Por Manolo e João Bernardo
Texto em português
Allons casser la graine Assis sur le trottoir
Bavardons de choses et d’autres
De choses que nous ne comprenons pas.
Adoniran Barbosa1, Torresmo à Milanese.
Il y a quelque temps, le site Passa Palavra2 a publié une excellente photographie, prise par un collaborateur du collectif, qui représente quatre personnes dans une occupation à São Paulo. Observez-la bien.
L’organisation de l’image semble reproduire celle des photographies bourgeoises et petites- bourgeoises du XIXe siècle. Les deux personnages principaux, assis au milieu, sont flanqués de deux personnages accessoires, debout. Derrière eux, à l’endroit où, dans les vieilles photographies, on plaçait un rideau qui délimitait l’espace du portrait, à la manière d’une scène de théâtre avec sa toile de fond, on aperçoit la toile cirée noire de cette baraque. Mais ici, elle marque deux espaces. A l’avant, l’espace de l’occupation, où se trouvent les quatre personnages, les définit et leur donne du sens et de la valeur. A l’arrière, l’espace urbanisé de la classe dirigeante, les tours de ces beaux appartements qui jouissent d’une vue panoramique. Ceux qui y vivent peuvent à la fois regarder l’ensemble du paysage ou ne prêter attention à aucun détail en particulier. Mais, du côté de la toile cirée noire, nous pouvons observer la particularité des choses.
Le canapé est vieux – personne ne va amener un canapé neuf dans un squat. Mais il a été choisi avec soin, comme en témoignent ses couleurs sobres et son motif moderne. Sur le canapé sont assis une femme et un homme ; un couple, parce que les corps s’appuient l’un contre l’autre. En fait, c’est l’homme qui s’appuie contre la femme ; à l’aise, il occupe l’espace, la jambe droite projetée sur le côté ; il est le roi de la basse-cour, sûr de lui ; il a un corps sec, une musculature ferme, des cheveux rebelles et le regard de ceux qui ont déjà vu beaucoup de choses. Quant à la femme, elle croise les jambes alors que celles de l’homme sont très écartées, et ce contraste définit son caractère, réservé, sans chichis, avec un sourire tendu, un peu de circonstance – l’homme, lui, a un sourire naturel, celui de tous les jours. Elle est moins à l’aise, plus inquiète, certainement à juste titre, car peut-être sait-elle mieux que lui le coût des choses.
De chaque côté du canapé, les deux personnages debout n’ignorent pas que, dans ce portrait, ils occupent une place secondaire et se comportent en conséquence. En atténuant l’expression de son visage, l’homme à gauche est esthétiquement mis en valeur par la grande tache blanche de sa chemise qui se détache vis-à-vis de la toile cirée noire. L’impact de cette tache claire se poursuit sur le chemisier rose de la femme, le tabouret et le seau blancs, traçant une diagonale du coin supérieur gauche de la photo au coin inférieur à droite. Contrastant avec les autres lignes horizontales, cette diagonale structure l’image et lui donne son dynamisme. A gauche, l’homme arbore une casquette portant le logo d’une chaîne de magasins bon marché, que ne fréquentent certainement pas les habitants des tours à l’arrière-plan. Il tient dans sa main, avec assurance, ses outils de travail, un marteau et une petite planche, illustrant de haut en bas les symboles de la consommation et de la production. L’homme placé à droite porte un crucifix en bois sur sa poitrine nue. L’un représente la pratique, et l’autre l’idéologie. Et sur le bord de la photo, partiellement recouverte par un contreplaqué, une cage d’oiseau. En effet, une occupation, si elle est réelle, est un foyer ambulant ; et si le couple a un oiseau, sans lui il ne formerait pas une famille.
Quatre personnes, si différentes, ensemble. À partir de cette photo, un auteur de fiction pourrait retracer la vie de chacun, leur découvrir un passé, leur inventer un avenir, montrer comment leurs chemins se sont croisés et comment a surgi l’idée de l’occupation. Cette photographie hypnotise parce qu’elle dévoile ce qui donne de la force aux mouvements sociaux : la variété des participants, chacun avec sa trajectoire, ses certitudes et ses fragilités, ses connaissances et ses ignorances. Et tout cela se conjugue et se potentialise dans un réseau de relations sociales dans lequel on découvre soudain qu’une personne vaut maintenant beaucoup plus qu’on ne l’aurait jamais pensé.
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Mais cette photo hypnotise également pour une autre raison, à cause de ce qu’elle ne montre pas. Elle ne montre ni les dirigeants, ni les discussions avec les conseillers municipaux, ni les réunions de direction, ni les accords, ni l’apparition de divergences. Sans cela, le réseau de relations qui permet de constituer un mouvement social ne peut prendre forme ; mais sans cela, on n’assiste pas non plus à ces transferts subtils entre les canapés cassés d’une maison occupée, les chaises d’une association, puis les fauteuils d’une préfecture, sans lesquels il est impossible que l’ordre dominant intègre, récupère et maîtrise les luttes. La dialectique entre la formation de militants et la constitution de nouvelles élites est ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas sur cette photo.
Ces déplacements entre des lieux différents et cette dialectique, c’est ce que les dirigeants politiques et les professeurs d’université appellent: la formation d’intellectuels organiques.
A la fin de l’année 1984, l’un d’entre nous est venu au Brésil pour la première fois afin de donner des cours et des conférences.. Le PT (Parti des travailleurs) était né quelques années auparavant, la CUT (Centrale unique des travailleurs) avait été fondée l’année précédente, le régime militaire était à l’agonie, personne ne doutait que des changements majeurs se produiraient bientôt, mais lesquels ? Et il était inévitable que, lors des conférences données par l’un d’entre nous, parfois aussi pendant les cours, on lui demande son opinion sur les intellectuels organiques. Sa réponse était invariablement la même, mais elle ne satisfaisait personne et mettait certains individus mal à l’aise. «Des intellectuels organiques ? Au Brésil, il n’y a qu’un intellectuel organique, un seul, Adoniran Barbosa.» Ces propos étaient sans doute un tantinet excessifs. Aujourd’hui, j’ajouterais des noms tels que ceux de Zé Keti3, Bezerra da Silva4 et quelques autres.
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Mais, au-delà de cette appellation tristement équivoque, qu’est-ce qu’un intellectuel organique ? Écrivant dans le cadre de la dure routine de la vie carcérale, soumis à une censure sévère, Antonio
Gramsci a innové en se tournant vers ce que les marxistes appellent la «superstructure». Il ne conduisait pas une recherche comme un universitaire dilettante, mais voulait répondre à une nécessité pratique : comprendre la formation des avant-gardes au sein de la lutte anticapitaliste et leur rapport avec une base sociale qui, à partir de l’expérience du bienio rosso5, avait démontré sa capacité à organiser de manière autonome à la fois sa lutte et même la production économique, base sociale qui servit ensuite de masse de manœuvre au fascisme.
Dans le mouvement socialiste, Gramsci a peut-être été l’un des premiers à concevoir les «intellectuels» comme une couche d’individus qui confère une homogénéité et une conscience de leur rôle à des groupes sociaux assumant une fonction essentielle dans la production. Ainsi, pour Gramsci, l’entrepreneur capitaliste aurait créé les techniciens d’industrie, les spécialistes de l’économie politique, les organisateurs d’une nouvelle culture, d’un nouveau droit, etc. Les tâches accomplies par cette couche sociale seraient le plus souvent des «spécialisations» concernant des aspects partiels de l’activité sociale à laquelle cette nouvelle classe a donné naissance. Selon Gramsci, ce nouveau type d’intellectuels serait toujours formé dans le cadre d’un enseignement technique étroitement lié au travail industriel, même le plus simple et le plus déqualifié, et son rôle consisterait à intervenir activement dans la vie pratique en tant que « constructeur, organisateur, “persuadeur permanent” parce qu’il n’est plus un simple orateur
— et qu’il est toutefois supérieur à l’esprit mathématique abstrait ; de la technique-travail il parvient à la technique-science et à la conception humaniste historique, sans laquelle on reste un “spécialiste” et l’on ne devient pas un “dirigeant” (spécialiste politique)6».
Malgré son énorme effort de synthèse, Gramsci a raté sa cible.
En premier lieu, il a fait fausse route parce que les «couches» d’individus au sein d’une classe sont autant conditionnées par les circonstances temporelles et géographiques que par les classes mêmes auxquelles ils appartiennent ; en cherchant à dégager des caractéristiques communes aux intellectuels de périodes aussi différentes que, par exemple, l’Empire romain et la révolution industrielle, Gramsci a inséré un élément transhistorique dans la stratification sociale de chaque époque et brassé, dans ses cahiers7, des classes sociales existant dans des modes de production fondamentalement différents.
Deuxièmement, il a fait fausse route, parce que, suite à cet anachronisme, en éliminant ces spécificités historiques, Gramsci est devenu incapable de concevoir, même à titre d’hypothèse, où, quand et comment surgiraient les conditions permettant aux intellectuels de cesser de fonctionner comme une simple «couche» d’individus au sein d’une classe et de devenir une classe sociale à part entière.
Troisièmement, Gramsci a échoué parce qu’il n’a malheureusement pas beaucoup analysé la proximité potentielle entre des intellectuels appartenant à différentes classes – réflexion qui pourrait bien avoir pour point de départ sa propre tentative d’alliance avec le leader proto-fasciste Gabriele D’Annunzio.
Face à de tels problèmes, la distinction entre «intellectuels traditionnels» et «intellectuels organiques», un autre élément de cette théorie, perd son sens, car c’est la définition même de l’«intellectuel» qui perd ici sa substance. La théorie des intellectuels formulée par Gramsci, auteur si astucieux sur d’autres sujets, n’est rien d’autre qu’une tentative honnête mais peu concluante et peut-être même équivoque de réfléchir à la formation de l’avant-garde d’une classe dans un processus de lutte et à sa transformation ultérieure en une élite.
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La question demeure : Gramsci connaissait-il, au moins de nom, Jan Waclaw Makhaïski8 ? Cet auteur voyait dans l’intelligentsia une classe capitaliste et dans le marxisme la doctrine spécifique de cette intelligentsia capitaliste. Dans quelle mesure Gramsci fut-il tenté de répondre à Makhaïski ? Même s’il ne le connaissait pas, nous pouvons peut-être considérer les thèses de Gramsci sur les intellectuels organiques comme une réponse aux textes de Makhaïski sur l’intelligentsia.
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Cependant, la référence à une classe sociale n’acquiert de sens que par rapport à une ou plusieurs classes opposées. La dialectique de l’exploitation et de l’oppression lie étroitement les caractéristiques et la structure interne des différentes classes. De ce point de vue, la lutte entre les classes conduit à une transformation contradictoire et commune de toutes les classes. Mais il n’en va pas de même pour la notion d’élite, qui peut être définie indépendamment comme une couche privilégiée. La structure interne d’une élite n’a pas de liens avec la structure de ses ennemis traditionnels, les masses, car les théoriciens des élites définissent la masse précisément par son incapacité à s’organiser ; elle n’entretient pas non plus une relation nécessaire avec la structure interne d’une autre élite, quelle qu’elle soit, car l’élite gouverne seule et s’il en apparaît une nouvelle, c’est seulement afin de liquider et remplacer l’ancienne.
Cette distinction entre les concepts d’élite et de classe sociale n’a pas seulement des répercussions idéologiques, elle reflète directement des problèmes pratiques. En luttant contre les capitalistes, les travailleurs ont toujours fait face à deux types d’ennemis : un qui surgit de l’extérieur et l’autre qui naît au cœur même de la classe. Tous les échecs du socialisme, sans aucune exception, proviennent de l’incapacité des travailleurs à agir ensemble sur les deux fronts de la lutte. Ainsi, tandis que les ouvriers repoussent, dispersent ou anéantissent les capitalistes, ils permettent régulièrement à des bureaucraties engendrées par le mouvement ouvrier d’alimenter la classe des gestionnaires et d’insuffler une nouvelle vie au capitalisme.
Dans cette dialectique, les élites du socialisme, au lieu d’incarner un nouveau concept sociologique indépendant du concept de classe, constituent l’un des éléments générateurs d’une classe, la classe capitaliste des gestionnaires. Mais la théorie des élites est incapable d’expliquer, voire même de concevoir, cette transformation des membres d’une élite en membres d’une classe. Les auteurs qui prétendent que le phénomène de la mobilité sociale invalide, ou du moins compromet, la théorie des classes et justifie l’introduction d’une perspective incluant les élites, ces auteurs confondent classe et caste.
C’est précisément la mobilité sociale qui permet d’insérer le phénomène des élites dans le cadre général des classes, car la formation d’une élite au sein d’une classe inférieure correspond à la projection de cette élite vers la classe supérieure. La classe supérieure est nourrie périodiquement par ces nouvelles élites, comme l’a souligné Marx dans un passage célèbre du Capital. Les élites n’ont de sens que parce qu’elles appartiennent à une classe précise, ou alors qu’elles sont en train de se transformer en éléments dirigeants d’une autre classe. Le concept d’élite souffre donc d’une profonde asymétrie, car les élites capitalistes continuent à être capitalistes, tandis que les élites prolétariennes abandonnent leur classe d’origine.
Comme nous l’avons déjà dit, la réflexion de Gramsci sur les intellectuels est inachevée ; son développement a certes été entravé par son emprisonnement et sa mort, mais surtout sa pensée refléta un moment où l’on entrait dans une nouvelle phase de l’ambiguïté structurante du mouvement ouvrier.
Cette ambiguïté réside dans la tension permanente entre, d’un côté, la construction de nouveaux rapports sociaux par des mouvements en lutte et, de l’autre, la reprise de ces nouveaux rapports sociaux, sous des formes défigurées, par des bourgeois et des gestionnaires pour maintenir et développer le capitalisme. A l’époque une fusion était en marche entre, d’un côté, des gestionnaires provenant de l’État et des grands trusts, et, de l’autre, des militants habitués à partager, avec ces gestionnaires, le pouvoir politique au sein des parlements et le pouvoir économique au sein des syndicats déjà intégrés aux institutions capitalistes. Ces gestionnaires ne disposaient pas encore de la force suffisante pour affronter les propriétaires des moyens de production (bourgeois, actionnaires, etc.), mais ils purent influencer la direction prise par le mouvement ouvrier, qui participait déjà à cette confrontation.
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Le problème des relations entre les avant-gardes et les élites dans la lutte des classes n’est pas simplement théorique ; il s’agit d’une question pratique vitale pour tous ceux qui cherchent à s’organiser pour lutter contre le capitalisme sous n’importe lequel de ses aspects.
Il existe toujours des avant-gardes, quel que soit leur nom («minorités actives», par exemple). Dans toute lutte, on rencontre des personnes qui sont plus actives, ont davantage de connaissances, savent mieux parler, ont plus de relations et de contacts, assument davantage de tâches, disposent de plus de temps et de ressources, ou connaissent certaines techniques pratiques de mobilisation. Ceci est une évidence, il suffit d’observer la réalité. Un fait politique aussi important pour les luttes anticapitalistes n’est nié que par ceux qui se sont déjà installés en tant qu’avant-garde, mais préfèrent le dissimuler pour tenter de garantir leurs privilèges ; ou par ceux qui ont l’intention de soumettre (à juste titre) ces privilèges à un contrôle strict et nécessaire, tout en niant leur existence dans la théorie afin de les faire vainement disparaître dans la pratique avec leurs discours magiques.
L’établissement d’une cohésion au sein de l’avant-garde et la formation de canaux de relations entre l’avant-garde et les masses, tels sont les deux problèmes principaux que les techniques d’organisation politique révolutionnaire doivent résoudre. Cependant, alors que les léninistes cherchent à perfectionner les canaux qui leur permettront de transmettre les ordres de l’avant-garde, afin de mieux encadrer les masses sous leur autorité, nous devons plutôt renforcer les capacités d’action des masses, pour qu’elles exercent un contrôle maximal sur l’avant-garde et, dans la mesure du possible, la supplantent en exerçant directement le maximum d’activité. Plusieurs objectifs sont nécessaires :
- réduire progressivement la distinction entre l’avant-garde et les masses, grâce aux indications données directement par la base ;
- pouvoir à tout moment remplacer l’avant-garde lorsque la base elle-même le souhaite ;
- empêcher la cristallisation de certains individus en tant que «dirigeants naturels» en mettant en place une rotation fréquente des fonctions ;
- gérer de plus en plus directement les processus de lutte grâce au corps social des
Si certaines personnes constituent l’avant-garde d’une lutte donnée, à un moment donné, il n’y a aucune raison pour qu’elles deviennent l’avant-garde de toutes les luttes, en toutes circonstances. Cette fixité des avant-gardes est l’un des mécanismes fondamentaux de leur conversion en élites et donc de leur passage dans la classe des gestionnaires.
Dans les processus révolutionnaires, l’autoritarisme et le centralisme sont toujours un symptôme de recul, pas une avancée, et ils résultent du fait que la base, pour une raison ou une autre, est devenue incapable de mener des luttes de manière autonome. La bureaucratisation commence toujours par la base d’un mouvement, jamais par son sommet. Même si les dirigeants veulent parfois prendre une position indépendante de la base, consacrer leurs privilèges momentanés comme des droits qui leur reviennent et instituer une sorte de dictature sur la base qui les légitimerait, ils ne pourront jamais réussir si la lutte conserve un dynamisme collectif et si les travailleurs de base restent actifs et vigilants. Mais si les obstacles qui surgissent, le découragement et les désillusions contribuent à dissoudre les liens collectifs et à transformer les éléments actifs en éléments passifs, alors la bureaucratisation apparaît et se développe, ce qui aboutit toujours à une forme d’isolement des dirigeants.
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Tout cela est mis de côté dans la formation des intellectuels organiques. Si la définition même de l’intellectuel chez Gramsci est équivoque, anachronique et trop abstraite, il faut rappeler que son œuvre est arrivée au Brésil non pas à travers l’exemple d’une pratique – comme ce fut le cas d’Errico Malatesta et de Che Guevara à des moments différents – mais par ses écrits, importés par les exilés politiques qui revenaient vivre au Brésil.
Dans ce pays, malheureusement et comme toujours, la nouveauté est venue de Paris. Durant la première moitié des années 1970, l’aile rénovatrice, modérée et conciliatrice du Parti communiste français ressuscita les écrits de Gramsci, en le qualifiant de précurseur de Togliatti et de l’eurocommunisme. Dans le même parti, mais au sein d’un courant opposé, Louis Althusser, tout en se préparant mentalement à devenir un philosophe pyromane et uxoricide9, dirigea l’artillerie de l’Ecole normale supérieure contre l’humanisme attribué à Gramsci et contre la théorie de la praxis : en réalité, le communisme granitique réagissait ainsi contre le communisme prêt à adopter la démocratie parlementaire. Tels étaient les deux termes du débat, et il ne semblait pas y en avoir d’autres.
Penseur complexe, Gramsci fut transformé par les émigrés politiques brésiliens de retour au pays en un théoricien univoque et monolithique. On l’utilisa comme une «autorité théorique» aussi bien durant les débats internes du Parti communiste brésilien (PCB) au tournant des années 1970-1980, que pour légitimer certaines pratiques autonomes apparues alors au Brésil. En bref, le militant Gramsci et ses contradictions cédèrent la place au Gramsci des intellectuels, en particulier des universitaires de gauche.
Au cours de son exil parisien, l’un de nous se sentit pris au piège entre les deux pôles de cette polémique ; en effet, d’un côté, il défendait des positions structuralistes et antihumanistes, et, de l’autre, une théorie de la praxis. Comment sortir de ce dilemme sans se taper la tête contre les murs ?
Curieusement, c’est au cours de ces mêmes années qu’il découvrit un disque avec Vinícius de Moraes, Maria Betânia10 et d’autres musiciens. Betânia chantait Carcará11 et quelqu’un chantait Nêga Dina12.
J’ai été fasciné par les paroles de cette dernière chanson, et depuis je les connais par cœur, même si j’ai appris seulement récemment qu’elles avaient été composées par Zé Keti et découvert qui il était.
Ce qui me frappe le plus dans cette chanson, c’est le dernier vers, «Je suis un marginal brésilien», que l’on chante lentement en détachant les syllabes «bré-si-lien». Il est clair que «brésilien» n’est pas
seulement là pour rimer avec un autre mot, mais pour convertir un cas individuel en une donnée générale. Le marginal, ce n’était pas seulement lui, Ze Keti, mais toute une catégorie sociale d’un pays, et c’est ce qui fait de ce musicien un intellectuel organique. Dans le théâtre grec, on observe le même passage de l’individuel au collectif et des tragédies personnelles s’expliquent par le destin inscrit dans les relations sociales ; il en est de même pour Nêga Dina et son «marginal brésilien».
Aujourd’hui, lorsque des universitaires de gauche donnent des cours pour le Mouvement des sans- terre et d’autres associations, ils usurpent le rôle des intellectuels organiques populaires. Ils racontent aux exploités – quel scoop ! – qu’ils sont exploités ; aux femmes et aux Noirs – quelle nouveauté ! – qu’ils sont quotidiennement opprimés ; et ainsi de suite. Ces universitaires ne cherchent pas à découvrir comment les gens ordinaires comprennent l’exploitation et l’oppression auxquelles ils sont soumis et comment ils les articulent avec des problèmes généraux. Ils veulent faire entrer ces connaissances pratiques dans des schémas académiques préformés plutôt que d’en faire la base de la lutte.
Idéologiquement, c’est ainsi que se produit le processus d’assimilation et de récupération des militants d’une classe par une autre.
Si l’on applique à cet exemple les modèles de l’analyse structuraliste (tant appréciés par l’un d’entre nous), la fonction de l’intellectuel universitaire n’est pas seulement d’élaborer des théories. C’est, dans
le même mouvement, de cacher qu’il existe des théories élaborées par des intellectuels non universitaires. Nous connaissons bien la fonction explicite du discours académique ; mais sa fonction implicite est de cacher l’existence d’autres discours élaborés à d’autres niveaux et avec d’autres règles. Les structuralistes diraient, et moi aussi, que cette seconde fonction est plus décisive que la première.
C’est contre cela que résiste l’intellectuel organique Adoniran Barbosa dans Torresmo à Milanesa, quand il se décrit, lui et ses amis, «assis sur le trottoir», puis que, changeant soudain de point de vue et visant l’arrogance des élites, il ajoute ironiquement qu’ils parlent «de choses que nous ne comprenons pas».
Cette photo nous rappelle l’existence de ces intellectuels organiques populaires, ceux qui nous savent parler avec discernement des «choses que nous ne comprenons pas».
NdT
1 Adoniran Barbosa, nom artistique de João Rubinato (1910-1982), compositeur, chanteur, comédien et acteur brésilien. A la radio, Rubinato a incarné divers personnages, dont Adoniran Barbosa, qui finit par être confondu avec son créateur tant il était populaire. Adoniran est considéré comme le père de la samba paulista, c’est-à-dire de São Paulo. On peut écouter la chanson Torresmo a Milanesa [https://www.youtube.com/watch?v=h9bbvH8fk6M], le torresmo étant fait avec de la peau de porc frite (NdT).
2 https://passapalavra.info/2010/05/24022/ . Plusieurs photos de cette occupation dans la banlieue de São Paulo illustrent l’article.
3 Zé Keti, nom artistique de José Flores de Jesus (1921-1999), chanteur et compositeur brésilien surnommé «Zé Quieto» ou «Zé Quietinho», quieto signifiant calme, voire timide en portugais (NdT).
4 Bezerra da Silva (1927, 2005), chanteur compositeur, guitariste, et percussioniste très populaire mais peu reconnu par les médias dominants. Ses sambas traitaient souvent des problèmes sociaux des bidonvilles et des marginaux, qu’il connaissait bien puisqu’il avait lui-même été longtemps au chômage et avait vécu dans la rue. Après avoir pratiqué le culte syncrétique afro-chrétien d’Umbanda presque toute sa vie, en 2001 il adhéra à l’Eglise universelle du royaume de Dieu, donc au courant évangéliste (NdT).
5 Période de deux années (1919-1920), marquée par des occupations de terres, d’usines, des émeutes et de violents affrontements de classe, durant laquelle la révolution sembla possible en Italie (NdT).
6 J’ai rétabli ici l’entièreté du passage cité qui était un peu résumé par Joãao Bernardo et Manolo. Cf. Antonio Gramsci, « La fonction d’intellectuel dans la société », 1930-1932. Ce texte se trouve curieusement reproduit à un endroit de ce dossier : http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article1279 .
7 Trois volumes des Cahiers de prison de Gramsci ont été traduits et publiés aux Editions Gallimard (NdT).
8 Le recueil d’articles intitulé Le socialisme des intellectuels a été publié dans diverses maisons d’édition dont Le Seuil et plus récemment Spartacus. Il est disponible aussi sur le Net (NdT).
9 Après plusieurs séjours dans des cliniques psychiatriques, Louis Althusser (1918-1990) tua sa femme le 16 novembre 1980, lors d’une crise de démence. Il a influencé de nombreux intellectuels de gauche, même si ceux-ci ont évolué, bien sûr avec le temps, notamment Nicos Poulantzas, Pierre Macherey, Etienne Balibar, Alain Badiou, Robert Linhart et Jacques Rancière (NdT).
10 Vinicius de Moraes (1913-1980), poète et compositeur qui collabora avec tous les grands noms de ce que l’on appelle la «musique populaire brésilienne» (http://bossanovabrasil.fr/vinicius-de-moraes-avec-baden-powell-0812296.html). Maria Betânia (1946-), sœur du chanteur-compositeur Caetano Veloso, est considérée comme une des plus grandes chanteuses du Brésil – pays qui n’en manque pas ! (NdT).
11 https://www.youtube.com/watch?v=Mw6uxqmHBNY. Le carcara (caracara en français) est un rapace. Une traduction de cette chanson se trouve ici : https://lyricstranslate.com/fr/carcar%C3%A1- caracara.html.
12 https://www.youtube.com/watch?v=9-WaE08iWpc. Les paroles se trouvent ici en portugais : https://www.vagalume.com.br/ze-keti/nega-dina.html
Traduit par Mondialisme