprimées dans la concurrence pour les attributions de bourses, d’emplois, de postes de direction et de crédits. Ces personnes constituent la masse populaire infectée par le discours autoritaire, sexiste, homophobe, raciste et, surtout, paranoïaque de Bolsonaro. Les préjugés, la paranoïa et l’autoritarisme jouent un rôle déterminant dans la lutte pour acquérir une place sur le marché du travail, dans un contexte de faible croissance économique et d’obstacles permanents au développement.

C’est dans cette impasse que la gauche s’est engagée. Comme elle ne promeut rien de plus qu’un projet concurrent de renouvellement des élites, elle s’est liquidée en tant que gauche, et est désormais réduite à un simple appendice du programme du Centre dirigé par Lula.

En bref, nous avons perdu !

Passa Palavra, 27 octobre 2022

[Cet article comprend évidemment de très nombreux liens et références de sites lusophones que je n’ai pas indiqués mais qui sont disponibles dans le corps du texte ici : https://passapalavra.info/2022/10/146248/ (NdT)]

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Commentaire d’un internaute :

Léo V. : La priorité donnée aux identités (aux politiques identitaires) n’est qu’un facteur, et pas le principal dans cette défaite. Au Brésil, les politiques identitaires sont apparues dans les années 2010. Du moins celles capables de contribuer à pousser une masse de gens vers la droite, par ressentiment ou par une sorte de réflexe d’autodéfense.

L’apparition de ce néofascisme au Brésil est indépendante de ces politiques identitaires de la gauche. Mais je n’essayerai pas dans ce post de disséquer les fondements matériels de ce néofascisme. J’ai toujours utilisé l’image d’un château de cartes pour décrire les gouvernements du Parti des travailleurs, et ce dès les années 2000. Un château de cartes parce que, malgré le succès des gouvernements de Lula, la base sociale du Parti des travailleurs n’a cessé de s’éroder. Ces succès n’avaient pas de base matérielle et ils ne résultaient pas d’une corrélation des forces favorable aux luttes sociales, mais cette corrélation, d’année en année, a favorisé de plus en plus la bourgeoisie.

Le «Nous avons perdu» n’est pas un événement récent. Nous avons perdu depuis longtemps. Pour moi, le moment décisif n’est pas cette élection d’octobre 2022, mais le renversement plus que symbolique de Dilma par les politiciens esclavagistes et toutes sortes de bourgeois réactionnaires. Cette destitution [en 2016] a été une démonstration de force, ou plutôt, le souffle fatal porté au château de cartes.

Il convient également de souligner que l’extrême gauche n’est pas la seule à privilégier les identités, et que les politiques identitaires ne sont pas d’extrême gauche, malgré leur sectarisme ou leur dogmatisme. Cet identitarisme, parfois chargé de ressentiment, inclut aussi la haine contre le Parti des travailleurs et ses politiciens, haine qui est la signification centrale de la montée de ce néofascisme. Cette politique de l’identité et du ressentiment pousse les gens à se cogner la tête contre les murs de la réalité. Nous avons donc perdu depuis longtemps. Et d’ailleurs, la réhabilitation de Lula comme candidat le démontre : ce ne sont pas les conflits sociaux qui l’ont réhabilité, mais une partie des élites qui avaient besoin d’un candidat pour battre Bolsonaro, puisque Bolsonaro et les résultats de l’opération Lava Jato [5] ont commencé à menacer certains pouvoirs, comme le Tribunal suprême fédéral, le réseau de télévision Globo et les entreprises qui lui sont liées… Donc s’agit-il vraiment d’une surprise?

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Autres textes du site Passa Palavra sur la situation actuelle au Brésil :

Traduit en Français par Yves Coleman et publié ici,à partir de l’original en portugais publié ici.

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