Par Primo Jonas

Un de mes amis, étudiant en histoire, m’a un jour interrogé sur Getulio Vargas, le caudillo qui a modernisé l’État brésilien. Il voulait confirmer avec moi que Vargas et Perón avaient joué des rôles très similaires dans l’histoire de nos pays. Mais avant d’écrire, il a préféré me demander, car il craignait de faire une lecture «pérono-centrique» de l’histoire de la région. Il a eu raison de consulter un copain étranger. Cependant, cette petite anecdote exprime le sens commun particulariste argentin. L’idée que le péronisme, ainsi que d’autres aspects de la culture argentine, ne pourrait être compris qu’à partir d’un sentiment national, comme par exemple la dévotion envers le footballeur Diego Maradona, incite à analyser le reste de l’univers en fonction de ce particularisme. En d’autres termes, on comprend et explique les réalités internationales à travers le prisme des conflits internes à l’Argentine.

Même si Perón prir ses distances par rapport à la trajectoire du front fasciste vaincu lors de la Seconde Guerre mondiale, il ne cessa jamais de défendre la prétendue «Troisième Voie». Ce décalage entre la montée du fascisme en Europe et l’arrivée au pouvoir de Perón en Argentine suscita la fabrication d’un discours qui désavouait les exemples étrangers et leurs « erreurs » pour s’orienter vers des idées nationalistes de gauche : «Ni calque, ni copie, création héroïque[1]».

C’est contre ce vice que le livre de Pablo Stefanoni, La rebeldía se volvió de derecha ? (2021, Ed. Siglo XXI) aide à lutter. Ecrit avec légèreté, cet ouvrage présente un tableau idéologique diversifié à travers ses figures les plus extrêmes : la techno-utopie autoritaire, le paléo-libertarisme, l’homo- nationalisme et l’éco-fascisme, reliés par les plateformes des réseaux sociaux et leurs dynamiques.

S’il est vrai que n’importe quel internaute argentin peut accéder aux contenus et forums cachés dans les coins les plus obscurs de la Toile qui abritent des niches idéologiques nihilistes et extrémistes, c’est l’arrivée de la jeunesse «libertaire», emmenée par les économistes Jose Luis Espert et Javier Milei, qui inquiète le plus dans ce pays. En fait, le chapitre consacré à l’alliance entre les anarcho-capitalistes et les conservateurs est le seul dans lequel Stefanoni nous offre un exemple argentin de ces idéologies. Mais pourquoi l’auteur a-t-il choisi de décrire ces passerelles uniquement dans ce chapitre ? C’est la question que je lui poserai, et je profiterai de cet examen pour commencer à esquisser cette importante carte idéologique.

Ceux que l’on appelle les «néo-réactionnaires» expriment une confiance croissante dans les processus et les institutions de l’environnement numérique, dans la mesure où les vieilles institutions financières et celles chargées de la régulation au niveau national semblent dépassées et représentent des entraves pour le «nouveau monde». Ces obstacles sont directement liés à la démocratie, qui encourage la création et la permanence de groupes de pouvoir illégitimes et parasitaires. Chaque territoire devrait être gouverné par un PDG et les individus devraient choisir leur pays, leur province, leur ville, comme un consommateur choisit ses services. Une sorte de mélange entre l’utopie technologique et la gestion entrepreneuriale totale, un autoritarisme qui ne porte plus l’ancien uniforme militaire, mais une combinaison spatiale. Mais dans un pays où l’on manque de dollars, les rêveries techno-utopiques manquent de public. Une partie de la jeunesse argentine s’est intéressée aux crypto-monnaies, pas forcément à cause d’un pari politique, mais parce que, dans ce pays, le marché des devises est extrêmement contrôlé et l’inflation importante. Ainsi, les ailes de l’idéologie touchent les pieds des problèmes quotidiens.

Le phénomène des «libertaires» en Argentine mérite vraiment qu’on s’y attarde. Cette tradition très minoritaire parvient pourtant à s’exprimer avec suffisamment d’espace à droite, en phase avec l’esprit d’entreprise de toutes les personnes qui ont perdu leur emploi au cours des dernières années. Mais tout comme Bolsonaro et son ministre de l’économie Paulo Guedes, les «libertaires» argentins mélangent une ligne économique technocratique, défendue à partir de leurs positions universitaires, avec un conservatisme opportuniste. En se plaçant dans le camp des «foulards bleus» (panuelos azules), les «libertaires» argentins reprennent le chemin des paléo-libertaires nord-américains et cherchent à s’inscrire dans des schémas de masse afin de contribuer à créer un sens commun anti-progressiste. Leur voie n’est pas celle du libéralisme politique, mais celle qui soutient Pinochet.

Avec le chapitre sur l’homo-nationalisme, l’auteur ouvre seulement la fenêtre pour réfléchir à cette question au niveau local. Les sociétés européennes qui ont déjà intégré les homosexuels et les lesbiennes dans la classe des gestionnaires, y compris les principaux partis d’extrême droite, renforcent les liens nationaux au sein de la population et réorientent les critiques de l’«hétéro-cis-patriarcat» vers les peuples arabes et africains. Or, situation caractéristique de notre époque, cela ne stimule pas une plus grande connexion et expansion des luttes sociales, dans ce cas, la lutte internationale des LGBTQI+. Au contraire cela débouche sur une plus grande identification à la nation, et une lutte contre la prétendue «invasion» culturelle arabe en Europe. La peur fonctionne comme un moteur très puissant en politique, nous le voyons également dans le cas de la transphobie : les féministes radicales font appel à la peur qu’un homme «prétendant être une femme» entre dans des toilettes ou des douches pour femmes et viole une femme cis. Qui n’a pas peur d’être violé ?

Il est vrai qu’il existe de nombreux exemples de régimes théocratiques islamistes, et que l’islamisme politique est l’une des forces actuelles qui dominent et exploitent les populations humaines dans les pires conditions. Mais ce que nous montre ce rapprochement de l’extrême droite avec les homosexuels, c’est que ce que l’on appelle en Argentine les «identités dissidentes». Elles ne sont nullement émancipatrices en elles-mêmes ; leur fierté et leur radicalité peuvent aussi être utilisées pour faire avancer des politiques réactionnaires. Quelle jeunesse peut arriver à se forger une conscience radicale en luttant pour le droit au mariage ?

Ce dernier point nous amène aux dernières pages du livre et à deux éléments qui me semblent manquer. Tout d’abord, Stefanoni se livre à un bref historique des liens entre l’écologie et le nazisme et montre que, avant les années 1970, ces idées se situaient plutôt à droite du spectre politique. Malheureusement, la lecture de l’auteur est imprégnée par les vices politiciens et il croit que «la gauche» devrait être vigilante pour ne pas perdre son hégémonie sur les questions environnementales, comme s’il s’agissait d’une lutte entre secteurs politiques pour dominer des questions qui peuvent passer de main en main comme s’il s’agissait de ballons gonflables. Ainsi, les ballons peuvent s’additionner et s’additionnent sous des étiquettes telles que le «marxisme féministe», le «marxisme féministe décolonial», + «écosocialiste», + «antiraciste», etc.

Au lieu de clarifier la situation, une telle position ajoute à la confusion. Confusion qui tente d’être capitalisée par les groupes qui prophétisent un effondrement imminent et… une perte de poids significative, comme les végans. Associer le lait à la pratique de la torture, dans un pays dont l’histoire récente est celle de l’Argentine, devrait déclencher la sonnette d’alarme du bon sens. Récemment, Xuxa, la célèbre ex-présentatrice de la télévision brésilienne, de surcroît une végane qui aime les animaux, a dû s’excuser pour avoir déclaré lors d’une interview que les prisonniers condamnés à la perpétuité seraient plus utiles si on essayait sur eux des médicaments expérimentaux, des vaccins et autres avant de mourir en prison[2]. Selon elle, les animaux ne méritent pas d’être des créatures de laboratoire, mais ce ne serait pas le cas de certaines personnes. L’utopie nazie se manifeste en plein milieu de la démocratie. Cette remarque n’a pas été émise par des terroristes blancs du «Nord global», elle fait partie d’un bon sens qui se développe dans des pays comme le Brésil et l’Argentine.

Enfin, j’ai été très surpris que l’auteur n’évoque pas l’idéologue poutiniste Alexandre Douguine. Préférant peut-être mentionner une personne plus jeune, Stefanoni cite l’exemple de Diego Fusaro, un contributeur italien au magazine Casa Pound. Fusaro se revendique de nombreux auteurs vénérés par la gauche, tels Marx et Gramsci, tout en soutenant des gouvernements latino-américains comme ceux de Maduro et Evo Morales. Pour lui, l’ennemi est le « cosmopolitisme » et la «culture impérialiste des organisations mondialistes», qui «oppriment les souverainetés nationales». Le plus grand idéologue de ce camp politique appelé «rouge-brun» (en raison de la proximité entre le rouge du socialisme et le brun de l’uniforme des SA nazis) est sans aucun doute Alexandre Douguine. Il est même assez connu en Argentine, au point qu’il s’est déjà exprimé au siège de la CGT-Azopardo[3] pour parler du péronisme, ainsi qu’à l’université de Lomas de Zamora[4]. Revenons à l’histoire de mon ami, et effectuons un exercice similaire. Au Brésil, il existe un groupement politique «douguiniste», qui le revendique ouvertement, la «Nouvelle Résistance». Se réclamant de l’antilibéralisme et du patriotisme, ces militants ont rejoint le Parti démocratique du travail (PDT au Brésil), parti créé par Leonel Brizola, principal héritier politique de Vargas. Les rouges-bruns argentins sont sûrement beaucoup plus proches que beaucoup de gens de gauche voudraient le croire.

L’histoire nationale de l’Argentine est riche en symbolisme et en disputes. Un cas récent de falsification historique aberrante est celui de l’«avorteuse Evita[5]». Nous avons également le concept singulier de «droite économique», utilisé par les dirigeants syndicaux, comme si l’austérité et la soumission aux organisations financières internationales, et d’autre part la «rébellion» contre elles, étaient quelque chose d’exclusif à la droite ou à la gauche. Pour ceux qui veulent sortir de ces schémas et qui osent parfois se regarder dans la glace, la lecture du livre de Pablo Stefanoni sera stimulante.

Traduit par Yves Coleman

Notes :

[1] Allusion à une phrase célèbre de José Mariátegui : « Nous ne voulons certainement pas que le socialisme soit en Amérique un calque et une copie. Ce doit être une création héroïque. » Ce marxiste péruvien fut profondément influencé par Georges Sorel et sa conception de la révolution comme mythe et volontarisme.

[2] https://www.youtube.com/watch?v=NZNU-aL831g

[3] https://www.conclusion.com.ar/internacionales/aleksandr-dugin-en-argentina-nada-puede-frenar-la-transicion-hacia-el-mundo-multipolar/04/2019/ . [La CGT-Azopardo est l’une des trois principales tendances de la CGT argentine, historiquement celle qui accepta de « discuter » avec la dictature après 1968 (NdT).]

[4] https://kontrainfo.com/alexander-dugin-en-argentina-peron-es-el-profeta-ontologico-el-ejemplo-a-seguir-por-todos-los-jefes-de-estado-la-comunidad-organizada-es-la-respuesta/ .

[5] http://revistaanfibia.com/ensayo/elige-tu-propia-evita/ [Il s’agit d’Eva Peron et de ses multiples images aujourd’hui : féministe, antimarxiste, théoricienne, syndicaliste, actrice, chanteuse de carnaval, etc., NdT.]

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