Par João Bernardo
Plan du livre [1]
- État Restreint, État Élargi et corporatisme
- Intégration économique mondiale et illusions nationalistes
- Internationalisation du capital et fragmentation de la classe ouvrière
- Chômage ou croissance du prolétariat ?
- Chômage ou réorganisation du prolétariat ?
Présentation de l’auteur
Ce livre se fonde sur les notes que j’ai prises pour préparer des cours, des séminaires ou des stages dans les milieux syndicaux de la CUT. J’ai délibérément gardé un certain ton oral, qui me permet ici de dialoguer avec le lecteur. Je présente les thèmes abordés dans le langage le plus simple possible et j’ai évité les notes de bas de page érudites, déplacées dans un texte de ce type. Mais la simplicité du style n’exclut ni l’exactitude ni la rigueur du raisonnement.
Il est aujourd’hui à la mode au Brésil de faire appel aux élans du cœur et de donner la primauté à l’éthique. Apparemment aucune conférence ne peut se terminer, ni parfois même commencer, sans que l’orateur n’invoque les sentiments de l’assistance. Et il est rare qu’un congrès ou un séminaire n’inclue pas le thème de l’éthique dans son programme. Pour éviter toute désillusion, je préviens le lecteur qu’il ne trouvera pas dans ce livre, ni dans aucun de mes écrits antérieurs ou futurs, la moindre référence au premier thème ou au second. L’appel aux sentiments, par opposition à l’appel à l’intellect, stimule l’irrationalisme ; or, depuis les années 1920 et 1930, le monde connaît bien le caractère politique de cette idéologie et ses résultats. A cette époque, les différents fascismes faisaient également appel au cœur et aux sentiments, fondement de leur idéologie et de leur pratique de mobilisation des masses. Quant à l’Ethique, abstraite et dotée d’une majuscule, elle est ce qu’elle n’a jamais cessé d’être : la pire des hypocrisies. Les cyniques ont au moins l’excuse de savoir ce qu’ils font. Les moralistes n’ont même pas cette excuse, car la morale générale et universelle sert à masquer les résultats de certaines actions non pas tellement aux yeux des autres, mais surtout aux yeux de ceux qui agissent.
Aujourd’hui, face aux défis nouveaux qui se présentent à nous, nous avons plus que jamais besoin de lucidité et d’un froid raisonnement. Nous devons rejeter, sans compassion ni attachement sentimental, tout ce qui nous cause un préjudice ou est inutile — ce que nous avons hérité du passé ou ce qui se justifie par des habitudes solidement enracinées. Nous devons tracer avec rigueur la ligne de démarcation qui sépare les intérêts des travailleurs et les intérêts des capitalistes. Cette tâche est d’autant plus difficile qu’il ne s’agit pas d’une ligne régulière et stable, mais, au contraire, d’une ligne sinueuse et oscillante, qui se reconstruit à tout instant. Les appels au cœur et à l’éthique ne font qu’obscurcir ce qu’il faudrait éclaircir. L’administration d’une entreprise peut bien sûr patronner les arts et les bonnes causes, appliquer les principes d’une nutrition rationnelle au menu de la cantine des travailleurs, par exemple, et déverser des discours humanistes à ses salariés, tout comme elle peut éviter de pratiquer la corruption et la fraude. Mais cette utilisation des sentiments et cette démarche éthique ne changent en rien les mécanismes fondamentaux de l’exploitation. De même, les dirigeants syndicaux sont capables d’informer régulièrement les travailleurs d’une bonne partie des décisions prises lors des réunions de direction et ne jamais détourner d’argent, mais ce n’est pas pour autant que la structure bureaucratique des syndicats changera ou que leur fonctionnement cessera d’être autoritaire et centralisé.
Les plus grandes difficultés qui ont entravé la lutte anticapitaliste au cours des deux siècles écoulés proviennent du fait que celle-ci a dû affronter deux types d’ennemis, l’un qui lui est extérieur et l’autre qui est né en son propre sein. Tous les échecs du mouvement ouvrier, sans exception, résultent du fait qu’il n’a pas été capable d’agir simultanément dans les deux registres et qu’il a régulièrement permis à des bureaucraties nées à l’intérieur de ce mouvement de se transformer en une véritable classe exploiteuse. A mesure qu’il liquidait les capitalistes déjà existants, le mouvement ouvrier a produit de nouveaux capitalistes qui ont occupé la place des anciens, revigorant ainsi la structure du capitalisme en tant que système d’exploitation. Aujourd’hui, quand tout semble recommencer, nous ne partons pas de zéro, mais d’une énorme expérience accumulée, qui permet d’éclaircir de nombreuses questions. Cela est possible, mais à deux conditions.
Tout d’abord, nous ne devons pas nous laisser griser par nos sentiments, qui sont les grands pourvoyeurs de lieux communs, et donc, les grands ennemis d’une pensée ouverte à la nouveauté. Ensuite, il nous faut mettre de côté l’éthique, parce que toutes les normes générales et universelles servent seulement à brouiller les clivages et antagonismes irréductibles qui fractionnent la société. Seuls les raisonnements absolument froids sont implacables, et peuvent dévoiler la dialectique sociale du capitalisme, qui renforce sans cesse les mécanismes d’exploitation en s’appuyant sur des éléments nés au sein du processus même de lutte contre l’exploitation.
ETAT RESTREINT,
ETAT ÉLARGI
ET CORPORATISME
Tout au long de ce livre j’utiliserai fréquemment les concepts d’État Restreint et d’État Élargi. Il est donc préférable de les définir immédiatement. Le lecteur intéressé par une approche plus détaillée de cette question peut consulter le chapitre 3.E de mon livre Economia dos conflitos sociais (1998) ou dans une version plus courte et plus simple le chapitre I.6 de Estado — a silenciosa multiplicaçao do poder (1999) Je préciserai seulement que l’État Restreint désigne l’ensemble des institutions qui composent le gouvernement, le Parlement et les tribunaux, c’est-à-dire les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Habituellement, on regroupe ces trois pouvoirs sous le simple nom d’État et, pour la majorité des gens, cela désigne l’appareil d’État. Pourquoi considérer cet État comme restreint ? Et pourquoi penser qu’il existe dans l’appareil global de l’État, une autre sphère d’activité, plus ample ?
Pour tout ce qui concerne l’organisation interne des entreprises, patrons et gestionnaires choisissent des systèmes d’administration et organisent la force de travail, ce qui constitue une forme de pouvoir législatif. De plus, ils établissent des hiérarchies, définissent l’amplitude des décisions qu’il est possible de prendre à chaque échelon et imposent des normes de travail, ce qui constitue une forme de pouvoir exécutif. Enfin, les propriétaires des entreprises ou leurs administrateurs évaluent les tâches accomplies par chaque travailleur, en accordant des primes de productivité ou en imposant des amendes ou d’autres types de sanction, y compris le licenciement, ce qui constitue une forme de pouvoir judiciaire. Et ils le font dans une sphère en grande partie étrangère aux conditionnements imposés par l’État Restreint. Le gouvernement, le Parlement et les tribunaux reconnaissent aux propriétaires privés et aux bureaucrates gestionnaires une énorme latitude dans l’administration, la direction et la pénalisation de la force de travail, leur attribuant par conséquent une véritable souveraineté. Tout exercice d’un pouvoir souverain est, en soi, une activité politique. Donc, si l’organisation de l’économie est, elle-même, directement, un pouvoir politique, alors son éventail d’action est extrêmement vaste. C’est pourquoi je l’appelle l’État Élargi. D’ailleurs, au cours des dernières décennies, avec l’intervention croissante des entreprises dans les aspects les plus variés de la vie sociale, le caractère ample de cet État a beaucoup augmenté.
L’État capitaliste a toujours résulté d’une association entre l’État Élargi et l’État Restreint. On parle beaucoup de corporatisme, et nous savons tous qu’il s’agit d’un équilibre entre les pouvoirs du gouvernement et ceux des dirigeants d’entreprises, avec la participation secondaire des bureaucraties syndicales. L’analyse de l’articulation entre ces deux types d’État éclaire les différents types de corporatisme, leurs origines et leur développement. Dans ce cadre, le corporatisme est une question fondamentale.
Au cours de sa phase initiale, l’État Élargi a dû lutter pour utiliser un État Restreint fortement lié à des systèmes de gouvernement aristocratiques et seigneuriaux. Au début du capitalisme, lorsque l’accumulation et la concentration du capital étaient loin d’atteindre le niveau atteint plus tard, les entreprises n’étaient pas capables de créer, dans leur sphère propre, les Conditions Générales de Production dont elles avaient besoin. Les Conditions Générales de Production sont toutes les infrastructures, non seulement matérielles, mais sociales et culturelles, indispensables pour que le capitalisme existe et se développe, et qui agissent à un niveau supérieur à celui de chaque entreprise considérée individuellement. Les chemins de fer, par exemple, le réseau électrique, le système scolaire, les modèles culturels ne peuvent se limiter aux frontières de chaque entreprise et les dépassent toutes. Sans ces Conditions Générales de Production, le capitalisme n’aurait pu commencer à se développer, et ne réussirait pas aujourd’hui à détenir l’hégémonie.
Pour créer les infrastructures matérielles et sociales dont elles avaient besoin, les entreprises, c’est-à-dire les composantes de l’État Élargi, ont dû réorienter leurs objectifs et les normes d’activité de l’État Restreint. Cela a été l’époque des grandes révolutions politiques capitalistes qui ont commencé à s’ébaucher lors de la guerre civile anglaise de 1642-1646, ont assumé une forme classique durant la Révolution française de 1789 et se sont finalement généralisées avec la vague de révolutions qui, de 1846 à 1849, a agité toute l’Europe, de la Pologne au Portugal, de l’Angleterre au sud de l’Italie. A partir de là, on est entré dans une phase où l’État Restreint s’est mis à jouer pleinement son rôle d’organe central du capitalisme. La bureaucratie gouvernementale est devenue capable d’imposer sa volonté aux entreprises.
Mais, en même temps, précisément à partir de la moitié du XIXe siècle, l’impérialisme européen a changé radicalement de caractère. Il a cessé de reposer sur un processus de travail esclavagiste et sur des circuits commerciaux régis par les lois du mercantilisme, et a adopté une production et une commercialisation de type capitaliste. Ce qui a donc permis à l’État Élargi d’atteindre une nouvelle phase.
Tandis que, dans les métropoles, l’État Élargi, avec ses fonctions explicitement politiques, allait se développer sous la tutelle de l’État Restreint, dans les colonies et les pays semi-colonisés, l’émancipation politique de l’État Élargi s’est réalisée sous sa propre initiative. Le colonialisme moderne en Inde et en Afrique n’a pas commencé avec la souveraineté des gouvernements métropolitains, mais de façon directe grâce à la souveraineté des entreprises. Il s’agissait de grandes entreprises qui administraient des territoires, recouvraient des impôts, émettaient de la monnaie et possédaient leurs propres armées et leurs propres bureaucraties. Le même système, mais à une échelle plus modeste, fut appliqué en Amérique latine par les compagnies étrangères qui y construisirent des canaux ou des voies ferrées.
Durant cette phase, cependant, la prolétarisation de la force de travail dans les colonies en était encore à ses débuts. Les entreprises ne pouvaient être pleinement lucratives que si le capitalisme atteignait déjà un certain stade de développement et, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, il s’agissait seulement d’appliquer, dans les colonies, les premières mesures qui pourraient lancer ce développement. Les coûts étaient trop importants et les compagnies coloniales n’ont pas réussi à les assumer. Pour l’installation des Conditions Générales de Production dans les zones colonisées et semi-colonisées, il a fallu faire appel à la totalité des capitaux existant dans les métropoles et mobiliser des capacités économiques qui dépassaient la stricte vocation coloniale. Mais, pour cela, les grandes entreprises coloniales se sont vues obligées de renoncer à leur souveraineté et de la transférer à l’État Restreint. D’ailleurs, ce ne fut pas exactement ce qui se passa : la souveraineté des entreprises coloniales ne fut pas transmise au gouvernement central ; au cours d’un processus différent, les administrations des indigènes et les armées, les banques d’émission et les tribunaux coloniaux, qui s’étaient tout d’abord intégrés dans les grandes compagnies, furent peu à peu détachés d’elles et convertis en institutions officielles, avec les mêmes fonctionnaires et les mêmes chefs. Mais on avait procédé entre-temps à une expérience pratique grâce à laquelle l’État Élargi a fonctionné pendant des décennies comme l’unique appareil de gouvernement présent dans des territoires extrêmement vastes, ce qui fut décisif pour inciter ensuite les entreprises à assumer dans les métropoles un rôle politique toujours plus important.
Contrairement à ce que pensent les auteurs qui voient dans le capitalisme un centre et une périphérie, attribuant au centre toutes les nouveautés et laissant à la périphérie les imitations ultérieures, le capitalisme a été, dès le départ, un mode de production intégré et, en vérité, multicentré, dans lequel le rôle innovateur des prétendues périphéries n’est pas moins significatif que celui des centres. Si elles n’avaient pas connu une période de souveraineté dans les espaces coloniaux, les grandes entreprises n’auraient jamais pu affirmer aussi facilement un pouvoir politique propre dans les métropoles.
Dans les métropoles, la bureaucratie gouvernementale commença, dès la seconde moitié du XIXe siècle, à intervenir dans le marché du travail et l’organisation de l’assistance, même s’il s’agissait de formes encore balbutiantes. Cela signifie que les questions relatives au travail et aux conditions de vie des travailleurs commencèrent à être incluses dans les Conditions Générales de Production. La phase corporatiste n’est rien de plus que la définition des trois sphères qui participent à cette interrelation — gouvernement, patrons et syndicats — et à la stabilisation de leurs relations. En résumé, l’État Élargi avait initialement fait surgir dans les métropoles un État Restreint capitaliste ; ensuite, l’État Élargi a atteint sa maturité dans les colonies ; et enfin les États Restreints des métropoles ont consacré, dans leurs institutions corporatistes, le fonctionnement de l’État Élargi en tant qu’appareil politique.
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Le corporatisme est un cadre général qui permet d’analyser la totalité du capitalisme, dans toutes ses variantes et dans son évolution historique. L’organisation corporatiste s’est développée dans les pays économiquement les plus évolués comme dans les pays retardataires. Et, dans la pratique, elle a été adoptée aussi bien par les démocraties que par les États fascistes et les systèmes autoritaires, ainsi que par le régime soviétique. Certes, les régimes fascistes ont été explicitement corporatistes, alors que les démocraties prétendent que les individus (et non les groupes d’institutions articulés dans le corporatisme classique) sont la base de la vie politique, grâce à leur rôle en tant qu’électeurs. Mais le fonctionnement réel des démocraties a été assuré par les relations tripartites du corporatisme. Parfois cela se déroule de façon informelle, comme dans les pays d’économie libérale ; dans d’autres cas, le corporatisme est prévu par la loi, grâce aux gouvernements sociaux-démocrates. Et, même si la doctrine officielle prétendait le contraire, le corporatisme a prévalu aussi dans l’ancienne Union soviétique.
Ce dernier aspect est décisif si l’on veut comprendre les transformations importantes intervenues dans l’Est européen. Pour la plupart des gens, et même pour les spécialistes de ces questions, la vie politique soviétique se résumait au Parti communiste et la vie économique au plan central ; en d’autres termes, tout se serait passé dans le cadre de l’État restreint. Cependant, les administrations des entreprises et les syndicats jouèrent un rôle considérable dans le fonctionnement de l’économie et de la société soviétiques. Le Parti communiste, quoiqu’il infiltrât toute la société, ne constituait pas un cadre organisateur suffisant.
Les réformes de Krouchtchev et les tentatives de réformes de Kossyguine, en grande partie avortées, visaient à remodeler les relations entre le gouvernement central et les grandes entreprises, en procurant à celles-ci une plus grande autonomie.
A l’autre sommet du triangle, la bureaucratie syndicale soviétique commença, durant les années 1930, à participer à la gestion des entreprises et à administrer les fonds de Sécurité sociale et l’ensemble des établissements de repos et des centres de vacances, en déterminant les critères de leur utilisation. Cela donna aux dirigeants syndicaux un énorme pouvoir de contrôle sur la classe ouvrière, au point qu’ils décidaient également des priorités de l’accès au logement. Durant les années 1950, l’intervention des syndicats s’accentua encore dans l’administration courante des entreprises, en même temps que se renforçait leur rôle de distributeurs de services. En URSS, les services formaient une composante très importante — et en augmentation constante — du salaire familial réel. Alors qu’en 1970 les versements réalisés par les fonds de Sécurité sociale et les autres types de services représentaient 25,8 % des revenus totaux des travailleurs, en 1987 ceux-ci s’élevaient à 29,9 %. Cela signifie qu’entre 1/4 et 1/3 du salaire réel était payé à l’ouvrier par l’intermédiaire du syndicat. Les syndicats soviétiques participaient directement au fonctionnement du salariat et leurs dirigeants assumaient donc des fonctions patronales. C’est précisément pour cette raison que la totalité de la force de travail soviétique devait être syndiquée, sinon elle perdait son droit à une fraction substantielle de son salaire. D’ailleurs, une loi de 1932 stipulait que les travailleurs non affiliés à des syndicats ne bénéficieraient que de la moitié de la Sécurité sociale. L’appareil syndical faisait partie intégrante du capitalisme d’État. La bureaucratie syndicale soviétique agissait comme un département du gouvernement et, en même temps, comme un département de l’administration des entreprises, resserrant les relations entre l’État Restreint et l’État Élargi.
Le fonctionnement corporatiste de l’économie de l’ancienne Union soviétique a servi de cadre aux transformations opérées dans les dernières années, en particulier aux privatisations et au remodèlement de l’appareil politique central. Sous cet aspect également, la Russie n’était pas différente du reste du monde, où les privatisations avaient été préparées par l’évolution des rapports de force entre État Restreint et État Élargi. Aujourd’hui, plus de la moitié des entreprises russes privatisées se trouvent entre les mains de coalitions formées par leurs administrateurs, qui détiennent une minorité des actions de l’entreprise, et par les dirigeants syndicaux, qui contrôlent en pratique la majorité des actions. Une continuité sociale notable a été ainsi assurée entre l’ancien régime et le nouveau régime. Quant aux entreprises restantes, celles qui n’ont pas été acquises par le capital transnational, elles sont directement, ou indirectement, contrôlées par le crime organisé.
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L’économie parallèle, ou économie informelle, représente un élément important dans le passage à la phase actuelle de suprématie de l’État Élargi. De ce point de vue, on peut la définir comme une économie qui échappe non seulement à la surveillance, mais aussi aux services statistiques de l’État Restreint. Il s’agit d’une économie extérieure à la comptabilité officielle. En même temps, l’économie informelle est pourtant indispensable à l’économie officielle, car elle se trouve dans une situation comparable à celle des sous-traitants par rapport aux grandes entreprises.
Une partie considérable de l’économie informelle est liée au crime organisé. Les liens entre économie criminelle et économie officielle sont d’autant plus étroits que, depuis déjà pas mal de temps, les spécialistes ont du mal à distinguer entre le passage de capitaux de la sphère du crime organisé vers la sphère de l’économie officielle, et, dans le sens inverse, l’utilisation de méthodes illégales, et parfois franchement criminelles, utilisées par des entreprises appartenant à l’économie officielle.
C’est dans ce contexte que l’on doit apprécier le rôle prééminent joué par le crime organisé dans l’économie des pays qui ont succédé à l’Union soviétique. Lorsque l’URSS existait encore, les plans centraux ne fonctionnaient pratiquement que parce qu’il existait un secteur non reconnu, officiellement chargé, grâce à un profit illégal, de faire en sorte que les entreprises qui avaient besoin de biens déterminés les obtiennent des entreprises qui en avaient trop. L’économie parallèle était tolérée par le régime soviétique, parce que, sans elle, il aurait été impossible de remédier aux insuffisances du plan central. Disposant d’un très vaste réseau de contacts et d’énormes sommes accumulées clandestinement, ce secteur se trouvait dans une position privilégiée pour profiter des facilités accordées aux investissements privés et, donc, participer aux privatisations. Nous voyons qu’ici aussi se vérifie une importante continuité sociale entre le capitalisme d’État soviétique et le capitalisme russe actuel. A partir de cette base initiale, le crime organisé a pu intervenir dans la totalité de l’économie russe. Selon des calculs gouvernementaux, cités dans The Economist du 19 février 1994 et dans Business Central Europe (juillet 1994), 70 ou 80 % des entreprises privées doivent reverser aux organisations criminelles entre 10 et 20 % de leurs profits. Le président de la Commission des affaires de sécurité du Parlement russe a affirmé, selon The Economist du 9 juillet 1994, que le crime organisé contrôlait 81 % des actions ayant le droit de vote dans les entreprises privatisées. Et la Banque centrale russe, selon une correspondance publiée dans The Economist du 13 mai 1995, a calculé qu’au moins 160 banques sont contrôlées par le crime organisé. Selon la même source, en 1994, 35 banquiers ont été assassinés sur l’ordre du crime organisé. C’est-à-dire un tous les dix jours, si l’on admet que les assassins prennent deux semaines de vacances chaque année.
Et de même que les économies légales qui composaient l’ancienne sphère soviétique se sont internationalisées, en se liant à leurs homologues transnationales, de même l’économie criminelle s’est internationalisée, en s’associant au crime organisé mondial. Aujourd’hui, la Russie est probablement la principale base économique du crime organisé. Comme les autorités n’ont dressé aucun obstacle sérieux contre la légalisation des capitaux illégalement accumulés, on peut affirmer que le crime organisé mondial a officialisé son activité économique en Russie et dans les autres pays dépendant auparavant de l’Union soviétique. Il s’agit d’un aspect décisif pour l’étude de l’État Élargi contemporain.
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Dans la forme classique du corporatisme, c’était l’État restreint qui exerçait l’hégémonie sur le triangle gouvernement + entreprises + syndicats. Mais, dans la phase actuelle, même lorsque ce triangle se maintient, la hiérarchie s’inverse et c’est l’État Élargi qui prédomine. Pour parvenir à comprendre ces aspects, les formes juridiques sont non seulement inutiles mais contre-productives. Même si les institutions paraissent fréquemment inchangées et si les formes de leur relation semblent les mêmes, la façon dont cette relation se concrétise s’est considérablement transformée, ainsi que la manière dont les institutions sont utilisées. Dans toutes les situations où des entreprises et des administrations publiques ont été privatisées, elles étaient déjà depuis très longtemps gérées de façon complètement privée avant d’être formellement vendues au secteur privé. En d’autres termes, le secteur privé peut acquérir des entreprises et des administrations qui jusqu’alors avaient été publiques parce que la fonction de coordination politique centrale de l’État Élargi s’accentue toujours plus. Les prétendues privatisations sont au point de convergence entre ces deux lignes d’explications, offrant deux perpectives pour analyser le même processus.
Et c’est ainsi que l’on est passé d’un corporatisme caractérisé par la prédominance de l’État Restreint à un corporatisme sujet à la prédominance de l’État Élargi.
L’État Élargi a acquis aujourd’hui l’hégémonie sur l’État Restreint. Pour comprendre cette transformation, il faut se souvenir, d’un côté, que les occasions de contacts directs entre les entreprises se sont multipliées, étant donné la transnationalisation du capital et la multiplicité de ses formes de concentration ; et, d’un autre côté, il faut souligner le rôle des groupes de pression qui reproduisent informellement, à partir de l’État Élargi, des canaux officiels d’interactions institués à partir de l’État Restreint.
Les grandes entreprises peuvent déjà nouer directement des relations, puisque la médiation de l’État Restreint est de moins en moins nécessaire.
De même, dans la Russie contemporaine, on assiste au déclin de l’État Restreint et au renforcement de l’État Élargi. Nous avons déjà vu que, dans son écrasante majorité, et si l’on exclut les filiales des entreprises transnationales, l’économie russe actuelle peut être définie comme une économie syndicalo-criminelle. Le ridicule dans lequel est tombée la vie politique de ce pays est l’expression la plus visible de cette décadence de l’autorité de l’État Restreint. Le fonctionnement complètement discrétionnaire des institutions découle de l’importance assumée par le crime organisé à l’intérieur de l’État Élargi.
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L’hégémonie acquise par l’État Élargi a amené le corporatisme à entrer dans une crise grave. Dans le triangle corporatiste, les syndicats étaient le sommet le plus faible ; leur importance était due à un jeu de forces entre le gouvernement et les entreprises. L’État Restreint ayant désormais une fonction subalterne, il reste deux options à la bureaucratie syndicale.
Une de ces options consiste à soutenir le plus possible la capacité d’initiative des gouvernants, en cherchant à trouver en eux un allié dans les négociations avec les patrons. Et l’on arrive alors à la situation ridicule où les gouvernants, reconnaissant le déclin de la sphère étatique qu’ils représentaient, défendent une orientation néo-libérale, tandis que la bureaucratie syndicale prétend les convaincre qu’ils continuent à être importants. Au Brésil, l’exemple des Chambres sectorielles (commissions tripartites syndicats-gouvernements-employeurs créées dans certains secteurs économiques qui étaient en danger ou que l’ancien gouvernement Cardoso voulait promouvoir, NdT) a bien illustré cette situation : les syndicats se sont efforcés de convaincre le gouvernement fédéral d’assumer, devant les patrons, un rôle qu’il n’est déjà plus capable de jouer. Il semble que les situations se soient inversées et que la bureaucratie syndicale, traditionnellement habituée à s’appuyer sur l’État Restreint, s’offre maintenant comme muleta. Dérisoire solution.
Un autre cas illustre également le besoin qu’éprouvent beaucoup de dirigeants syndicaux à s’appuyer sur l’État Restreint. Le bulletin Informação Bancaria (n° 226, avril 1995), édité par le Syndicat des employés de banque de Catanduva, a publié un article reproduit dans la Quinzena CPV (30 avril 1995) :»Le décret 955/95, réédition du décret 794/4, tente de porter un coup à l’organisation des travailleurs. Il place face à face le patron et l’employé (seul, sans garantie légale) pour ‘discuter’ (dicter les règles du jeu) de la participation aux profits, contrairement à la relation syndicat/employé-employeur-gouvernement. (…) Ce décret peut plaire, bien sûr, à la FIESP (Fédérations des Industriels de l’État de Sao Paulo) et aux grandes entreprises, dans la mesure où il réduit le pouvoir des syndicats, et établit une relation directe patron-employé (…)». Cet article révèle une mentalité très courante chez les dirigeants syndicaux, qui ne se sentent forts face aux patrons qu’avec le soutien de l’État Restreint. Comme si les gouvernements étaient moins liés au capitalisme que les chefs d’entreprise !
La lutte des syndicats contre les privatisations se situe également à l’intérieur de la stratégie qui privilégie l’alliance avec l’État Restreint. Mais les travailleurs ne se mobilisent dans ces luttes que lorsqu’ils sentent leurs emplois menacés par la privatisation. Or, avant d’être formalisées dans un texte de loi, les privatisations ont déjà été mises en pratique dans la réalité, puisque de telles entreprises étaient gérées comme des sociétés privées, selon des critères et des objectifs identiques. C’est pourquoi, même lorsqu’elles restent publiques, ces entreprises adoptent des systèmes de gestion qui menacent également la stabilité de l’emploi. De plus, même s’il existe toutes les garanties légales, voire constitutionnelles, le chômage et l’économie informelle servent, en dehors du cadre officiel, à flexibiliser le marché du travail. Toutes ces raisons amènent les travailleurs, dans tous les pays, à se mobiliser toujours moins contre les privatisations, en laissant les syndicats assez isolés dans cette stratégie.
Devant le déclin de l’État Restreint, les dirigeants syndicaux disposent d’une autre option : resserrer leurs liens avec le sommet hégémonique du triangle corporatiste, c’est-à-dire avec les entreprises, l’État Élargi. Mais comment les syndicats peuvent-ils alors éviter que leur sphère traditionnelle d’action soit absorbée par les départements des relations humaines ? Effectivement, les travailleurs ne voient aucune différence entre un syndicat bureaucratique et un département du personnel ; et les patrons préfèrent disposer d’un service intégré dans leur organigramme que d’avoir affaire à une institution qui, bien que bureaucratisée, jouit d’une marge d’indépendance et dont les dirigeants possèdent des intérêts propres.
Aujourd’hui, beaucoup de grandes entreprises préfèrent réguler directement le marché du travail plutôt que de recourir à la bureaucratie syndicale.
Si les syndicats réformistes eux-mêmes ne justifient leur existence que par la conquête de salaires plus élevés, alors il est parfaitement logique que les travailleurs se désintéressent d’eux lorsqu’ils ne parviennent pas à assurer cette fonction. Jerold L. Kellman évoque l’exemple des États-Unis dans un l’article paru dans le 1985 Britannica Book of the Year (p. 288-289), publication annuelle de l’Encyclopaedia Britannica. «Le pouvoir de négociation des syndicats a décliné en même temps que le nombre des syndiqués baissait. Au cours de la première moitié de 1984, les contrats collectifs de travail ont accordé en moyenne aux travailleurs syndiqués des augmentations salariales annuelles de 2,8%, moins de la moitié de ce que les syndicats avaient réussi à obtenir trois ans auparavant. En vérité, les salaires des travailleurs non syndiqués ont augmenté davantage que ceux des travailleurs syndiqués. (…) Les dirigeants syndicaux ont admis officieusement que l’époque des grandes conquêtes salariales était révolue. Leur préoccupation principale consiste maintenant à garantir les postes de travail et — dans le cas d’un petit nombre d’entreprises — à obtenir la représentation des travailleurs dans les conseils d’administration.» Puisqu’ils ont infléchi leur stratégie en cherchant à devenir membres des conseils d’administration, les dirigeants syndicaux remplacent la perte de leur base ouvrière par un élargissement de leur base capitaliste. De gestionnaires du marché du travail, ils s’efforcent de se transformer en gestionnaires directs du capital. Tel est l’un des aspects du processus que j’appelle le capitalisme des syndicats.
Au Brésil, ces dilemmes ont quelques répercussions étranges. Quinzena CPV (15 avril 1995) a reproduit un article d’Altamiro Borges, président du Centre d’études syndicales, texte publié au départ dans Debate Sindical (n° 18, avril-juin 1995). Selon l’auteur, il faudrait voter une loi imposant l’unité syndicale et une cotisation syndicale obligatoire, sinon on aboutira à des syndicats pro-patronaux. Altamira Borges paraît connaître suffisamment bien les syndicats pour écarter l’hypothèse que ceux-ci s’appuient un jour sur la classe ouvrière, que l’on arrive à une unité syndicale fondée sur la solidarité des luttes et que l’on obtienne des fonds grâce à des cotisations volontaires. S’ils se réduisent à une institution bureaucratique, il ne reste effectivement plus aux syndicats qu’à s’appuyer sur l’État Restreint ou l’État Élargi. L’auteur de cet article dévoile involontairement les contradictions de l’orientation même qu’il défend.
Dans ce contexte, les dirigeants syndicaux ont encore une possibilité de conserver leurs privilèges sociaux. Si l’alliance avec les gouvernements ne leur garantit plus la force politique et si une grande partie des entreprises ne s’intéressent plus à l’appareil syndical en tant que régulateur du marché du travail, les syndicats se transforment alors eux-mêmes en entreprises capitalistes. En investissant leurs capitaux pour acquérir des entreprises productrices de biens industriels ou de services, ou en gérant les fonds de pension à la direction desquels ils participent, ils deviennent ainsi des entreprises financières. Dans Capital, sindicatos, gestores (1987), j’ai cherché à décrire en termes simples, et en donnant de nombreux exemples, ce que j’appelle le capitalisme des syndicats. Depuis lors, mon analyse n’a fait que se confirmer, et le fait que les syndicats perdent des adhérents semble les pousser à renforcer leur engagement dans la sphère entrepreneuriale. De fait, si l’élargissement de l’implantation parmi les travailleurs était considérée principalement comme une façon d’accroître les recettes, rien de plus naturel que de compenser aujourd’hui le déclin des cotisations au moyen d’une participation croissante aux bénéfices du capital.
Actuellement, au Brésil, on peut observer une manifestation inattendue du capitalisme des syndicats. Les sommes considérables dont dispose le Fonds d’aide au travailleur[2] ont servi à mettre les centrales syndicales sous la tutelle financière du gouvernement, assurant ainsi leur docilité et leur dépendance. Engagés dans une nouvelle forme d’assistanat social, et en étroite collaboration avec les chefs d’entreprise, les syndicats se consacrent à trouver un emploi à de nombreux travailleurs licenciés et à donner des cours à des terceirizados[3] pour qu’ils apprennent à créer des micro-entreprises. Cette tentative de gestion de la galère a même été présentée comme un exemple de solidarité économique. Certains prétendent même, avec tout le sérieux du monde, que le socialisme pourrait se développer à travers une association entre les entreprises capitalistes, chaque fois plus concentrées et plus productives, et ce secteur faible et précaire. Il serait difficile de trouver un exemple plus flagrant de collaboration avec le capital de la part des syndicats ; ceux-ci cherchent à pallier superficiellement certains des défauts les plus nocifs de l’actuelle restructuration économique, au lieu de profiter précisément de tels effets pour mobiliser les travailleurs contre le capitalisme. Lorsque je soulève ces questions devant des dirigeants syndicaux de la CUT, ils me répondent invariablement que, s’ils ne réclamaient pas les subventions du Fonds d’aide au travailleur, toutes ces sommes iraient à l’autre centrale, Force syndicale (centrale plus à droite et moins importante que la CUT, NdT). Et c’est ainsi que la concurrence économique entre les centrales syndicales a conduit à homogénéiser leurs orientations politiques.
Il est intéressant de se pencher en détail sur un autre cas, celui de l’ancienne Union soviétique (que je n’ai pas mentionné dans mon livre Capital, sindicatos, gestores) et dont les répercussions continuent à se faire sentir dans la Russie actuelle. Différents spécialistes s’étonnent que le chômage en Russie soit très réduit. Les recherches faites directement sur le marché de travail révèlent un nombre de chômeurs plus élevé que celui enregistré par les statistiques officielles, mais on arrive seulement à un taux de 6,5 %. Richard Layard, économiste britannique et consultant du gouvernement russe, attribue ce taux relativement bas au fait que, comme le synthétise The Economist (18 février 1995), «les salariés préfèrent accepter une baisse importante des salaires réels plutôt que de perdre leur emploi». Et le même hebdomadaire explique la raison de ce choix : «Les allocations chômage sont très basses et les services sociaux (écoles, hôpitaux, etc.) dépendent fréquemment des usines : on comprend donc que les travailleurs veuillent rester dans les entreprises.» Selon Guy Standing, cité dans le même numéro de The Economist, le taux de chômage en Russie, en excluant le secteur agricole, serait de 35 % si l’on compte comme chômeurs tous ceux qui travaillent à temps partiel ou sont en disponibilité et ne reçoivent pas de salaires. Or, du temps de l’URSS, ce sont les syndicats soviétiques, comme nous l’avons dit plus haut, qui administraient les fonds de Sécurité sociale et déterminaient l’accès aux services hospitaliers, sportifs et culturels liés aux entreprises. Dans la Russie actuelle, l’importance socio-économique des syndicats s’est maintenue, ce qui explique qu’un pourcentage très élevé de la force de travail continue à être lié aux entreprises, en partie à travers les fonds et les services administrés par les dirigeants syndicaux, au lieu de dépendre du gouvernement central, à travers les allocations chômage. Dans ces conditions, le rôle des syndicats en tant que distributeurs de revenus salariaux, c’est-à-dire en tant que patrons capitalistes, se confirme.
Nous comprenons donc mieux la raison pour laquelle tant d’entreprises russes ont été acquises grâce à des associations regroupant gestionnaires et travailleurs représentés par leurs syndicats. Comme l’écrit The Economist (18 février 1995) : «La première phase (des privatisations) commença en 1992, quand l’État vendit de petites entreprises, telles que des magasins et des restaurants. Durant la phase suivante, qui commença en décembre 1992 et se termina dix-huit mois plus tard, 15 000 moyennes et grandes entreprises, qui au total employaient 86 % de la force de travail industrielle en Russie ont été vendues aux enchères. Dans la plupart des cas, ces ventes par adjudication ont accordé aux travailleurs et aux gestionnaires une participation majoritaire dans leurs entreprises (…).» Et The Economist du 5 novembre 1994 remarque : «Grâce aux privatisations, les salariés et les gestionnaires se retrouvent finalement avec 51 % de leurs entreprises. Ils tiennent à s’assurer des salaires élevés et la garantie de l’emploi (…).» Les travailleurs, dans tous les cas, ont dû voter pour approuver l’achat d’actions ; ils se sont ainsi garanti une certaine stabilité de l’emploi et la possibilité de continuer à avoir accès aux biens et aux services à travers l’entreprise. Les syndicats, en dehors du fait qu’ils représentent les travailleurs dans la gestion de l’entreprise, consolident leur position en tant qu’institution qui organise ces services et en réglemente l’accès. Et les gestionnaires restent à la direction de l’entreprise. C’est ainsi que s’est reproduite l’articulation des intérêts sociaux qui caractérisait l’ère soviétique.
Dans ce contexte, c’est la bureaucratie de l’État central qui semble avoir perdu la mise dans ce processus. L’État Restreint décline tandis que se renforce l’État Élargi, entendu comme une coalition entre gestionnaires patronaux et gestionnaires syndicaux dans le cadre des entreprises. Quelle en a été l’expression politique ? Le gouvernement présidé par Tchernomyrdine, qui est jusqu’ici le gouvernement qui a duré le plus longtemps, n’a jamais eu le moindre soutien parlementaire et n’a jamais cherché à en avoir. Sa force émanait directement des administrations des grandes entreprises, en particulier de l’appareil militaro-industriel, et des dirigeants syndicaux qui ont participé activement aux privatisations.
Devant l’échec de l’alliance politique entre les syndicats et l’État Restreint, l’exemple russe éclaire quelques aspects de l’autre solution qui se dessine pour assurer la survie des bureaucraties syndicales et la perpétuation de leurs privilèges : leur transformation en propriétaires collectifs capitalistes. Mais, en dehors de cette stratégie industrielle menée par leurs dirigeants, existe-t-il une autre issue pour les syndicats ?
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On peut envisager une troisième solution, opposée politiquement aux deux autres. Ce serait d’abandonner le cadre corporatiste et d’adopter une orientation entièrement différente de celle qui a été suivie jusqu’ici ; que les syndicats deviennent — ou redeviennent — des organes de lutte contre le capitalisme, au lieu de n’être que des instances négociatrices de mesures pro-capitalistes. Mais cela ne dépend pas de l’initiative des bureaucraties syndicales, qui seraient les premières perdantes dans ce cas. Un changement aussi radical ne pourra être provoqué que par les travailleurs eux-mêmes, lorsque surgira une nouvelle vague de luttes. Mais rien ne garantit que la prochaine offensive de la classe ouvrière insufflera un esprit nouveau dans les syndicats. Il se peut que cela les détruise ou les relègue à un plan secondaire. Durant la dernière période révolutionnaire, des années 1960 au début des années 1980, nous avons assisté au choc entre les structures syndicales et une structure démocratique, ouverte aux aspirations de la base : les commissions de travailleurs.
Le dernier exemple nous a été fourni par la Pologne en 1980 et 1981. Bien qu’il se réfère au rôle joué par le syndicat Solidarité, Claudio Nascimento a montré l’importance décisive que les commissions de travailleurs ont eue dans ce mouvement (cf. Movimento pela autogestao na Polonia, Lisbonne, Base, 1983 et Rosa Luxemburgo e Solidarnosc — autonomia operaria e autogestao socialista, Sao Paulo, Loyola, 1988).
Le Brésil également illustre bien le conflit entre les deux structures — syndicats et commissions de travailleurs. Les commissions de travailleurs ont été à l’origine de la grande vague de luttes qui a amené ensuite à la fondation de la CUT, et déjà à cette époque l’opposition entre les deux types d’institutions apparaissait clairement. Waldemar Pedreira a analysé ce problème dans sa thèse de doctorat : Comissaoes de fabrica — um claro enigma (Sao Paulo, Entrelinhas, Cooperativa Cultural da UFRN, 1997). La structure syndicale a prévalu dans la fondation de la CUT et qu’est-il arrivé aussitôt aux commissions de travailleurs ? On peut lire dans Quinzena CPV (31 octobre 1994) la reproduction d’un article paru Chave Geral/O Transformador (6 septembre 1994) : «La structure organisationnelle devient un colosse aux pieds d’argile si l’on ne peut pas compter sur l’organisation des travailleurs sur leur lieu de travail. Et c’est peut-être, au bout d’une décennie d’existence, le talon d’Achille de la CUT. A l’exception des salariés de la métallurgie et des banques, on n’a pas encore réussi à organiser les catégories urbaines à l’intérieur des entreprises.» De plus, ce qui s’est passé avec le prétendu «nouveau syndicalisme» au Brésil a été exactement le contraire. Tout d’abord, des organisations sont apparues sur le lieu de travail, organisations qui ont assuré au mouvement une dynamique ascendante. Cette dynamique a été institutionnalisée par la création d’une nouvelle centrale syndicale. Ensuite, les syndicats, pour assurer leur hégémonie bureaucratique, se sont efforcés de démanteler les commissions de travailleurs. Et maintenant, ils se plaignent de ne pas avoir de base ! Mais les directions syndicales souhaitent une base qui soit construite à partir du sommet, pour éviter que celle-ci, si elle choisit de s’organiser elle-même, décide de changer de sommet, ou même de s’en passer définitivement.
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Aujourd’hui, les principales entreprises qui emploient des technologies avancées exploitent de plus en plus les capacités intellectuelles des travailleurs. Elles profitent non seulement de leur capacité de raisonner à l’intérieur du processus de travail, mais également de leur compétence en matière organisationnelle. Ces nouvelles formes d’exploitation se sont diffusées très rapidement, en général sous les noms de «toyotisme» et de «qualité totale». Mais quelle est l’origine de cette poussée réorganisatrice du Capital ?
A partir de la fin des années 1950, voire plus tôt encore dans certains pays de la sphère soviétique, et jusqu’au début des années 1980, la classe ouvrière a déclenché dans le monde entier une phase offensive aux caractéristiques totalement innovatrices. Ces luttes étaient décidées et conduites en dehors des institutions syndicales et des mécanismes de négociation légalement institués, c’est pourquoi on a commencé à qualifier ces grèves de «sauvages» puis à parler de «mouvement autonome». C’était la base, dans les assemblées d’entreprise et les commissions de travailleurs, qui décidait de la conduite des luttes. En contrôlant ainsi le mouvement dans la pratique, les travailleurs ont suggéré une solution à l’un des problèmes les plus dramatiques du socialisme qui a conduit à l’échec de toutes les expériences révolutionnaires, sans aucune exception. Le socialisme classique s’est limité finalement à liquider la propriété privée du capital, en attribuant la direction de toute l’économie, et donc, aussi de toute la société à une classe de gestionnaires. Autrement dit, l’appropriation privée du capital avait pris fin, mais les gestionnaires, dans la mesure où ils détenaient le contrôle absolu des mécanismes économiques, se sont convertis en propriétaires collectifs de tout le capital. Les travailleurs, de leur propre initiative, avaient changé de patrons, mais continuaient à être exploités.
Dans ces conditions, en exerçant un contrôle direct sur leurs luttes, les travailleurs des années 1960 et 1970 ont montré que la question primordiale ne dépend pas de la seule propriété formelle du capital, mais de la position qu’occupe chacun de nous dans l’activité économique. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un problème circonscrit aux rapports de propriété, mais de la façon dont sont organisées les relations sociales de travail. Dans de très nombreux cas, les travailleurs, durant ces décennies, ont lutté en occupant leurs entreprises, et les ont fait fonctionner eux-mêmes, en se passant des patrons et des principaux administrateurs. Mais comme le contrôle du mouvement était directement assuré par la base, les travailleurs, en prenant des décisions sur l’activité productive, ont obligatoirement violé la discipline instituée et commencé à remodeler les hiérarchies existant au sein de l’entreprise. Pendant les périodes où elles étaient entre les mains des travailleurs, les entreprises ont changé leur mode de fonctionnement et se sont réorganisées de l’intérieur. Les travailleurs ne se contentaient pas de revendiquer l’abolition de la propriété privée. Ils ont montré dans la pratique qu’ils étaient capables d’amener le processus révolutionnaire à un niveau fondamental, en modifiant les relations sociales de travail et de production.
Ce phénomène a constitué une innovation sans précédent et a eu des conséquences décisives. Tout d’abord, ces luttes se sont déroulées en dehors du consensus établi entre dirigeants syndicaux et patrons, consensus sur lequel reposait le prétendu État-providence. Ainsi, ce ne sont pas les capitalistes qui, durant les dernières années, ont pris l’initiative de démanteler les mécanismes de prévoyance sociale, pour inaugurer le néolibéralisme. Ce sont les travailleurs eux-mêmes, et depuis plusieurs décennies, qui ont marginalisé les syndicats et remis en cause la convergence d’intérêts à la base de cet État-providence. Deuxièmement, en remodelant, dans de nombreux cas, les relations de travail et la discipline d’entreprise, le mouvement ouvrier a remis en question la légitimité de la version classique du socialisme, qui s’était contenté de modifier les formes de propriété, mais en maintenant pour l’essentiel les relations de production capitalistes. En même temps que le mouvement des luttes autonomes ébranlait le système existant dans les pays occidentaux, il a ébranlé également le capitalisme d’État soviétique.
C’est pourquoi le mouvement s’est développé à l’échelle mondiale. Des luttes de ce type se sont produites en Europe occidentale, spécialement en France, en Italie et au Portugal, mais aussi en Grande-Bretagne, en Espagne et dans d’autres pays. La conduite autonome des luttes et la formation de commissions de travailleurs ont eu également une énorme importance en Europe de l’Est. En juin 1953, l’insurrection ouvrière de Berlin, qui s’est étendue à plusieurs villes et zones industrielles d’Allemagne de l’Est, s’est déclenchée spontanément et a eu comme cible immédiate les organisations syndicales. La grande insurrection hongroise de 1956 a vu se former des comités révolutionnaires spontanés et des conseils ouvriers qui ont été liquidés par l’invasion des troupes soviétiques. Bien que de façon plus atténuée, les luttes de fractions à l’intérieur du Parti communiste tchécoslovaque, en 1968, ont reflété les pressions des travailleurs pour obtenir une auto-organisation dans le cadre des entreprises. Et en Pologne, après les importantes révoltes ouvrières de 1956, de 1970 et de 1976, la constitution de commissions de travailleurs en marge du syndicalisme officiel explique l’extraordinaire diffusion du processus révolutionnaire en 1980 et 1981. Les thèmes et la pratique de l’autonomie sont apparus aux États-Unis et au Canada, ainsi que dans divers pays d’Amérique du Sud, en particulier au Brésil. Et le mouvement autonome a inspiré l’expérience de lutte de classes la plus vaste et la plus profonde, durant cette période, la lutte qui s’est déroulée en Chine, pendant la prétendue Révolution culturelle, en 1966 et 1967. Pour la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier, un même type de luttes s’est développé pratiquement dans le monde entier, révélant que la classe ouvrière avait atteint globalement un stade d’évolution identique.
La capacité d’auto-organisation révélée par les travailleurs a sérieusement perturbé le fonctionnement du capitalisme — constituant peut-être le facteur le plus important dans le déclenchement de la grave crise économique de 1974. Mais les capitalistes ont réussi à se réorganiser et, ce faisant, à créer un cadre social différent, introduisant de nouveaux problèmes et de nouveaux défis, ce qui a empêché ces formes de lutte de se perpétuer de la même façon. Les classes dominantes ont ainsi reconquis un vaste espace de manœuvre et repris leur ascension — phase dans laquelle nous vivons actuellement.
Comme toujours, le capitalisme, en se réorganisant, a récupéré certains des thèmes proposés par la classe ouvrière et assimilé les institutions créées au cours de ces luttes. Les travailleurs s’étaient montrés capables de contrôler directement non seulement le mouvement revendicatif, mais le fonctionnement même des entreprises. Ils ont prouvé, en somme, qu’ils ne possèdent pas seulement une force brute, mais qu’ils sont dotés aussi d’intelligence, d’initiative et de capacités d’organisation. Les capitalistes ont compris alors que, au lieu de se limiter à exploiter l’activité musculaire des travailleurs, en les privant de toute initiative et les maintenant enfermés dans les cloisonnements stricts du taylorisme et du fordisme, ils pouvaient multiplier leur profit en exploitant l’imagination, le sens de l’organisation, la capacité de coopération, toutes les formes d’intelligence des salariés. C’est dans ce but qu’ont été développés la technologie électronique et l’informatique et qu’ont été remodelés les systèmes d’administration d’entreprise. On a alors implanté le «toyotisme», la «qualité totale» et autres techniques similaires de gestion.
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le taylorisme visait à intégrer dans le processus productif une classe ouvrière dont les membres, dans leur grande majorité, n’étaient prolétarisés que depuis peu. Des millions et des millions de paysans ont alors abandonné leurs terres d’origine et se sont installés dans les villes, tant dans les centres urbains les plus proches que dans les grandes métropoles d’Amérique du Nord et du Sud. Cette main-d’œuvre n’était habituée ni aux rythmes de l’industrie ni même à la vie urbaine. Il a fallu lui enseigner très rapidement à travailler avec des machines modernes et lui faire accepter massivement la discipline de fabrique. Le taylorisme a rempli cette tâche. Destiné à des masses prolétariennes dépourvues d’une véritable expérience de l’activité industrielle, le taylorisme présupposait que les travailleurs étaient incapables d’accomplir plus d’une opération. Cette technique de gestion convenait à une situation dans laquelle chaque agent connaissait seulement son environnement de travail immédiat.
Mais le fait qu’un travailleur sache seulement exécuter les opérations correspondant au poste qu’il occupait comportait de grands inconvénients pour les capitalistes. Cela prit une dimension particulièrement grave dans les entreprises de dimensions colossales où l’on appliqua le taylorisme. En effet, comme elles ne pouvaient pas mettre en œuvre des économies d’échelle au niveau de la force de travail — puisque chaque ouvrier se limitait à un seul type d’opération —, ces entreprises devaient se concentrer sur les économies d’échelle matérielles. Mais celles-ci ont des rendements décroissants et, à partir d’un certain seuil, les bénéfices se transforment en coûts. Le fait que les travailleurs aient retrouvé leur capacité d’organisation a permis aux capitalistes de sortir de cette impasse. Un salarié qui raisonne en travaillant, et qui maîtrise davantage les processus technologiques et économiques que les aspects limités de son environnement immédiat, peut devenir polyvalent. Tel est le fondement des économies d’échelle concernant la main-d’œuvre. Chaque travailleur peut réaliser un plus grand nombre d’opérations, remplacer au pied levé ses collègues et les aider. La coopération est renforcée dans le processus de travail, augmentant ainsi les économies d’échelle, au profit du capitalisme.
En conclusion, les caractéristiques assumées aujourd’hui par la restructuration capitaliste résultent de la dénaturation et de la récupération des formes de lutte employées par les travailleurs dans le monde entier, au cours des années 60 et 70. Les travailleurs, qui s’étaient montrés capables de s’organiser dans leurs luttes, ont été poussés ensuite à organiser eux-mêmes leur soumission au capital.
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La restructuration de la classe exploitée a impliqué un remodelage des classes dominantes. A partir du moment où les travailleurs se sont auto-organisés sous l’égide du capital, certains niveaux hiérarchiques intermédiaires sont devenus superflus. Puisque les travailleurs s’occupaient de leur propre surveillance, cela a permis aux patrons de réduire les coûts d’encadrement de la force de travail.
Les bureaucraties syndicales ont également été affectées par la réorganisation de la classe ouvrière. Les syndicats sont nés au siècle passé pour prendre la tête de luttes que les travailleurs ne réussissaient pas à diriger eux-mêmes. Un mouvement ouvrier composé d’éléments récemment prolétarisés, originaires des campagnes, n’ayant aucune notion de l’ensemble des processus techniques et économiques, était incapable de gérer directement les luttes. C’est pourquoi il a été nécessaire de créer une bureaucratie — les cadres syndicaux. Les syndicats ont toujours été bureaucratiques. Du moment que la base fait preuve de passivité, ou qu’elle se révèle incapable d’assumer elle-même la conduite de ses actions, il est inévitable que les directions se bureaucratisent. Le caractère révolutionnaire du syndicalisme originel venait du fait qu’il n’était pas coopté par les patrons et était destiné davantage à la lutte qu’à la négociation. Mais cela ne signifie pas qu’il n’était pas bureaucratique. Il s’agissait seulement d’une bureaucratie qui menait des actions radicales.
La transformation qui s’est produite au sein des syndicats anarchistes espagnols durant la guerre civile de 1936-1939 en offre un bon exemple. Jusqu’alors, les dirigeants anarcho-syndicalistes, même s’ils constituaient indubitablement une bureaucratie car ils se perpétuaient dans des fonctions qu’ils contrôlaient exclusivement, assumaient en même temps un rôle révolutionnaire : ils risquaient à tout moment d’être assassinés par l’armée ou par les tueurs des patrons et d’être torturés dans les prisons. Mais, à partir de 1936, avec l’entrée de ces mêmes dirigeants anarchistes dans les institutions gouvernementales de la zone républicaine, deux tendances se dessinèrent dans le mouvement syndical : au niveau des entreprises et dans les campagnes, les syndicats cherchèrent à mener à bien une collectivisation autogérée ; agissant en sens contraire, les instances syndicales centrales, particulièrement en Catalogne, mirent en œuvre une forme d’organisation économique proche du capitalisme d’État, en appliquant une des formes du capitalisme des syndicats. Le caractère bureaucratique de la direction anarcho-syndicaliste révéla alors pleinement ses effets négatifs.
Les données du problème ont changé durant les années 1960 et 1970, lorsque les luttes des travailleurs, au lieu d’aboutir à la constitution de bureaucraties syndicales, ont donné naissance à des formes d’auto-organisation. Ces transformations (qui ont affecté la base sociale traditionnelle des syndicats) ont doublement condamné les syndicats. A l’apogée du mouvement autonome du prolétariat, les syndicats ont été dépassés en tant que cadre de lutte contre le capital. Et aujourd’hui, ils apparaissent marginalisés dans leur fonction de cadre de négociation avec les capitalistes. En effet, les travailleurs s’organisent en équipes à l’intérieur des entreprises qui appliquent les techniques de gestion les plus modernes ; si ces équipes sont reconnues par les patrons en tant qu’unités de base du processus productif, alors les négociations peuvent se dérouler entre les équipes et l’administration de l’entreprise, sans que les syndicats aient besoin d’intervenir. De plus, les relations entre les travailleurs au sein de telles équipes sont plus démocratiques que les relations existant à l’intérieur des syndicats entre la base et la direction — ce qui n’est d’ailleurs pas difficile.
Ce qui est difficile, aujourd’hui, c’est de trouver des institutions plus hiérarchisées et antidémocratiques que les syndicats. Résultat, les travailleurs n’ont plus besoin de l’intervention des syndicats dans leurs relations avec les patrons et ne se reconnaissent pas dans le mode de fonctionnement des syndicats.
La remodelage des systèmes de gestion capitalistes, cependant, ne touche qu’un pourcentage réduit des travailleurs, ceux qui ont un emploi stable dans les grandes entreprises où sont appliquées les technologies les plus modernes. Les travailleurs terceirizados sont étrangers à ce cadre, et la main-d’œuvre qui survit, ou crève, entre le chômage et le travail précaire est encore plus exclue de ce processus. Ces derniers ne sont pas insérés dans un processus de travail qui serve en même temps de cadre de négociation avec les patrons ; on pourrait donc penser que, en principe, ils seraient disposés à soutenir les syndicats, ou même qu’ils auraient besoin d’eux. Mais ce n’est pas le cas: les travailleurs terceirizados et les travailleurs marginalisés sont tellement dispersés et fragmentés qu’il est très difficile de les réunir dans le cadre traditionnel des organisations syndicales. Ce qui rend la situation des bureaucraties syndicales encore plus délicate.
En résumé, les travailleurs qui bénéficient d’un emploi stable et ont intérêt à défendre la continuité de leur poste de travail, et qui, pour cette raison, pourraient constituer la base sociale des syndicats, sont aujourd’hui insérés dans des formes d’organisation sociale et professionnelle qui rendent les syndicats non seulement inutiles mais rebutants. Les autres travailleurs, qui pourraient trouver une certaine utilité aux syndicats et dont la dissémination rendrait même nécessaire l’existence de bureaucraties syndicales, sont tellement dispersés qu’ils échappent aux modes traditionnels d’organisation syndicale.
Aujourd’hui la crise du mouvement ouvrier affecte plus directement les réformistes que les anticapitalistes. La réalisation des objectifs les plus radicaux peut paraître très lointaine, mais le mouvement autonome des années 1960 et 1970 a laissé un héritage très clair et tracé les grandes lignes d’un programme positif. Il s’agit de mettre fin à l’exploitation économique et à l’oppression politique en contrôlant directement d’abord leurs luttes, puis les processus de travail. Mais, pour les réformistes, c’est le contenu même de leur politique qui n’a plus de sens : l’État Restreint, qui constituait leur principale base d’opérations, a perdu de sa puissance ; les mécanismes de négociation de l’État-providence ont été dépassés par les travailleurs, et les capitalistes ont instauré à leur place le néolibéralisme ; le système corporatiste de réglementation du marché du travail a décliné et la social-démocratie a perdu sa spécificité. C’est pourquoi l’unique perspective qui s’offre aujourd’hui au réformisme est le néolibéralisme. Mais celui-ci se caractérise précisément par la place de plus en plus réduite qu’il accorde aux syndicats. Dans la perspective néolibérale, l’avenir qui s’offre aux dirigeants syndicaux, puisqu’ils n’organisent déjà plus le marché du travail, consiste à devenir propriétaires collectifs d’entreprises ou gestionnaires de fonds publics. L’alternative semble être soit la résurrection d’un mouvement ouvrier anticapitaliste soit le développement du capitalisme des syndicats.
Notes
[1] Le texte qui suit est la traduction du premier chapitre d’un petit livre publié en juin 2000 par les éditions Boitempo Editorial, au Brésil. Il s’agit d’une série de cours prononcées devant des ouvriers de la Centrale unitaire des travailleurs (CUT), principal syndicat brésilien (NdT).
[2] Alimenté par des subventions accordées par des organismes internationaux, ce fonds permet non seulement de financer la reconversion ou la formation de salariés en difficulté mais il a servi également à financer de nombreux départements universitaires de sociologie du travail, d’économie du travail, etc. (NdT).
[3] Ex-salariés licenciés auquel le patron «promet» de donner du travail à condition qu’ils se mettent à leur compte ; il peut s’agir d’informaticiens comme de balayeurs (NdT).