L’assassinat de Samuel Paty ne peut être lié exclusivement à l’oppression à laquelle sont soumis les musulmans en Occident, ou aux violences symboliques qu’ils subissent dans leur vie quotidienne, que si on éloigne complètement cet assassinat d’un contexte plus large.

Le meurtre de Samuel Paty contient certainement ces éléments, mais si le fait n’est traité que dans le cadre d’un conflit entre une «laïcité eurocentrique» et un «islam opprimé», il devient impossible de comprendre comment cet assassinat résulte également des conditions idéologiques et matérielles créées par un camp politico-idéologique fasciste qui construit un «État totalitaire miniature[1]» fondé sur le culte de la personnalité du dirigeant d’une classe de capitalistes d’État. En utilisant la violence, les menaces, les humiliations publiques et divers autres instruments répressifs, cette classe condamne plus d’un million de musulmans tchétchènes à une vie de pauvreté, de surexploitation et d’oppression politique absolue – conditions idéales pour l’épanouissement du fondamentalisme islamique et du messianisme djihadiste, expressions tchétchènes d’un conservatisme et d’un obscurantisme que la gauche voulait encore combattre dans un passé pas trop lointain. Sans cette base préalable, les conditions pour que la famille d’A.A. Anzorov émigre de Tchétchénie, et pour qu’il se rapproche du djihadisme et assassine Samuel Paty en se proclamant «martyr», n’auraient certainement pas été réunies.

Il serait bon que, lorsqu’ils traitent des «identités», des «traditions» et des oppressions qui leur sont associées, certains secteurs de la gauche se livrent au même exercice que nous avons tenté de faire dans cet article, c’est-à-dire d’enquêter sur l’origine des «identités» et des «traditions» présumées, le contexte dans lequel elles apparaissent, leur utilisation par les classes capitalistes et leur impact sur les travailleurs, où qu’ils soient. Sans cet exercice, sans une caractérisation précise de l’articulation entre les oppressions quotidiennes et l’exploitation capitaliste, la lutte contre les oppressions devient un piège. Et il ne faut alors pas s’étonner si la gauche converge avec les capitalistes qui bénéficient de ces

«identités» et de ces «traditions, et avec l’extrême droite qui prétend parler au nom des opprimés pour prendre le pouvoir à la première occasion. Cette convergence entre la gauche et la droite porte un nom que nous connaissons bien : le fascisme.

1

Le 16 octobre 2020, à Conflans-Sainte-Honorine (à 30 kilomètres de Paris), un professeur d’histoire- géographie de 47 ans, Samuel Paty, a pressé le pas en quittant son collège. Au début du mois d’octobre, lorsque le procès des personnes accusées de l’attaque contre Charlie Hebdo a ravivé l’attention de l’opinion publique, Paty a abordé la question en classe pour discuter de la liberté d’expression, comme il le faisait chaque année depuis 2015, en respectant à chaque fois les mêmes précautions : il a demandé aux élèves musulmans qui pourraient se sentir offensés de quitter la salle de classe s’ils le souhaitaient, et a présenté des dessins de l’hebdomadaire pendant la classe pour mieux expliquer l’affaire. Une collégienne musulmane s’est ensuite plainte à son père, Brahim Chnina, qui a publié sur YouTube une vidéo alléguant que Paty, qu’il a qualifiée de «voyou», avait montré «une photo d’un homme nu» qui serait le «prophète Mahomet». Dans la vidéo, Chnina a donné le nom complet de Paty et l’adresse de l’école où ce dernier travaillait. D’autres parents d’élèves se sont mobilisés, et ensemble, ils ont exigé la démission de Paty. La question a rapidement été intégrée par des groupes musulmans fondamentalistes basés en France, et un climat de fatwa, d’anathème et de persécution contre Samuel Paty s’est rapidement installé dans ces milieux. Le collège a commencé à recevoir des menaces téléphoniques et le problème a fini par être porté devant la police. Paty vivait à proximité de l’école et avait l’habitude de se rendre à son travail à pied ; inquiet, il s’est mis à changer d’itinéraire chaque jour, par crainte de représailles.

Mais le 16 octobre, ces précautions n’ont pas suffi. Vers 17 heures, Paty a été abordé par A.A. Anzorov, un musulman tchétchène de 18 ans. Peu de temps auparavant, Anzorov avait demandé aux élèves de l’école des informations sur le professeur, notamment en leur offrant de l’argent pour l’identifier : l’un d’entre eux a accepté sa proposition et a identifié le professeur. Paty a été poignardé plusieurs fois par Anzorov, aux cris de Allahu Akhbar et est mort; puis le jeune homme a décapité le professeur, photographié la tête entre ses mains, et posté l’image sur Twitter. Quelques minutes plus tard, Anzorov a été localisé par la police, et, lors de son interpellation, il a tiré sur les flics avec un pistolet à billes. Ceux-ci ont riposté et l’ont tué. Sur son téléphone portable, la police a trouvé plus tard la photo du corps décapité de Samuel Paty et un texte assumant la responsabilité du meurtre.

L’assassinat de ce travailleur, de cet enseignant qui a commis le crime de vouloir enseigner la liberté d’expression à ses élèves, a relancé une discussion déjà familière sur les violences symboliques que subissent les peuples et les groupes opprimés, et ranimé une autre discussion classique sur le respect de la diversité culturelle et, surtout, des identités et des traditions des opprimés [2]. Dans le cadre de cette discussion, les violences symboliques attribuées à la société dans son ensemble finissent par expliquer l’exécution extrajudiciaire d’un individu. Dans cette tentative de rationaliser une politique irrationnelle, c’est l’irrationalisme qui récolte la mise.

Beaucoup de gens de gauche aujourd’hui ont oublié, ou peut-être ne l’ont-ils jamais su, que la critique des traditions, la critique culturelle, était, dans un passé pas trop lointain, un terrain de confrontation fondamental pour la gauche. Celle-ci ne combattait pas seulement l’exploitation économique et l’oppression politique. Elle luttait également contre le conservatisme et l’obscurantisme, qu’ils viennent des classes exploiteuses ou exploitées ; non seulement dans un pays, mais dans tous ; et au sein de chaque pays, dans toutes ses régions. Lutter contre l’oppression de l’État, l’exploitation capitaliste, le conservatisme et l’obscurantisme, tout cela faisait partie d’un même projet politique, et c’était même une nécessité : si ces trois dimensions – politique, économique et culturelle – n’étaient pas affrontées et finalement résolues, les êtres humains et l’histoire elle-même seraient condamnés à un cycle ininterrompu d’atrocités, dont les exploités et les opprimés avaient besoin de toute urgence de se libérer. La gauche a donc ressenti le besoin de forger un homme nouveau et de construire une société d’un genre nouveau, libérée du conservatisme, de l’obscurantisme, des hiérarchies, de l’exploitation et des distinctions sociales de toute sorte, capable de porter le progrès matériel préfiguré par le capitalisme à un niveau supérieur, où, à la fois, chaque individu et tous ensemble, dans le cadre d’une révolution sociale transcendant toutes les frontières, auraient à leur disposition les moyens matériels de développer pleinement leur potentiel.

Tout cela a apparemment été oublié par la gauche, ou est en grand danger de l’être. Beaucoup de militants de gauche aujourd’hui finissent par justifier la sauvagerie des gens qui sont les plus à droite, c’est-à-dire ceux qui s’efforcent de faire passer l’extrême droite d’hier pour un exemple de modération par rapport à celle d’aujourd’hui. Des individus, enfin, qui n’ont rien à offrir à l’humanité sinon ce cycle ininterrompu d’atrocités, pour défendre des identités et des traditions supposées sacrées, mais souvent inventées avec la même facilité que celle avec laquelle on invente les dieux, ou avec laquelle la nature des dieux est adaptée aux besoins des luttes sociales. Il est donc intéressant de voir comment ces secteurs de la gauche – qu’il faut désigner par leur nom : les identitaires de gauche – sont non seulement les champions des traditions du passé, mais aussi des inventions les plus récentes ; ils prétendent (ou ont ils essaient de prétendre) être les défenseurs de traditions intouchables, immunisées contre toute critique, bien qu’il s’agisse de traditions aussi, ou plus, oppressantes (en actes ou en puissance) que celles qui ont réussi à survivre au passage des siècles.

Cependant, il est intéressant d’examiner dans quel domaine politique se situent ces «identités» et ces valeurs «traditionnelles» et «sacrées» qui devraient être respectées et dont la critique constituerait une offense grave. La fraction djihadiste de l’islamisme fait partie d’un champ plus large de l’intégrisme islamique qui se répand dans le monde entier et qui profite de classes sociales dont les intérêts dépassent largement les questions religieuses et culturelles. Le cas du meurtre de Samuel Paty en est un bon exemple, car en Tchétchénie, pays d’où viennent A.A. Anzorov et sa famille, le fondamentalisme islamique est au service de la classe sociale qui bénéficie de l’accumulation capitaliste accélérée qui s’y produit. Nous ne nous intéressons pas à la nationalité des criminels, mais à leur appartenance à un camp politico-idéologique spécifique à l’intérieur de ce pays, ainsi qu’aux racines socio-économiques et aux effets concrets de cette situation sur cette formation sociale. En Tchétchénie, ce camp, qui vient des plus hauts cercles politiques, se projette bien au-delà des frontières tchétchènes et a également une base économique concrète, comme nous le verrons plus loin.

2

Avant d’assassiner Samuel Paty, A.A. Anzorov a eu une trajectoire influencée par différents aspects contradictoires du fondamentalisme islamique et du djihadisme. D’une part, sa demi-sœur aurait rejoint l’État islamique en Syrie. D’autre part, Anzorov, peu avant l’assassinat, aurait pris contact avec des membres de Hay’at Tahrir al-Sham, l’organisation qui a succédé à Jabhat al-Nusra, qui luttait contre les cellules de l’Etat islamique en Syrie. L’attrait exercé par l’intégrisme et le djihadisme islamiques sur certains membres de la famille d’Anzorov est cependant lié à un autre facteur : l’État tchétchène lui- même, d’où vient la famille d’Anzorov, est gouverné par un dictateur, Ramzan Kadyrov, qui a dépensé beaucoup d’énergie pour faire de la polémique française autour des publications de Charlie Hebdo une cause célèbre. En 2015, quelques jours après les attaques terroristes contre Charlie Hebdo, Kadyrov a rassemblé des centaines de milliers de Tchétchènes lors d’un rassemblement contre l’hebdomadaire satirique. Ce rassemblement a été le plus important jamais organisé dans la région, et il appelé les musulmans à se soulever contre ceux qui «allument délibérément la flamme de l’hostilité religieuse». En septembre 2020, lorsque Charlie Hebdo a republié les dessins, le gouvernement tchétchène s’est adressé aux réseaux sociaux pour demander que «le Tout-Puissant les punisse le plus rapidement possible pour leurs crimes», ce qui a déclenché une vague de discours de haine sur ces réseaux et a même motivé la dénonciation par un juriste islamique tchétchène d’«une attaque bien planifiée de l’Occident contre l’Islam».

La Tchétchénie a rejoint la Fédération de Russie pendant la seconde guerre de Tchétchénie, ce qui a constitué une double défaite pour le mouvement séparatiste tchétchène laïque, qui n’a pas réussi à obtenir l’indépendance et n’a pas pu neutraliser l’insurrection djihadiste [3], concentrée dans la région montagneuse du pays [4], dont le but était de créer un État islamique englobant toute la Ciscaucasie (le Caucase du Nord). Après avoir envahi le pays en 2000, les troupes russes de Vladimir Poutine ont porté au pouvoir un ex-séparatiste, Akhmad Kadyrov [5], pendant la guerre. Avec l’assassinat d’Akhmad Kadyrov par les jihadistes en 2004, Alu Alkhanov, ministre de l’intérieur et chef de la police de Khadyrov, a été temporairement élevé au rang de chef de l’État et du gouvernement, auquel a rapidement succédé Ramzan Kadyrov, fils d’Akhmad Kadyrov. La région a toujours été d’une grande importance économique et stratégique pour la Russie [6], puisqu’elle abrite la mer Caspienne, dont la richesse provient du commerce et de la pêche ; mais aussi, et surtout, le pipeline de Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, qui traverse le Daghestan et la Tchétchénie vers la mer Noire, déjà en territoire russe. Outre les intérêts économiques, la Russie doit maintenir un contrôle stratégique sur la région ; une démonstration de faiblesse conduirait à une réorientation de la politique étrangère dans ces pays, que ce soit au profit de l’Occident, de l’Iran ou de la Turquie, ce qui réduirait l’influence russe dans la région.

Ramzan Kadyrov était le commandant de la force de sécurité privée de son père, composée d’ex- séparatistes qui avaient bénéficié d’amnisties successives. Après la mort d’Akhmad Kadyrov, suite à un attentat à la bombe qui n’a toujours pas été élucidé, son fils, Ramzan Kadyrov a entamé son ascension fulgurante [7] avec la bénédiction de Poutine. Aujourd’hui, il est l’une des personnalités les plus puissantes de la Fédération de Russie – il est considéré comme le dirigeant officieux des 20 millions de musulmans du pays – et certainement le plus craint. Alors qu’il était à la tête de l’État tchétchène, Alkhanov détenait un pouvoir purement nominal, tandis que les forces de sécurité de Ramzan Kadyrov faisaient tout pour le saboter et que Kadyrov lui-même coordonnait un important programme de reconstruction des infrastructures du pays, grâce à des ressources financières fournies par le gouvernement fédéral russe – dont il détournait une partie pour son usage personnel, sous les yeux des autorités russes – ou extorquées à la population. Le jour de son trentième anniversaire en 2007, Ramzan Kadyrov a été nommé président de la Tchétchénie par Poutine, détrônant ainsi Alkhanov.

L’alliance entre Poutine et Kadyrov repose sur un certain nombre de facteurs. D’abord, Poutine lui a donné carte blanche [8] pour éliminer l’insurrection tchétchène et soumettre la population du pays par tous les moyens, et la presse hostile à Poutine décrit ainsi les méthodes de Kadyrov : «Réglez ça pour hier, ou que Dieu vous aide ,vous, votre femme et vos enfants.» Les subordonnés qui obtiennent des résultats, qui ne constituent pas une menace ou ne sont pas perçus comme dangereux, bénéficient de la loyauté de Kadyrov ; dans le cas contraire, ils reçoivent le même traitement que les opposants et sont contraints à l’exil – ce qui ne garantit pas toujours leur survie, comme nous le verrons – ou sont poussés directement dans la tombe. Pour garder l’insurrection djihadiste sous contrôle, mais sans pouvoir la faire disparaître [9], ou peut-être sans avoir l’intention de la faire réellement disparaître, Ramzan Kadyrov a créé un régime fondamentaliste très répressif, qui, selon la presse hostile à Poutine, promeut une «étrange synthèse [10]» sur le plan idéologique entre l’islam sunnite et certains éléments du soufisme tchétchène. Néanmoins, l’insurrection djihadiste, qui a diminué ses activités entre 2005 et 2006, a lancé des attaques majeures en 2008 et 2010, sans toutefois ébranler les relations avec la Russie, puisque Kadyrov a été réconduit à la présidence en 2011, cette fois par Medvedev, car Kadyrov rend d’autres «services».

Il a démontré son utilité, par exemple, lors de l’invasion russe de la Crimée, lorsqu’il a envoyé des troupes tchétchènes [11] dans le sud-est de l’Ukraine (tout en déclarant qu’elles n’y participaient pas, et qu’il s’agissait uniquement de «volontaires»), contribuant ainsi à la stratégie de Poutine visant à démembrer l’Ukraine. Ramzan Kadyrov aide aussi Poutine à dissimuler l’assassinat de dissidents russes à l’étranger : il est connu pour ses menaces contre les Tchétchènes de la diaspora qui ne «surveillent pas leur langue» ; il promet aussi de faire «quelque chose de bien» pour les «bons Tchétchènes» qui vivent à l’étranger et de faire «tout ce qui est nécessaire» contre les «mauvais Tchétchènes». Kadyrov a construit un réseau d’agents à l’étranger et l’utilise pour éliminer physiquement les dissidents tchétchènes, avec la complicité de Poutine [12], qui a ainsi à sa disposition quelqu’un à blâmer, alors qu’il est lui-même le cerveau de ces crimes. En plus d’éliminer les siens, Kadyrov encourage également la violence contre les nôtres, contre la gauche, par exemple lorsqu’à plusieurs reprises il a diabolisé Charlie Hebdo et justifié des actes terroristes contre cet hebdomadaire, comme nous l’avons vu plus haut.

Le pouvoir de Kadyrov est tel que les personnes accusées de la moindre critique à l’égard du gouvernement tchétchène doivent lui demander pardon [13], ainsi qu’au peuple tchétchène, non seulement en Tchétchénie, mais même en dehors de ce pays – comme à l’époque des anciennes punitions pour «lèse-majesté». Récemment, la télévision a montré des humiliations publiques [14] pour maintenir les Tchétchènes dans le droit chemin, comme lorsqu’une femme s’est plainte dans un post sur un réseau social que le gouvernement n’avait pas su aider les victimes d’un incendie : quelques heures plus tard, elle a dû se rétracter publiquement à la télévision alors qu’un présentateur détruisait sa réputation. Un nouvel outil répressif a donc été développé : la surveillance des réseaux sociaux combinée à la diffusion en direct de reportages qui détruisent la bonne réputation de certaines personnes. Les individus accusés d’entretenir des liens avec les rebelles ; ceux qui dénoncent les violences policières, les nombreux enlèvements qui ont lieu dans le pays ou la pauvreté qui contraste avec le mode de vie opulent de Kadyrov (il a gagné plus de 1,59 million d’euros [15] en 2019) ; ceux qui dénoncent des affaires de harcèlement sexuel, ou formulent la moindre plainte ou dénonciation sur les réseaux sociaux, sont identifiés par un service gouvernemental qui suit ces réseaux ; ou alors ils sont dénoncés par un vaste réseau d’informateurs, dont beaucoup de jeunes sans perspectives d’avenir. Dès qu’ils sont repérés, ceux qui ont exprimé des critiques sont obligés de rétracter publiquement, parfois devant Kadyrov lui-même.

En fait, en ce qui concerne la surveillance des réseaux sociaux [16], il est intéressant de noter que plusieurs des victimes de Kadyrov à l’étranger étaient des dissidents. Se croyant en sécurité en Europe, ils ont commencé à diffuser leurs critiques par le biais de réseaux sociaux ou de blogs. L’exemple tchétchène devrait logiquement servir d’avertissement et être une source d’inquiétude pour tous les militants de gauche qui sont surexposés sur les réseaux sociaux, ainsi que les blogueurs ou les influenceurs de gauche. La fascisation en cours au Brésil devrait renforcer parmi nous le souci de la prudence et de la sécurité numériques en général. Pour les identitaires de gauche, cependant, la lutte politique est en grande partie une lutte pour la visibilité, et ce combat génère une grande vulnérabilité.

Enfin, c’est dans ce contexte politico-idéologique que nous devons situer l’assassinat de Samuel Paty. L’influence de Kadyrov s’étend bien au-delà des frontières de la Tchétchénie. Elle propage l’intolérance et la haine contre la pensée critique ; la convergence entre le «kadyrovisme» et le djihadisme islamique est évidente, et s’il n’est pas possible d’affirmer directement qu’A.A. Anzorov a agi sous les ordres de l’État tchétchène, on peut dire que son djihadisme militant converge avec le «kadyrovisme», et que de nombreux «kadyrovistes» souhaitent suivre l’exemple d’Anzorov. Comme il fallait s’y attendre, de nombreux Tchétchènes vivant à l’étranger sont choqués ; ils ont exprimé leur honte face au meurtre de Samuel Paty et ont condamné ce crime avec réserve [17] – cette condamnation réservée est cependant un autre symptôme de l’époque actuelle, où les fascistes dominent les espaces publics, tandis que leurs opposants sont confinés dans la sphère privée, réduits au silence.

L’influence extérieure du «kadyrovisme» pourrait s’accroître, puisque le leader tchétchène a ses propres objectifs, distincts de ceux du gouvernement russe. Premièrement, il cherche à accroître son influence internationale au détriment de la Russie [18] ; deuxièmement, il a tenté de faire reconnaître l’indépendance de la Tchétchénie par la communauté internationale, au détriment de la pleine intégration dans la Fédération de Russie [19]. D’un côté, Kadyrov suggère que Poutine reste éternellement au pouvoir ; de l’autre, il se livre à des déclarations antirusses [20]. Tout indique que Kadyrov veut garder plusieurs solutions alternatives sur la table.

Poutine s’abstient peut-être de le contrer pour éviter une troisième guerre contre la Tchétchénie, ou alors il craint de renforcer l’insurrection djihadiste, ou de perdre un allié important, surtout maintenant qu’il voit son pouvoir menacé par divers conflits dans sa zone d’influence [21]. Poutine finit ainsi par renforcer un fondamentalisme qui est non seulement antidémocratique -ce qui l’indiffère – mais aussi antirusse. Ce sentiment antirusse est certainement alimenté par les deux guerres récentes et par une histoire de massacres et de déportations de la population tchétchène qui remonte à l’époque du tsarisme [22]. De nombreux Tchétchènes considèrent la Russie comme leur véritable ennemi [23]. D’autre part, tant qu’il existera une opposition armée en Tchétchénie même [24] – la force militaire de la Russie ne doit pas être méprisée, même si les Russes doivent s’inquiéter de leurs propres dissidents -, il y a des raisons de croire que Kadyrov aura tendance à agir avec prudence, à l’instar de Poutine.

3

Le camp politico-idéologique auquel nous avons fait référence ci-dessus ne concerne pas seulement un régime autoritaire qui sert et utilise l’impérialisme russe, mais aussi un processus extrêmement agressif et inégal d’accumulation capitaliste. Ce n’est donc pas pour rien que les anciens séparatistes tchétchènes sont devenus, en très peu de temps, des alliés plus ou moins fidèles de Poutine. Ces militants séparatistes sont devenus des gouvernants ; en tant que gérants d’un Etat, ils ont mis en place un régime de «capitalisme kleptocratique» dont ils bénéficient.

L’économie de la Tchétchénie se caractérise par un long processus d’accumulation originale, de prolétarisation de la population et d’exploitation de la plus-value absolue dans les processus de travail. 65% de la population vit à la campagne et le taux de chômage est élevé, passant de 32,6% en 2011 à 12,1% en 2015. Le salaire est parmi les plus bas de la Fédération de Russie : l’équivalent de 237 euros en Tchétchénie, contre 250 euros à Stavropol ; 313 euros au Tatarstan ; et 427 euros à Moscou. En outre, le pays importe plus qu’il n’exporte : en 2015, les exportations, principalement de matières premières utilisées dans la construction, se sont élevées à 1,5 million de dollars, tandis que les importations ont atteint 14,8 millions de dollars.

La plupart des investissements dépendent de l’État [25], principalement des transferts financiers du gouvernement russe employés dans la reconstruction du pays, mais aussi des ressources extorquées à la population du pays, comme nous le verrons plus loin. Selon un économiste consulté par le Financial Times[26], ces transferts ont eu des effets «impressionnants» : le capital du pays a été tiré d’un tas de décombres, et les investissements en actifs fixes dans le pays sont passés de zéro euro en 2000, au moment de la seconde guerre de Tchétchénie, à environ 665 millions d’euros en 2014. Cependant, sous la pression de la Russie elle-même, qui a commencé à être confrontée à une récession en 2015, le pays cherche à réaliser un certain développement régional, notamment en attirant les investissements étrangers ; le gouvernement tchétchène n’a pas eu beaucoup de succès dans cette entreprise, car d’une part, l’État tchétchène pille sa propre bourgeoisie et n’inspire donc pas la confiance, et, d’autre part, il souffre de sanctions étrangères. En conséquence, bien que le gouvernement tchétchène vante, dans sa propagande, les bons indicateurs macroéconomiques du pays, une grande partie de la population, dans un pays où le chômage est élevé et la croissance démographique accélérée, est poussée vers le wahabbisme ou la criminalité (les meurtres et les enlèvements sont devenus un mode de vie [27]). Rien de tout cela n’a cependant empêché les investisseurs des Émirats arabes unis, de la Chine et de la Corée du Sud d’effectuer de gros investissements dans l’économie tchétchène pour répondre aux besoins des super-riches du pays (les ex-séparatistes promus au rang de capitalistes d’État) et des millionnaires étrangers (y compris des célébrités internationales) qui fréquentent le pays et ses attractions touristiques. Ces investissements ont permis à la Tchétchénie de se doter de la plus grande mosquée d’Europe et de cinq hôtels cinq étoiles, généralement inoccupés, ainsi que de gratte-ciels semblables à ceux de Dubai [28].

Le «capitalisme kleptocratique» tchétchène repose également sur l’extorsion de la population par les nouveaux capitalistes d’État, processus qui touche à la fois les travailleurs (déjà exploités par l’extorsion de la plus-value) et les capitalistes privés (de la petite à la grande bourgeoisie). Kadyrov a appelé les Tchétchènes de la diaspora, en particulier les grands hommes d’affaires, à participer aux efforts de reconstruction du pays. Le régime de Kadyrov a un modus operandi qui freine les nouveaux investissements : dès que l’investissement devient rentable, le régime tchétchène s’approprie littéralement l’entreprise [29]. Cela s’est déjà produit avec plus d’un capitaliste tchétchène qui, peu après avoir été salué par le leader tchétchène, a disparu de la scène publique. D’autre part, afin de lever des capitaux pour divers fonds publics utilisés pour garantir et financer les investissements étrangers dans le pays, le régime a créé une sorte d’imposition parallèle [30] en accordant des rabais, par exemple, sur les salaires des fonctionnaires. Autre exemple du «capitalisme kleptocratique» tchétchène : le régime

«kadyroviste» a progressivement restreint l’accès des chômeurs aux indemnités versées par le gouvernement, les obligeant à s’inscrire comme entrepreneurs : ils reçoivent un crédit du gouvernement pour créer une entreprise et sont ensuite lourdement taxés pour financer le système des prestations sociales dont ils viennent d’être exclus. Ainsi, une partie des chômeurs du pays sont contraints de s’endetter pour financer les politiques sociales du régime.

Dans ces conditions, le régime tchétchène tente d’attirer les investissements étrangers avec les «avantages compétitifs [31]» de la Tchétchénie : des matières premières abondantes, un potentiel de développement pour l’industrie touristique, une bonne infrastructure de transport bien intégrée, de faibles coûts de production, une population jeune et croissante, et des salaires peu élevés. Cette accumulation capitaliste agressive repose donc, d’une part, sur l’extorsion de la bourgeoisie et du prolétariat tchétchènes et, d’autre part, sur la création d’un environnement favorable à l’entrée de capitaux étrangers, investis dans des entreprises destinées aux super-riches. Ce développement capitaliste tend à produire des affrontements entre le prolétariat et les capitalistes (privés et d’Etat), ainsi que des pressions des milieux d’affaires tchétchènes en faveur de la «démocratisation» du pays, c’est-à- dire du renversement du régime «kadyroviste». Cependant, dans des conditions de militarisation et de répression politique généralisée à l’intérieur et à l’extérieur du pays, et de guerre civile latente contre une insurrection djihadiste aussi fasciste que le régime officiel tchétchène, il sera très difficile pour les travailleurs de développer des formes de lutte autonomes, bien que l’intégration et le développement économique de la Tchétchénie, s’ils progressent, contribueront certainement à établir un nouveau contexte social.

4

Revenons maintenant au point de départ de cet article.

L’assassinat de Samuel Paty ne peut être lié exclusivement à l’oppression à laquelle sont soumis les musulmans en Occident, ou aux violences symboliques qu’ils subissent dans leur vie quotidienne, que si on éloigne complètement cet assassinat d’un contexte plus large.

Le meurtre de Samuel Paty contient certainement ces éléments, mais si le fait n’est traité que dans le cadre d’un conflit entre une «laïcité eurocentrique» et un «islam opprimé», il devient impossible de comprendre comment cet assassinat résulte également des conditions idéologiques et matérielles créées par un camp politico-idéologique fasciste qui construit un «État totalitaire miniature [32]» fondé sur le culte de la personnalité du dirigeant d’une classe de capitalistes d’État. En utilisant la violence, les menaces, les humiliations publiques et divers autres instruments répressifs, cette classe condamne plus d’un million de musulmans tchétchènes à une vie de pauvreté, de surexploitation et d’oppression politique absolue – conditions idéales pour l’épanouissement du fondamentalisme islamique et du messianisme djihadiste, expressions tchétchènes d’un conservatisme et d’un obscurantisme que la gauche voulait encore combattre dans un passé pas trop lointain. Sans cette base préalable, les conditions pour que la famille d’A.A. Anzorov émigre de Tchétchénie, et pour qu’il se rapproche du djihadisme et assassine Samuel Paty en se proclamant «martyr», n’auraient certainement pas été réunies.

Il serait bon que, lorsqu’ils traitent des «identités», des «traditions» et des oppressions qui leur sont associées, certains secteurs de la gauche se livrent au même exercice que nous avons tenté de faire dans cet article, c’est-à-dire d’enquêter sur l’origine des «identités» et des «traditions» présumées, le contexte dans lequel elles apparaissent, leur utilisation par les classes capitalistes et leur impact sur les travailleurs, où qu’ils soient. Sans cet exercice, sans une caractérisation précise de l’articulation entre les oppressions quotidiennes et l’exploitation capitaliste, la lutte contre les oppressions devient un piège. Et il ne faut alors pas s’étonner si la gauche converge avec les capitalistes qui bénéficient de ces «identités» et de ces «traditions, et avec l’extrême droite qui prétend parler au nom des opprimés pour prendre le pouvoir à la première occasion. Cette convergence entre la gauche et la droite porte un nom que nous connaissons bien : le fascisme.

Passa Palavra (Brésil),
30 octobre 2020

Traduit en français par Yves Coleman et publié sur mondialisme.org

Notes

[1] https://www.economist.com/europe/2015/07/02/diamond-ring-iron-fist
[2] https://jornalistaslivres.org/o-paradoxo-da-democracia-francesa-e-a-morte-de-samuel-paty/ (« Le paradoxe de la démocratie française et la mort de Samuel Paty ») Note du traducteur : écrit par une enseignante brésilienne à Paris, cet article nous apprend, entre autres perles, que l’islam interdit aux musulmanes de sortir sans voile ( ?!) et que La Marseillaise serait un chant qui prône l’expulsion des étrangers.
[3] https://jamestown.org/program/chechen-fighters-hold-their-ground-against-kadyrov-2/
[4] https://moderndiplomacy.eu/2020/05/17/chechnya-the-ethno-political-flashpoint-plaguing-a-former-super-power/
[5] Akhman Kadyrov a occupé le poste grand mufti de Tchétchénie avant d’entrer en politique. Et il faut signaler que le grand mufti actuel de ce pays a traité Samuel Paty de « professeur fou » (NdT)
[6] https://moderndiplomacy.eu/2020/05/17/chechnya-the-ethno-political-flashpoint-plaguing-a-former-super-power/
[7] https://www.rferl.org/a/profile-ramzan-kadyrov-chechnya-russia-putin/26802368.html
[8] https://www.rferl.org/a/profile-ramzan-kadyrov-chechnya-russia-putin/26802368.html
[9] https://jamestown.org/program/ramzan-kadyrov-fails-to-demonstrate-his-counter-insurgency-capabilities/
[10] https://www.rferl.org/a/profile-ramzan-kadyrov-chechnya-russia-putin/26802368.html
[11] https://www.rferl.org/a/profile-ramzan-kadyrov-chechnya-russia-putin/26802368.html
[12] https://jamestown.org/program/chechnyas-ramzan-kadyrov-announces-creation-of-new-agency-focused-on-compatriots-abroad/
[13] https://jamestown.org/program/kadyrov-moves-to-expand-chechnyas-regional-and-international-influence-even-at-moscows-expense/
[14] https://www.bbc.com/news/world-europe-46201690
[15] https://tass.com/economy/1186963
[16] https://jamestown.org/program/chechnyas-ramzan-kadyrov-announces-creation-of-new-agency-focused-on-compatriots-abroad/
[17] https://www.thedailybeast.com/family-of-moscow-born-teen-who-beheaded-teacher-were-from-chechnya-where-charlie-hebdo-cartoons-are-demonized
[18] https://jamestown.org/program/kadyrov-moves-to-expand-chechnyas-regional-and-international-influence-even-at-moscows-expense/
[19] https://moderndiplomacy.eu/2020/05/17/chechnya-the-ethno-political-flashpoint-plaguing-a-former-super-power/
[20] https://www.economist.com/europe/2015/07/02/diamond-ring-iron-fist
[21] https://www1.folha.uol.com.br/mundo/2020/10/com-quirguistao-putin-vive-crise-tripla-em-sua-periferia-estrategica.shtml
[22] https://moderndiplomacy.eu/2020/05/17/chechnya-the-ethno-political-flashpoint-plaguing-a-former-super-power/
[23] https://moderndiplomacy.eu/2020/05/17/chechnya-the-ethno-political-flashpoint-plaguing-a- former-super-power/
[24] https://jamestown.org/program/chechen-fighters-hold-their-ground-against-kadyrov-2/
[25] https://www.ft.com/content/8233d33c-ecd0-11e4-a81a-00144feab7de
[26] https://www.ft.com/content/8233d33c-ecd0-11e4-a81a-00144feab7de
[27] https://moderndiplomacy.eu/2020/05/17/chechnya-the-ethno-political-flashpoint-plaguing-a- former-super-power/
[28] https://www.economist.com/europe/2015/07/02/diamond-ring-iron-fist
[29] https://www.rferl.org/a/chechnya-the-investment-opportunity-/29168515.html
[30] https://www.ft.com/content/8233d33c-ecd0-11e4-a81a-00144feab7de
[31] https://www.rferl.org/a/chechnya-the-investment-opportunity-/29168515.html
[32] https://www.economist.com/europe/2015/07/02/diamond-ring-iron-fist

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