Par Un groupe de militants

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« Pode até pacificar, mas a volta vai ser triste » MC Vitinho (1)

« Les choses ont bien changé », dit un jour un ­camarade. « Il y a quelques années, si dans une boulangerie, à un arrêt de bus, on entendait quelqu’un se plaindre du gouvernement, c’était intéressant. On pouvait y voir une brèche qui permettrait de parler politique, un éclair de conscience de classe. Il n’y a pas très longtemps, ça a commencé à changer. Aujourd’hui, si j’entends quelqu’un se plaindre, je me méfie : si ça se trouve, ce type soutient Bolsonaro… »

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Selon Lula, « ce pays est incompris depuis les événements de juin 2013. » Quelques mois avant son arrestation, il déclarait qu’« il était prématuré de croire que ce qui s’est passé en 2013 était démocratique » (2). Bien entendu, les militants impliqués dans cette vague de protestations l’ont assez mal pris : « Une fois encore, le PT attaque juin 2013 ! »

Mais Lula avait-il tort ? Juin 2013 était-il « un moment démocratique » ? Au cours de ce mois décisif, des milliers – puis des millions – de personnes ont bloqué rues et autoroutes dans tout le pays, ont affronté la police, mis le feu à des bus, attaqué des bâtiments publics et pillé des magasins. Il n’était pas question de discuter et de négocier la réduction du prix des tickets de bus, c’était une exigence imposée par la force : « Le prix du ticket baisse ou on bloque la ville ! » Cela n’a rien de très « démocratique » … C’était un mouvement perturbateur, une révolte (3) contre l’ordre de la période de nouvelle démocratisation, instituée par la « Constitution citoyenne » de 1988 (4). Pendant deux décennies, ce compromis a garanti à la politique brésilienne un niveau de stabilité et de prédictibilité socialement acceptables. C’était effrayant. Au milieu de la mobilisation populaire la plus importante de l’histoire de ce pays, nous étions perplexes : que se passerait-il si nous abattions l’ordre démocratique ? La révolution n’était pas à l’ordre du jour. À cette époque, la gauche se retrouvait intimement liée au régime. Et pas seulement parce qu’elle était au gouvernement, mais aussi parce que, depuis la fin des années 1970, « construire la démocratie » était devenu son but ultime.

Depuis 2013, la gauche a évité les révoltes et elle l’a fait en hissant le drapeau de la démocratie. Elle pouvait prétendre que les manifestations étaient dangereuses pour l’ordre démocratique et justifier la répression politique (5) ; en même temps, elle pouvait en faire l’éloge et les englober dans cet ordre – tout en considérant le mouvement de juin comme une exigence de « plus de droits et de démocratie », elle masquait l’aspect concret et contestataire de ces manifestations. La lutte contre les 20 centimes d’augmentation ne touche pas seulement un aspect essentiel des conditions matérielles de la vie en ville, mais il souligne les limites des canaux de participation que le gouvernement a développés et perfectionnés ces dernières années. La violence ayant envahi les rues, le discours démocratique est désormais incongru.

Cela devient évident lorsque nous remarquons que tout ce que cette obstination à défendre la règle de droit nous a rapporté est le droit de perdre des droits. Et les opérations pour « la loi et l’ordre » ne tarderaient pas à se retourner contre ce même gouvernement qui avait voté ces lois anti-terroristes (6).

Depuis que la gauche s’identifie à l’ordre, la contestation est passée dans le camp opposé. C’est la droite qui a fait descendre les masses dans la rue pour faire tomber une administration (les symboles et les pratiques courants de juin 2013 sont inversés, transfigurés – par exemple MPL devenant MBL (7). Elle n’a pas perdu son temps à « défendre la démocratie » : pour atteindre ses buts politiques, elle savait utiliser les institutions et s’occuper tactiquement de ses limites (8). En coordonnant les manœuvres au sein du gouvernement – au Parlement, dans l’appareil judiciaire et même dans l’armée – en mobilisant la rue, elle s’est hissée au pouvoir en l’encerclant par le bas et par le haut, dans un « mouvement de pince » (9) semblable à celui qu’avait tenté la gauche. Comme l’a dit Paulo Arantes, « ce nouveau mouvement de droite a relancé la politique en tant que lutte et non en tant que gestion » (10).

Lors des élections de 2018, Bolsonaro disputait la présidence à Haddad, le maire que nous affrontions à São Paulo en 2013. Comme l’a fait notre mouvement, le président élu attaque souvent l’imposture démocratique. Il est politiquement incorrect, il n’observe pas les convenances qu’adoptent les autres protagonistes du jeu politique. Avec une webcam depuis son domicile, il a fait des déclarations pour s’attaquer aux droits humains, à l’urne électronique et à la Constitution. En disant ce qui ne se dit pas, il tourne en dérision le consensus naissant depuis la re-démocratisation, expose sa base fictive et, précisément, mobilise la révolte contre elle. Ceux qui défendent le compromis qu’attaque Bolsonaro peuvent se rassurer en pensant que la dernière élection présidentielle était basée sur des mensonges (manipulation des utilisateurs de WhatsApp par l’industrie des infox) ; pourtant, il paraît plus correct de voir les choses autrement : dans l’ensemble, elle revendiquait ouvertement les vérités jusque-là dissimulées qui ont assuré au « capitaine » ce large soutien populaire. Mais à ce stade, la contestation de la violence sociale n’annonce pas une transformation – au contraire, elle ruine d’un coup toutes les espérances. Le cynisme a remplacé l’hypocrisie : le monde est injuste et va le rester, et il sera encore pire pour ceux qui se plaignent (11).

Pendant la campagne électorale, la gauche s’est exprimée contre la dictature. Mais le problème est qu’en pratique, elle « s’exprime contre la dictature pour défendre l’ordre actuel, ce qui est le meilleur moyen pour que les gens envisagent la possibilité de la dictature » (12). Lorsque les forces qui critiquaient jadis l’injustice sociale ont elles-mêmes commencé à administrer cette injustice, il s’est produit un court-circuit : le pouvoir de contestation est passé dans les mains de ceux qui faisaient étalage de violence et de souffrance et les assumaient cyniquement – non pour les contester, mais pour les ratifier. C’est ainsi que le fait de percevoir la vie quotidienne comme une torture peut se transformer justification de la torture : « Des gens qui font la queue dans les hôpitaux sans que l’on s’occupe d’eux, c’est de la torture ! Quatorze millions de chômeurs, c’est de la torture ! », déclarait un électeur de Bolsonaro juste après avoir voté dans le sud de São Paulo (13).

La droite canalise une insoumission paradoxale : elle conteste l’ordre actuel tout en s’en servant et en promettant de le durcir – ce qui nous rappelle la définition du fascisme de João Bernardo : une révolte au sein de l’ordre. S’il est aujourd’hui possible de parler d’un mouvement fasciste, cela ne pourrait pas être à cause des traits autoritaires de Bolsonaro ou de ses discours de haine, mais plutôt à cause tous les révoltés qui en sont le terreau nourricier.

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Si on la compare au fascisme classique, la révolte conservatrice en cours semble quelque peu dispersée. Cependant, dire qu’il ne s’agit pas d’un mouvement fasciste n’est pas plus rassurant. Après tout, le règne du PT a été très éloigné des expériences sociales-démocrates du début du xxe siècle.

Il est difficile de comparer la social-démocratie – qui, en échange d’une alliance avec le capital, proposait un programme de réformes structurelles et une extension des droits universels – aux administrations du PT qui se sont contentées d’associer l’expansion du marché et des politiques publiques concentrées sur des segments spécifiques de la société. D’une façon comme de l’autre, elles ont constitué une méthode efficace de gestion des conflits sociaux, en incorporant les organisations des travailleurs dans l’arsenal du gouvernement. La stratégie d’ « accumulation des forces » adoptée par la gauche brésilienne implique, en pratique, la transformation des mouvements de la base nés à la fin de la dictature en forces productives du nouveau compromis social.

Le projet de pacification, sans cesse amélioré par les administrations PT, représentait au contraire une guerre permanente (14) – pas seulement visible dans le taux croissant d’évictions, d’incarcération, de meurtres, de torture et de mortalité aux mains de la police, mais également dans les relations de travail. Accompagnant les moyens de répression, le moteur de notre économie « émergente » fut un véritable « état d’urgence économique » (15), dans lequel les calamités sociales ­justifieraient les politiques imposées par ­l’urgence. Sous prétexte d’« élargir l’éventail des droits », on a répandu de nom­breuses formes de sous-emplois, assortis de routines épuisantes et de revenus incertains, connus sous le nom vulgaire de « trabalhos de merda » (des « jobs de merde ») ou « vagas arrombadas » (des « postes vacants merdiques ») (16).

L’avenir que promettaient les programmes qui accordent l’accès au micro-crédit, à la propriété de son logement ou à l’éducation supérieure, ou celui que promettait l’augmentation du taux d’emploi (formel et informel), s’est évaporé dans un présent toujours recommencé de journées de travail doubles, d’endettement, de concurrence, d’insécurité, de fatigue dans les files d’attente, d’humiliation dans des bus bondés, de dépression et d’épuisement mental. L’euphorie des gouvernements Lula et Dilma s’est payée, dans l’ensemble, par une mobilisation totale pour la survie, qui s’est traduite par plus de temps consacré au travail.

Grâce à toutes sortes d’instruments, ce régime managérial a densifié le réseau capitaliste et approfondi le processus de prolétarisation au Brésil dans divers groupes et régions du pays. Les prétendues « politiques d’inclusion », tout comme le processus vertigineux d’« inclusion numérique » qui a atteint les masses jusque-là non connectées, ou même les projets d’infrastructure qui ont ouvert de nouvelles voies pour la circulation du capital, y compris des populations et des territoires dans des circuits d’exploration de plus en plus acharnée et qui ont ainsi mis à sa disposition de quoi nourrir les feux de l’accumulation flexible. Le tout avec une cote de popularité élevée !

Les événements de 2013 ont mis fin à l’ambiance paisible générée par cet enthousiasme. La vague de manifestations qui a secoué les villes a ramené la guerre, signe que ce modèle d’administration du conflit social qui avait réussi jusque-là était en crise. La révocation de l’augmentation de 20 centimes ne suffit pas à régler le problème : il fut impossible de dissiper cette animosité populaire et de reconstituer la formule magique du consensus. Les tentatives de ramener l’harmonie – les « cinq pactes en faveur du Brésil », par exemple, que Dilma présenta à la télévision dès la fin de la période de manifestations – demeurèrent vaines. Ainsi, la continuité de la pacification armée dépendrait d’un nouveau compromis.

Appelés à la rescousse pour « neutraliser les forces d’opposition » apparues en juin 2013, les agents de l’ordre, qui accumulaient leurs savoir-faire en Haïti et dans les favelas de Rio de Janeiro depuis des années, ne quittèrent pas les lieux. Il est clair aujourd’hui que ces moyens ce répression n’étaient pas réservés à ces événements. Les tactiques de guerre – ainsi que ceux qui les mettent en œuvre – jouent de toute évidence un rôle central dans la nouvelle stratégie de gestion qui a émergé face à la menace de chaos social apparue en 2013.

Dans ce nouveau compromis, « Jair Bolsonaro est un nom faux », mais il est puissant, précisément parce qu’il a su allier cette escalade répressive avec l’insoumission sociale mise en branle en 2013. Deux voies convergent en lui :

« D’abord, le maintien de la loi et de l’ordre, la promesse de sécuriser l’empire et d’éliminer violemment tous les frémissements de l’opposition. Ensuite, il y a la voie de l’illusion que propose la disruption et l’extase de la révolte : ‘tout va changer, tout sera comme autrefois” ou bien “il faut changer ça” (17). »

Les manifestations ont propagé la révolte contre l’ordre établi, et pour le restaurer il faudrait mobiliser ce sentiment. Dans ce processus de récupération, les forces de répression ne sont pas seules à se mettre en branle : la propre force contestataire des travailleurs s’est retournée contre eux. La perspective de restauration de la paix, déjà compromise politiquement, se heurte aussi désormais à des obstacles économiques – la crise compromet l’efficacité des programmes sociaux et des mécanismes de participation populaires. C’est alors que la fonction de l’animosité sociale commence à apparaître : puisqu’il n’y a plus d’argent, laissons-les s’entretuer pour les miettes. L’affrontement et la révolte cessent d’être une menace pour l’ordre établi et deviennent une nouvelle sorte de discipline.

Lorsqu’en 2015 et 2016, la nouvelle droite paradait sur l’avenue Paulista, la sociologue Silvia Viana (18) a fait remarquer que l’on peut relier la magnitude de cette indignation contre la corruption au ressenti de la classe ouvrière. Elle se demandait ce que la haine « verte et jaune » pouvait trouver de commun entre des cibles aussi différentes que les corrompus, les bénéficiaires des quotas raciaux, les mouvements pour l’accès au logement, les cambrioleurs, les mendiants et les titulaires d’une bourse d’études ? Ils resquillent. Dans l’arène où tous sont censés se battre pour eux-mêmes, ils profitent des raccourcis et des protections que procure la lutte pour la survie, ils font appel à des avantages qui faussent la ­concurrence.

Dans un contexte d’épuisement de l’économie, cette nouvelle droite a fourni sa forme politique à l’intensification de la concurrence entre les travailleurs. En assumant sans retenue la « loi de la jungle », elle élabore le projet qui convient au niveau de sauvagerie en gestation dans le monde du travail depuis plusieurs décennies. La survie dépend de la résilience et de la volonté individuelle, et toute aide extérieure est considérée comme une « victimisation ». La popularité de la libéralisation du port d’arme ne devrait pas nous surprendre : c’est une bonne occasion de descendre la concurrence – le type qui vous a fait une queue de poisson, celui qui vous a joué un sale tour au travail, celui qui a pris votre place à l’université. Existe-t-il un meilleur candidat que le « capitaine » dans la guerre de tous contre tous ?

Mais « Jair Bolsonaro est un faux nom » précisément parce que ce phénomène n’est pas spécifique à la droite : la concurrence entre travailleurs s’intensifie dans tout le spectre politique, avec des couleurs différentes, voire apparemment opposées. Par exemple, ces deux lynchages virtuels qui opèrent avec des manières très semblables : l’un encouragé par des groupes conservateurs contre de prétendus professeurs « communistes », et l’autre, l’ « escrache » (19), qui s’est renforcé ces dernières années en tant que pratique féministe. Outre que cela permet de ruiner la réputation de celui qu’on dénonce, les deux ont en commun de viser à priver leur cible de son travail, ce qui se produit fréquemment. Dans ce contexte social concurrentiel, l’identité se présente comme un moyen de trancher le différend. Voir les choses sous cet angle permet à la fois de comprendre l’apparition de stratégies de marketing telles l’« afro-entreprenariat », et le développement récent d’un fraction du mouvement noir qui abandonne le principe d’autodéclaration et exige la création de « comités d’évaluation de la conformité raciale » et de « critères phénotypiques » afin de poursuivre en justice et d’exclure les collègues qui bénéficiaient des quotas raciaux pour les appels d’offre publics ou pour les examens d’entrée à l’université (20).

Ce sont surtout les politiques sociales ciblées qui ont encouragé les mouvements politiques identitaires actuels (tous les quotas, les lois d’incitation à la culture, les administrations dédiées aux minorités, etc.), mais l’un n’entraîne pas forcément l’autre. L’orientation punitive, autoritaire et excluante de ces mouvements révèle leurs tendances bellicistes et leur rejet de la coexistence tolérante et des espoirs d’intégration qu’entretenait la politique du consensus. En accélérant la désagrégation de la société, l’approfondissement de la crise a réduit les possibilités d’administrer le conflit. En même temps, il a accentué le fait que la politique en est réduite à ne traiter que ce qui est urgent et immédiat. À gauche comme à droite, ces tout nouveaux acteurs sociaux partagent une propension à la confrontation stérile et l’absence d’un projet de transformation de la réalité sociale.

À mesure que la politique ressemble de plus en plus à la guerre ouverte, les techniques de médiation sociale élaborées au cours des dernières années commencent à paraître obsolètes. Malgré tous les efforts entrepris pour prouver qu’ils étaient capables de gérer une période de récession par le biais de mesures d’austérité, les dirigeants du PT ont fini par devenir la cible du mouvement destructeur de la crise elle-même. La vague de destruction qui s’est abattue, non seulement sur les principaux acteurs du compromis politique de la période de re-démocratisation et leur appareil de gouvernement, mais aussi sur certaines des plus grandes entreprises brésiliennes, doit se comprendre dans le cadre de l’ « destruction massive de forces productives » (21), mouvement typique des crises capitalistes, qui revient toujours et s’accompagne d’un accroissement de l’exploitation. La destruction de forces productives, souvent par le biais de la guerre, a toujours représenté une issue de secours pour le capital.

3

De ce côté-ci de la lutte de classe, les voies connues ne nous ont conduits qu’à des impasses.

Au cours des bonnes années des administrations de gauche, la croissance économique s’accompagnait de l’intégration des mouvements populaires dans le régime capitaliste, dans un mécanisme complexe de participation et de pacification qui limiterait efficacement la portée de toute contestation. Dans ce contexte, l’irruption des révoltes des jeunes travailleurs paralysant les villes, affrontant la police et forçant des gouvernements dirigés par des partis politiques différents à diminuer les tarifs des transports publics, était quelque peu inhabituelle. Survenant à intervalles irréguliers dans tout le pays depuis la « Revolta do Buzú » (quelque chose comme « révolte des bus ») – qui a déjà secoué le Salvador en 2003, première année de la présidence Lula – ces insurrections dénotent des ruptures dans la « paralysie monotone » de l’époque :

« Pour les petits groupes à gauche et à la marge du gouvernement, laisser libre cours au désordre de la révolte représentait la possibilité d’affronter l’énorme structure de gestion de la lutte de classe. L’explosion politique violente dans la rue rejette les mécanismes de participation et réagit à la répression armée (…) la révolte apparaît précisément comme critique destructrice, la négation d’un consensus paralysant (22). »

Ce n’est qu’en rompant le consensus que le conflit social pourrait surmonter les limites étroites de la routine administrée et éclater ouvertement en tant que lutte de classe. Vu sous cet angle, la contestation n’était possible que dans des mouvements comportant des caractères disruptifs et qui, en mettant la guerre en avant, faisaient en pratique la critique de la pacification. Outre les révoltes concernant les transports publics, cela s’est manifesté dans les grèves sauvages dans les méga projets de construction du PAC « programme d’accélération et de croissance »), dans le front d’expansion du capitalisme national (« pas une grève, le terrorisme  », a expliqué un travailleur de Jirau) (23), dans la dissidence des sans-terre qui, en dépit du « mouvement des travailleurs sans terres » MST, ont occupé l’ « institut Lula » (« Lula institute ») (24), dans la vague d’occupations urbaines spontanées dans tous les faubourgs de São Paulo sous l’administration municipale d’Haddad (25) ; dans l’accroissement vertigineux du taux de grèves depuis 2012 – atteignant, entre 2013 et 2016, le plus grand nombre jamais enregistré – et dans l’insoumission croissante de ces grévistes vis-à-vis de leurs syndicats (26) ; et enfin, le rejet collectif des mesures d’austérité par les lycéens, le rejet des mesures de médiation des conflits par les syndicats étudiants et l’occupation de leurs écoles qui ont obligé le gouvernement à reculer.

Mais à mesure que les fêlures du consensus deviennent des brèches, le sens et l’orientation de ces luttes sont néanmoins détournées, et elles perdent leur pouvoir de contestation. Les conflits font partie de l’agenda social et la révolte se normalise jusqu’à devenir un simple outil dans le nouveau compromis politique. En même temps, notre pari sur la rupture du consensus se vide, faisant perdre leur sens aux formules qui en sont issues. Depuis lors, la violence sociale qui s’avance dénote le chaos et la concurrence plutôt qu’autre chose. Car c’est cela, après tout, qui sous-tendait les structures de la pacification : la désintégration du tissu social et l’absence de perspective pour l’action collective.

Des voix innombrables se sont élevées contre les destructions héritées de 2013, défendant toutes la nécessité de reprendre le travail de terrain. On expliquerait le manque d’envergure de la révolte par ­l’absence de grandes organisations structurées sur les lieux de travail, dans les quartiers et sur les lieux d’études. Mais elles existaient, ces organisations ! Et elles faisaient partie de la machinerie gouvernementale contre laquelle s’insurgeaient ceux qui protestaient : on pouvait trouver l’adresse du parti de gauche chargé de l’administration fédérale dans les annuaires des 5 570 villes du Brésil  ; les deux centrales syndicales les plus importantes soutenaient le gouvernement  ; le plus grand mouvement du monde de travailleurs ruraux sans terre et un certain nombre de mouvements pour le logement devinrent les agents des programmes sociaux et des agences de création d’entreprises ; une masse équivoque d’associations populaires, d’ONG, de collectifs culturels et de groupes suburbains devaient leur survie à des systèmes de financement basés sur des formes d’appels d’offre ouverts, de types différents et qui n’accordaient pas les mêmes sommes d’argent (27). Tous étaient reliés à une myriade de registres, de bases de données et de réseaux conçus par toutes sortes d’organismes privés ou d’État – y compris, bien sûr, les institutions de la police (28).

Il ne s’agit pas d’une dérive : « Au niveau de la base, il ne pouvait rester que des contingents réifiés de travailleurs, dûment enregistrés et représentés – traités comme une monnaie d’échange par les bureaucraties (29) [traduction du site libcom]. » Conscient de l’existence de cette dynamique dans les années 1990, un leader sans terre en fit la synthèse suivante : « Les gens dans les manifs, de l’argent qui rapporte. ». L’organisation d’une base sociale signifie bien une « gestion des populations. Ces mouvements n’ont pas abandonné l’“organisation de terrain”, mais ils en ont tiré toutes les conséquences, en s’adaptant à la technique managériale. »

« Sans cette base, la gestion serait impossible (…) C’est pourquoi, en tant que soutien économique, les concessions matérielles garantissent le fonctionnement et la sclérose des mouvements sociaux, leur transformation en armes d’État, chargées de répertorier la base sociale et de gérer les maigres ressources des politiques publiques. C’est ce qui en fait des organismes accomplissant des tâches essentielles pour la réussite de la contre-révolution permanente sous sa forme populaire-démocratique (30). »

Vu sous cet angle, en préconisant d’«  or­ganiser la mégapole » en 2013, la gauche semblait tenter assez comiquement de réécrire l’histoire, comme s’il était possible de recouvrer la pureté de l’organisation communautaire des années 1970 et 1980, disparue depuis longtemps. D’autre part, c’était une façon d’éluder le problème que posait la rue en 2013 : anonyme et explosive, cette révolte exprimait celle d’un prolétariat urbain dont la force de travail se forme en lien avec les politiques publiques les plus diverses, avec les technologies de l’information, et employée dans des conditions précaires et hautement instables (dans ce sens, il n’est pas fortuit que les transports soient au centre de leurs exigences).

Mais aujourd’hui, la révolte semble n’exister qu’en s’associant à l’ordre établi. Lorsqu’un mouvement décentralisé des chauffeurs routiers paralysa l’économie brésilienne à la mi-2018, en bloquant toutes les routes du pays, les intérêts et l’organisation des travailleurs semblaient indissociables de ceux des entreprises. Cette rébellion qui a failli ruiner le pays avait le renforcement de l’ordre pour horizon et réclamait une « intervention militaire ». Le blocage des chauffeurs routiers s’était acquis un important soutien populaire et avait influencé certains secteurs des travailleurs urbains (des livreurs à motocyclette aux enseignants) (31), et scellé le sort du « grand accord national » (32) tenté par le gouvernement Temer – tentative déjà moins ambitieuse de garantir la survie du vieux compromis politique autour d’un programme d’austérité. Finalement, la victoire de Bolsonaro fait le lien entre 2013 et 2018 : la révolte s’adapte à l’ordre.

« Face à cet isolement et à cette impuissance, tout ce qu’a fait la gauche est de créer dans différents endroits de larges fronts démocratiques et antifascistes, sous des formes différentes, afin d’affirmer les valeurs de la gauche contre la montée des valeurs de l’extrême-droite – le rouge et le noir ou le bariolé contre le vert et jaune du drapeau national brésilien. Les valeurs de la démocratie contre celles de la dictature. (…) Ces positions ne sortent pas de leur champ discursif et abstrait : que signifie aujourd’hui lutter contre le fascisme avec des fusils  ? Qui sont les fascistes, nos collègues qui ont voté pour Bolsonaro ? (33). »

Ce nouveau scénario rend la formulation d’un point de vue critique difficile. D’une part, on a l’exigence de réhabiliter le vieux compromis démocratique de pacification, dont les forces sont de moins en moins productives – ce qui est précisément la raison pour laquelle c’est une exigence impuissante, qui tend à se contenter de défendre des symboles. D’autre part, simplement insister sur la révolte perd son pouvoir de contestation car, après tout, c’est désormais le régime lui-même qui reprend ouvertement la violence sociale à son compte : coincée entre ces deux formes de défense de l’ordre, quelle voie la lutte de classe doit-elle suivre?

NOTES

Texte original : “Olha como a coisa virou” (5 juin 2019).

Nous avons traduit à partir de la version anglaise : « Brazil : “How things have (and haven’t) changed” ».

(1) Signifie à peu près « Vous pouvez pacifier, mais la réaction sera triste », tiré de O Crime é o Crime, du rappeur MC Vitinho (2011).

(2) Discours de l’ancien président à l’occasion de « la loi pour la reconstruction de l’État démocratique » prononcé dans une salle de la Faculté de Droit de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro UFRJ) le 11 août 2017.

(3) Nous parlons ici de « révolte » car c’est le terme qu’utilisaient les militants actifs dans les insurrections urbaines contre les tarifs des transports publics qui ont éclaté dans le pays entre 2003 et 2013. Par ailleurs, nous tenons également compte de l’interprétation que fait de ce terme João Bernardo, pour « révolte signifie agitation sous le drapeau de la place commune. Exactement le contraire de la révolution qui est la liquidation de la place commune » (Revolta/revolução, Passa Palavra, juillet 2013) – Distinction qui contribue en outre à l’analyse des limites de ces luttes.

(4) « La seule “exigence du mouvement” (…) n’en était pas une, puisqu’elle n’autorisait aucune sorte d’organisation, de dialogue. Elle était surtout entièrement négative et n’était que le refus de continuer à être gouvernés de cette manière. » Cette description des manifestations contre la nouvelle loi-travail française en 2016 faite par le Comité invisible semble très familière. (Comité ­invisivel, Motim e destituição agora, Sao Paulo, n-1, 2017).

(5) Souvenons-nous, par exemple, de cet épisode au cours duquel l’intellectuelle Marilena Chaul, soutien du PT, a déclaré dans une conversation avec la police militaire de Rio que les Black Blocs étaient d’inspiration fasciste. Voir : « Black blocs » agem com inspiração fascista, diz filosofa a PMs do Rio” (Folha de São Paulo, août 2013).

(6) En retraçant l’escalade répressive au cours de la longue période de séquelles qui a succédé au mois de juin à Rio de Janeiro, entre 2013 et 2014, le film Operações de Garantia da Lei e da Ordem (« opérations pour la loi et l’ordre », de ulia Murat, 2017) attire l’attention sur la continuité qui existe entre le discours de Dilma [Roussef (Parti des travailleurs), présidente du Brésil de 2011 à 2016, destituée en 2016] face aux manifestations et au discours d’inauguration de Temer [président (centriste) du Brésil de 2016 à 2018] : la défense de l’ordre.

(7) MPL : mouvement pour la gratuité des transports ; MBL : mouvement pour un Brésil libre.

(8) D’un côté, nous avons assisté à la scène au cours de laquelle Lula, tout en sachant que sa condamnation n’était qu’une manœuvre politique, a accepté d’aller en prison en réaffirmant sa confiance dans les normes démocratiques : « si je ne croyais pas dans la Justice, je n’aurais pas créé un parti politique, j’aurais proposé à ce pays de faire la révolution. » De l’autre, nous voyons que le sommet de campagne de Bolsonaro qui, tout en sachant que les élections étaient déjà gagnées, ne cessait de contester la légitimité des votes et d’affirmer que la victoire de leur opposant ne pouvait avoir lieu que grâce à la fraude. Eduardo Bolsonaro, fils du président élu, s’est même permis de se moquer de la Cour suprême en déclarant qu’il suffirait d’un « caporal et d’un soldat » pour mettre fin à ses activités.

(9) Expression courante dans les milieux militants qui désigne la stratégie prévue par le prétendu milieu « démocratique et populaire » depuis les années 1980. Comme avec une pince, la prise de pouvoir exigerait un double mouvement : par en-haut, l’occupation progressive des espaces institutionnels ; par le bas, une mobilisation de masse, dirigée par des organisations populaires, les mouvements sociaux et les syndicats.

(10) « Ce qui s’est exprimé pour la première fois dans les élections, » a récemment déclaré Paulo Arantes dans un entretien à l’hebdomadaire Brasil de Fato, « ne consistait pas uniquement à inventer ou à gérer des politiques publiques classiques, mais il s’agissait de prendre le pouvoir dans un mouvement de confrontation politique. » (Abriu-se a porteira da absoluta ingovernabilidade no Brasil, diz Paulo Arantes, Brasil de Fato, 13 novembre 2018).

(11) Dans son analyse de la nomination récente du ministre des Affaires étrangères de l’administration ­Bolsonaro, Jan Cenek (dans Trump, o Occidente, o chanceler, o ex-prefeito, o romance e a crise, décembre 2018) en arrive aux mêmes conclusions : « Le programme de l’extrême-droite va au-delà du réformisme sourd et muet parce qu’il revendique ouvertement et défend ce que l’autre disait ne pas vouloir faire tout en continuant à le faire. Puisque le capitalisme est toujours là, la répression est inévitable à une différence près : l’extrême-droite défend la militarisation et la violence alors que le réformisme sourd muet tient des discours qui les condamnent et se proclame démocratique (mais ceux qui étaient dans la rue en juin 2013 savent bien ce que Haddad a fait cet automne-là).

(12) Emiliano Augusto, A paixão é um excelente tempero para ação, mas uma péssima lente para a analise («  La passion est excellente pour pimenter l’action, mais c’est un très mauvais accessoire d’analyse » Facebook, octobre 2018.

(13) Carolina Catini et Renan Oliveira, Depois do fim (Passa Palavra, novembre 2018).

(14) Par fascisme, on entend un phénomène qui n’est pas un simple synonyme d’autoritarisme exacerbé, contrairement à ce qu’en a fait la gauche.

(15) C’est l’expression qu’emploie Leda Paulani dans « Capitalismo financeiro, estado de emergência econômico e hegemonia às avessas » (dans Francisco de Oliveira, Ruy Braga et Cibele Rizek (orgs.). Hegemonia às avessas, São Paulo, Boitempo, 2010.

(16) Ce terme est devenu populaire à partir d’une page Facebook.

(17) 2018, Sequestro da revolta!

(18) Discours de Silvia Viana pendant le séminaire « Alarme de Incêndio : cultura e politica na época das expectativas decrescentes » (5 mars 2016).

(19) Définition selon linguee.fr : « l’“escrache” est le nom donné dans les pays hispanophones à un certain type de manifestation publique où des activistes vont sur le lieu de travail ou de domicile de ceux qu’ils veulent dénoncer publiquement. » Bien que l’« escrache » ait pris naissance à gauche et se réfère aux luttes consécutives aux disparitions politiques en Argentine, ces dernières années, c’est dans le contexte des politiques identitaires qu’il a pris sa forme la plus aboutie. Pour un récit plus dynamique de ces actions, voir Dokonal, Sobre escrachos, extrema-esquerda e suas próprias novelas : o conto que pensei em escrever (Passa Palavra, juillet 2014).

(20) Voir A caça aos ‘falsos cotistas’ : austeridade, identitade e concorrência (Passa Palavra, août 2017).

(21) « Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses qu’il crée. – Comment la bourgeoi sie surmonte-t-elle ces crises ? D’un côté, en imposant la destruction massive de forces productives ; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens marchés.» Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, Librio, p.34.

(22) Caio Martins et Leonardo Cordeiro, Revolta popular : o limite da tática (Passa Palavra, mai 2014. Et la version anglaise, Popular Revolt and its limits).

(23) Il s’agit du commentaire d’un ouvrier qui enregistrait sur son smartphone les images de l’incendie des logements des travailleurs. Les conséquences de la construction de Jirau, l’insurrection ouvrière et le lien entre les centrales syndicales et le gouvernement pour réprimer le mouvement sont décrits dans le documentaire Jaci : sete pecados de uma obra amazônica (Caio Cavechini, 2015). Voir aussi les comptes rendus d’arrêts de travail, d’assassinats, de tortures et des prisons sur les sites de construction qu’a rassemblés au cours des années la Liga Operária, un syndicat d’influence marxiste de la région.

(24) La trajectoire de résistance suivie par les résidents de la colonie rurale de Milton Santos, que la « révision d’une réforme agraire » sous l’administration Dilma mettait en danger, a été abondamment couverte par Passa Palavra).

(25) Début août 2013, Passa Palavra a raconté un « printemps réduit au silence » : dans la seule région de Grajaú, « environ vingt terrains ont été spontanément occupés par des familles qui ne peuvent plus payer leur loyer (…). Il est pour le moins curieux que, suite à l’agitation politique que nous nommons “événements de juin”, un processus de lutte directe a été élaboré par les plus pauvres de la mégapole et que même les organes de presse de la gauche ne lui ont pas accordé l’attention qu’il mérite. (Ocupações do Grajaú protestam pro moradia no centro de São Paulo, Passa Palavra, août 2013).

(26) Le « Bilan social » annuel du Dieese (département intersyndical de statistiques et études socio-économiques), publié sur dieese.org.br, fait état d’un total de 2 050 grèves enregistrées au Brésil au cours de l’année 2013, passant à 2 093 en 2015 (jusqu’à présent, aucun rapport sur les grèves de 2014-2015 n’a été publié). Mais, comme l’a fait remarquer Leo Vinicius, l’analyse de cette période devrait tenir compte des « grèves et actions sur les lieux de travail hors des structures syndicales, qui ne sont pas inclues dans ces statistiques. Il est probable que de nombreuses actions autonomes de travailleurs syndiqués aient eu lieu sans que nous en soyons informés ». (Bem além do mito « Junho de 2013 », Passa Palavra, juillet 2018).

(27) Pour une description de ce scénario, voir Estado e movimentos sociais (Passa Palavra, février 2012).

(28) Le cas de GEO-PR (« système géoréférencé de surveillance et de soutien des décisions de la présidence ») est emblématique. Créé par l’administration Lula en 2005 sous prétexte de protéger les communautés quilombola [communautés créées dès le XVIIe siècle par des esclaves en fuite, mais aussi des Indiens et des Blancs (déserteurs ou paysans sans terre)], les terres indigènes et les colonies rurales. « Abreuvé pendant plus de dix ans de données sur les mouvements sociaux, telles les “manifestations”, les“grèves, les “mobilisations”, les “problèmes de financement”, “les questions indigènes”, les “actions des ONG ” et les “quilombolas”, il a donné naissance à un “puissant outil de surveillance des mouvements sociaux”, le plus important à ce jour » (Lucas Figueiredo, O grande irmão : Abin tem megabanco de dados sobre movimentos sociais, The Intercept, décembre 2016.

(29) Voir Revolta popular: o limite da tática (article cit. note 22).

(30) Pablo Polese, A esquerda mal educada, juillet 2016.

(31) Sur les répercussions des blocages des chauffeurs routiers sur les travailleurs sur applications, les livreursà motocyclette, les chauffeurs de bus scolaires et d’autres catégories urbaines, voir Gabriel Silva A greve dos caminhoneiros e a constante pasmaceira da extrema esquerda (Passa Palavra, mai 2018).

(32) « Michel [Temer] forme un gouvernement d’union nationale, promeut un grand accord, protège Lula, protège tout le monde. Le calme revient dans le pays, personne ne peut plus supporter ça », dit Sérgio Machado, ancien président de Transpetro, au cours d’une conversation, célèbre au Brésil, avec Romero Jucá, ministre de la Planification du gouvernement Dilma, juste avant le vote qui décida de la destitution de Dilma (ce dialogue a été enregistré et a fuité dans la presse en mai 2016, la transcription est disponible ici)

(33) Um outro João, Breve comentário sobre as frentes democráticas e antifascistas contra Bolsonaro (Passa Palavra, dez., 2018).

Cette version a été publiée sur le site “Echanges et Mouvement”.

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