Par Passa Palavra

L’austérité et les luttes des travailleurs

De nombreux militants de gauche considèrent le contexte de la crise économique comme un terrain propice aux luttes anticapitalistes radicales. Parmi les travailleurs qui subissent la crise, cependant, les réactions varient. Au sein des entreprises, par exemple, des licenciements massifs peuvent déclencher une résistance collective, mais aussi conduire à la prolifération de «salariés pieuvres[1]» qui reprennent les emplois d’anciens collègues ou assument volontairement de nouvelles fonctions afin de prouver leur utilité et essayer de garantir leur emploi.

Du côté des capitalistes, la réponse standard est de faire payer la facture de la crise aux travailleurs, en diminuant leurs investissements, en ne payant pas leurs dettes et en licenciant. Cette stratégie provoque l’austérité, lorsque les revendications des travailleurs ne sont plus acceptées par l’État et que l’on légitime des restrictions budgétaires.

Au Brésil, nous sommes confrontés à un scénario explicite d’austérité depuis au moins 2014[2], avec des coupes dans l’assurance-chômage, les primes salariales annuelles[3], les pensions de réversion, les indemnités-maladie et les budgets de la santé et de l’éducation. Ce scénario s’aggrave maintenant avec l’approbation de la PEC (Proposition d’amendement constitutionnel[4]) concernant le plafonnement des dépenses et les projets de réformes des retraites et du travail.

Entre 2015 et 2016, une première vague de résistance collective à ces mesures a eu lieu dans le système éducatif : tout le monde a entendu parler des occupations organisées par les jeunes, qui se sont étendues à plus d’un millier de lycées et à des centaines d’universités à travers le pays. Mais s’agit-il de la seule réaction ?

La «chasse aux faux bénéficiaires de quotas» dans les universités fédérales et les concours publics

«Les sociologues préfèrent être impartiaux

Et dire que notre dilemme est d’ordre financier,

Mais si vous analysez bien la question,

Vous découvrez que les Noirs et les Blancs pauvres se ressemblent,

Mais qu’ils ne sont pas égaux.»

(Racionais MC’s, «Racistas Otários[5]» – «Abrutis de racistes»).

  1. Quelques cas exemplaires

Fin 2016, 27 étudiants en médecine de l’Université fédérale de Pelotas (UFPel) ont été expulsés pour avoir «triché» avec le système des quotas. Leur expulsion reposait sur un avis qui prenait en compte leurs phénotypes (ce terme, qui se réfère au domaine de la biologie, désigne les caractéristiques physiques visibles à l’œil nu). Dans un rapport de l’Agência Ponte Jornalismo, on peut lire les réactions d’un étudiant et d’une gestionnaire : «Un étudiant noir de l’université a commenté la décision et a déclaré que les enquêteurs devaient maintenant “s’intéresser aux autres cours” de l’UFPel. […] Selon la professeure Georgina Helena, cheffe de l’Unité responsable des actions pour la discrimination positive et la diversité, la décision montre que “lUFPel avance dans le processus de démocratisation de l’université en matière de diversité. […] En dénonçant la fraude, les bénéficiaires des quotas deviennent des acteurs des contrôles et de l’application de leurs droits et exigent que “la justice soit rétablie face à ces ‘secousses’ contre des droits acquis»[6] . (Les passages en gras ont été soulignés par Passa Palavra.)

Il ne s’agit pas d’un cas isolé. La chasse aux « faux bénéficiaires des quotas» avait déjà pris de l’ampleur tout au long de l’année 2016. Dans un article[7], la Folha de S. Paulo a décrit l’expansion de ces groupes à l’Université fédérale de Recôncavo Baiano (UFRB) et l’Université fédérale d’Espírito Santo (UFES). À l’Université nationale de Brasilia (UnB), il existe une commission d’évaluation de l’autodéclaration depuis au moins 2008. Plusieurs universités et concours étatiques ont institué une phase d’entretien supplémentaire pour mieux filtrer les bénéficiaires des quotas. Le mouvement a même obtenu un reportage particulièrement élogieux dans le programme «Fantástico» sur la chaîne de télévision Globo[8]. Pour se faire une idée, il suffit de constater que les plus de mille occupations de lycées et d’universités contre la PEC (proposition d’amendement constitutionnel) sur la limitation du plafond des dépenses budgétaires n’ont pas réussi, au cours de la même période, à bénéficier d’une couverture médiatique aussi favorable.

Plus directement dans le monde du travail, nous avons eu le conflit sur les prétendues «fraudes» dans le système des quotas lors du concours d’accès à Itamaraty [à la carrière diplomatique, NdT], également en 2016. Ce poste offre un salaire de départ de 15 000 reais [environ 2 900 euros – rappelons que le salaire minimum brésilien est de 215 euros en 2023, NdT]. Lors du dernier concours, 47 candidats ayant déclaré être afrodescendants n’ont pas passé l’évaluation organisée par le Comité directeur sur le genre et la race[9]. Il convient de noter que onze d’entre eux auraient pu réussir sans recourir aux quotas, mais qu’ils ont souhaité maintenir leur autodéclaration en tant que Noirs. Résultat ?

«L’élimination éventuelle de Silvério et de 11 autres Noirs autodéclarés qui avaient le score nécessaire pour passer sans quotas profitera aux non-bénéficiaires des quotas qui ont obtenu de moins bons résultats au test objectif, puisque la note nécessaire à l’admission sera abaissée[10]

Quels étaient les critères de sélection ? L’ONG Educafro répond : «Les candidats pretos [noirs] et pardos-pretos[11] devraient être prioritaires et, s’il reste des places vacantes, des opportunités seront données à d’autres candidats pardos [métis][12].» Cette même ONG a également l’intention de poursuivre les onze candidats qui ont reçu des bourses à l’Institut Rio Branco[13] afin qu’ils remboursent les autorités publiques pour avoir commis une «fraude» .

Enfin, il y a le cas de l’UnB. Pionnière dans la mise en place de quotas raciaux, cette institution a sélectionné les candidats, entre 2004 et 2007, en analysant leur photo d’identité. À l’époque, le pourcentage de candidats approuvés se situait entre 96 % et 50 %[14]. En raison des pressions exercées pour modifier cette méthode d’analyse des critères, l’institution est passée aux entretiens en présentiel, en 2008. Le changement a été impressionnant : en 2008, le nombre total de candidats approuvés est descendu à 28 %, et le maximum atteint a été de 55 % en 2011. Le plancher du premier critère est devenu le plafond du second.

  1. Les impacts budgétaires de ce type de mobilisation

« Vanité, ambition, munitions pour se créer des ennemis

Depuis les temps anciens, ça toujours été comme ça

Qui ignore qu’Abel a été tué par Caïn ?

Quoi qu’il en soit, je veux vaincre sans voler personne

Je veux gagner de l’argent sans marcher sur la tête de personne

Ce qui est correct est correct, en temps guerre comme de paix[15]

(Racionais Mcs, «A Vida é Desafio» – « La vie est un défi »)

Deux questions se posent ici. Premièrement : les quotas ne sont-ils pas déjà un mécanisme concurrentiel, qui instaure un conflit au sein de la classe ouvrière ? Deuxièmement : quel est le rapport avec l’austérité ?

Dans le capitalisme, l’éducation remplit certaines fonctions de base : en plus d’augmenter la qualification de la force de travail, elle la sélectionne et la répartit entre les différents secteurs d’activité. En ce sens, l’éducation légitime et reproduit aussi les inégalités au sein de la classe ouvrière. Pour le groupe grec TPTG, les luttes dans le domaine de l’éducation se déroulent selon la logique suivante : «D’une part, [l’éducation] est utilisée par l’État capitaliste comme un instrument de légitimation et de reproduction des rapports de classe ; d’autre part, elle est employée par la classe ouvrière comme un instrument pour atténuer les divisions et la sélection[16]

De ce point de vue, les quotas sociaux et raciaux ont fonctionné à certains égards comme un mécanisme permettant d’atténuer les divisions internes au sein de la classe ouvrière. En effet, ils augmentent le nombre des places disponibles sur la base de critères autres qu’une large concurrence. L’apparition des quotas raciaux et sociaux a entraîné le transfert de nombreux étudiants des universités privées vers les universités publiques.

Mais ce mécanisme a un impact budgétaire : l’Association des directeurs des établissements fédéraux d’enseignement (Andifes) a estimé que la permanence des étudiants bénéficiant de quotas dans les établissements fédéraux d’enseignement coûterait deux milliards de reais par an[17] [environ 380 millions d’euros]. Ce coût serait également lié à une plus grande pression pour l’obtention de nouvelles bourses et prestations sociales à partir du moment où des groupes à faibles revenus obtiennent le droit d’entrer dans le système universitaire public[18].

En outre, il semble que plus la discrimination et les difficultés rencontrées dans leur vie éducative antérieure sont importantes, plus les coûts tendent à augmenter pour ces étudiants lorsqu’ils entrent dans une université publique. L’étude de cas de l’UFSC[19] a été publiée par Marcelo Tragtenberg, un partisan des quotas dans divers forums. Selon ce raisonnement, les étudiants noirs bénéficiant des quotas seraient ceux qui, en moyenne et proportionnellement, nécessiteraient la plus grande part d’investissement parce qu’ils ont historiquement souffert des plus grandes discriminations.

Qu’est-ce que cela nous apprend ? Les quotas sociaux et raciaux ont servi, à un moment donné, dans les universités publiques, à lutter pour que l’État investisse davantage dans la formation de futurs travailleurs qui, auparavant, devaient financer eux-mêmes leurs études supérieures, ou en étaient exclus. Ces quotas ont également servi à atténuer et à délégitimer certaines divisions au sein de la classe ouvrière, divisions historiquement consolidées par le racisme et la discrimination dans les lieux d’études.

Cette tendance est toutefois compromise par la «chasse aux faux bénéficiaires des quotas» qui réduit le nombre absolu et proportionnel de Noirs bénéficiaires des quotas. En effet, elle crée d’autres critères de légitimation et de division interne ; elle intensifie la concurrence et l’exclusion. Et quelles sont les conséquences budgétaires de tout cela ? Des économies sur les investissements de l’État.

Le succès de ces revendications s’inscrit parfaitement dans un contexte de gel, de restriction des dépenses et de concurrence accrue. Sommes-nous face à une austérité «volontaire», auto-imposée ? Puisque les étudiants eux-mêmes se sont engagés à réduire les dépenses, les rectorats peuvent dormir sur leurs deux oreilles.

  1. Motivations et sujets de la lutte

«Un bon play-boy est chinois, ou australien,

Parle mal, vit très loin et j’suis pas son pote

“Hé brother, hé, man”, va te faire foutre.

Vous me faites souffrir un max et je vous déteste tous[20]

(Racionais Mcs, «Da Ponte Pra Cá»)

Le débat sur les «fraudes» dans le système des quotas n’est pas nouveau. Il a commencé dès la création de ces programmes et a toujours été utilisé par ceux qui s’opposent au modèle pour défendre sa disparition. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter, par exemple, la déclaration du sociologue comme Demétrio Magnoli dans Veja : «Le principe de l’autodéclaration doit être aboli, pour le bien du fonctionnement du système.[21].» Il faut signaler une exception importante, à gauche : Educafro, une ONG qui travaille sur cette question depuis 2003 et était pratiquement la seule à défendre cette position : lorsque les quotas furent introduits à l’UERJ, elle fut la seule à proposer de décider qui était noir et qui ne l’était pas et à défendre l’exclusion de la catégorie pardo (métis). Carla Ramos a écrit un mémoire de master sur ce sujet : «Contrairement aux propositions formulées par les représentants des universités, les propositions d’Educafro excluent la catégorie de pardo (métis) et créent un quota exclusivement pour les Noirs […]. Un autre article d’Educafro caractérisait l’étudiant noir comme celui ayant “la peau foncée, les cheveux crépus, un nez proéminent et des lèvres charnues”. Une autre proposition d’Educafro stipule que “le statut d’étudiant noir sera établi au moyen d’une déclaration signée susceptible de poursuites légales. En cas de doute, l’université ou des tiers considéreront comme noire toute personne ayant un phénotype noir” (Peria, 2003, p. 107) [22]

Carla Ramos poursuit : «En réalité, aucune institution, à l’exception d’Educafro lui-même, n’a voulu prendre la responsabilité d’indiquer qui était “noir” ou pas, à l’époque.» Aujourd’hui, cette position isolée est devenue hégémonique. De Djamila Ribeiro[23], ancienne secrétaire aux droits humains de la ville de São Paulo, aux étudiants anonymes qui se mobilisent contre les «faux bénéficiaires des quotas» , ce critère est devenu prédominant[24]. L’un des participants à ces mobilisations a déclaré de façon révélatrice : «[La personne qui triche sur les quotas] est corrompue et se plaint ensuite des hommes politiques. J’ai perdu le sommeil lorsque j’ai vu le visage de ces types-là. Peu importe leur pauvreté, les Blancs ont des privilèges(Étudiant anonyme interviewé sur le site Afrobrasileiros ; le passage en gras a été souligné par Passa Palavra.)

D’autre part : «Je me suis réveillé noir et je me suis endormi blanc», écrit l’une des personnes exclues du concours Itamaraty. «Il semble que je ne sois pas assez blanc pour sortir indemne d’un contrôle de police, mais pas assez noir pour les quotas.» Les témoignages entourant l’élimination d’une étudiante en 2009, à une époque où les droits étaient encore relativement étendus, sont très révélateurs. Interrogée par un jury sur la manière dont elle se considérait en termes de race, Tatiana Oliveira a déclaré : «J’ai dit que je me considérais comme métisse. Moins métisse que mon père, car ma mère est blanche. J’ai dit que je n’avais jamais souffert de préjugés [racistes] et que j’avais choisi de m’inscrire au système de quotas parce qu’il nous donne, à nous les personnes métisses de couleur[25], la possibilité d’aller à l’université. J’ai dit la vérité[26]», raconte Tatiana.

La commission a considéré cette déclaration comme une preuve suffisante pour refuser l’admission de Tatiana. La façon dont la commission a justifié sa décision révèle des éléments très pertinents. Selon les termes de la Commission pour la mise en œuvre et le suivi du programme de discrimination positive pour l’inclusion raciale et sociale de l’UFSM (Université fédérale de Santa Maria) : «Elle a répondu qu’elle n’avait jamais été discriminée, qu’elle ne s’était jamais considérée comme métisse ; qu’elle se considère plus claire que les autres membres de sa famille ; et qu’elle s’est dite “métisse” pour la première fois, lors de l’examen d’entrée à l’université. Dans l’esprit des politiques de discrimination positive, la Commission, qui inclut également des représentants du Mouvement noir, a compris qu’elle ne se sentait pas appartenir à ce groupe[27]

En 2014, lorsque Haddad, le maire de São Paulo, a annoncé la mise en place de quotas pour les Noirs dans 20% des postes municipaux, son décret ne prévoyait que l’autodéclaration comme critère. Mais en 2016, sous la pression du ministère public et du mouvement noir, un décret a instauré une étape d’«authentification de la déclaration d’appartenance au groupe racial[28]». Cette mesure s’appuie également sur un décret[29] de Michel Temer [président du Brésil entre 2016 et 2018, NdT] qui ordonne la création de comités d’évaluation du phénotype pour les quotas dans tous les concours fédéraux. En conséquence, plus de 138 candidats ont été disqualifiés[30] au concours de recrutement d’enseignants, et voici leurs témoignages : «J’avais l’impression d’être dans la file d’attente des esclaves à vendre, comme s’ils allaient me demander de montrer mes dents à tout moment.» «Nous avons été embarrassés et humiliés. L’annonce du concours ne nous a pas informé que allions devoir passer devant un tribunal racial.» « Il m’a fallu toute une vie pour m’affirmer en tant que Noire et maintenant j’ai l’impression qu’on m’a volé mon identité.»

Frei David, de l’ONG Educafro, a expliqué la raison de ces mesures : «Avant les quotas, peu de personnes métisses presque blanches se battaient pour les Noirs. Mais maintenant que le fait d’être noir est un avantage, de nombreuses personnes métisses presque blanches revendiquent ce droit

C’est également Educafro qui a formulé les critères selon lesquels onze candidats au concours de diplomate ont été exclus et qui a a l’intention de les poursuivre en justice. Que s’est-il passé depuis 2003 pour expliquer ce changement ? Pour quelles raisons ceux qui luttaient pour l’élargissement des droits sont-ils devenus des partisans de contrôles exigeants, qui veulent imposer que les dossiers des candidats soient passés au peigne fin et exclure celles et ceux qui ne correspondent pas aux nouveaux critères d’entrée ? Si l’ONG Educafro a toujours eu un grand intérêt pour le contrôle, les anonymes ne se sont pas toujours mobilisés dans ce sens.

 

Saison de chasse : politiques identitaires et concurrence entre les travailleurs

Lorsqu’ils revendiquent auprès de l’État, les travailleurs sont toujours confrontés à un budget restreint, bien inférieur à la valeur totale qui leur est extorquée. Alors qu’à un certain moment de l’histoire du capitalisme, les luttes de la classe ouvrière ont permis de conquérir des droits censés être universels pour tous les «citoyens», depuis les années 1990, les gouvernements rognent sur ces droits dans différents secteurs par le biais de politiques publiques ciblées (pour les Noirs, les femmes, les personnes âgées, les enfants, etc.) Cette nouvelle stratégie a transformé l’ancienne idée de «citoyenneté» en un marché concurrentiel qui pousse les travailleurs à entrer en compétition les uns avec les autres pour des ressources limitées.

C’est dans ce contexte que la proposition des quotas raciaux a pris de l’ampleur et a été mise en œuvre au Brésil – puisque la perspective d’un enseignement supérieur public accessible à tous s’éloignait de l’horizon, il fallait au moins mettre en place des mesures de « discrimination positive» pour compenser la disparité historique flagrante.

La croissance économique a permis aux gouvernements des dernières décennies de créer et d’étendre ces politiques publiques ciblées qui ont contribué ainsi à pacifier les couches ouvrières les plus sensibles aux discriminations. Mais, lorsque la crise surgit et que le robinet ne coule plus, les conflits refont surface… Une telle situation ne stimule pas nécessairement la lutte des classes ; elle peut également aboutir à une lutte impitoyable pour s’emparer de quelques miettes. S’ils perdent la perspective d’exiger davantage, d’exiger tout, les travailleurs risquent d’avoir tendance à se battre pour gérer le peu qui est disponible. C’est alors que commence la saison de la chasse aux « faux bénéficiaires des quotas ».

Rappelons que, du point de vue de la biologie, la «race» n’existe pas. Ce mot a été repris à un moment donné par le mouvement noir et par la gauche pour reconnaître une différence sociale qui existait bel et bien. Mais ce choix comportait le risque de ressusciter le discours de l’anthropologie racialiste dûment enterrée au cours du XXe siècle (ce sont en effet les racistes qui ont toujours parlé de race et qui avaient besoin de démontrer l’existence d’une prétendue «différence naturelle» pour défendre la thèse de l’infériorité des Noirs, entre autres, par rapport aux Blancs). Contre ce danger, le principe de l’autodéclaration a tenté de renforcer la signification sociale du terme. Mais jusqu’à présent a-t-on vraiment tenu compte de cette dimension sociale ? A l’heure où la classe ouvrière se serre la ceinture, est-il normal que les caractéristiques «phénotypiques» prévalent et que des commissions évaluent l’«authenticité raciale» ?

Il est bon de rappeler que, en temps de crise, le conservatisme tend à traverser tout le spectre politique, de la droite à la gauche. Et dans ce contexte, à l’instar du manifestant anti-corruption dont le discours assimile les «pots-de-vin reçus par les politiciens» aux «détenteurs de quotas et de bourses qui sautent la file d’attente», les chasseurs des faux bénéficiaires des quotas semblent agir pour améliorer et moraliser les mécanismes de la concurrence, sans les remettre en cause. Plus grave encore : en recourant à des différenciations prétendument biologiques pour soutenir une politique sociale, ils s’aventurent sur un terrain très dangereux. En effet, si les critères d’«authenticité raciale» sont acceptés comme légitimes, ils pourront être mobilisés dans d’autres contextes – y compris contre ceux qui en bénéficient aujourd’hui.

Dans une situation où s’intensifie la concurrence entre les travailleurs, ce type de luttes intestines tend à devenir prédominant. Au sein de ce que l’on appelle la gauche, une position claire contre de telles tendances est indispensable. Si les «chasseurs» qui dénoncent les «faux bénéficiaires des quotas» mettent aujourd’hui en péril la politique des quotas qu’ils prétendent défendre, les divisions ouvertes par la «saison de chasse» annoncent à bien des égards une perspective encore plus dangereuse.

Passa Palavra, 25 août 2017

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Métissage et impasses de la gauche identitaire (remarques du traducteur)

 

Au Brésil, le mot pardos désigne des individus plus ou moins «basanés», métis, voire «sans couleur précise[31]». Selon George Reid Andrew[32], les pardos représentaient environ 39% de la population nationale et 87 % des Afro-Brésiliens dans les années 1980. On comprend pourquoi, deux décennies plus tard, les Afro-brésiliens dits «noirs» (pretos, selon l’appellation du recensement, ou negros) soit à peu près 7,6% de la population totale actuelle, commencèrent à se vouloir se différencier des pardos, quand des politiques de quotas et/ou de discrimination positive furent introduites, provoquant évidemment des situations absurdes, comme «le cas rendu public par la revue Veja en 2007 : deux frères jumeaux identiques avaient postulé pour une place dans des programmes de premier cycle à l’Universidade de Brasilia. L’évaluation de l’accessibilité aux actions affirmatives étant basée sur l’observation des photographies des candidats, un des jumeaux fut classifié “noir ” et a eu accès aux quotas, alors que son frère fut classifié “blanc ” et n’y a pas eu accès[33]».

A propos de la nature des pardos, on retrouve l’écho d’un vieux mythe chrétien et colonialiste, mais qui est inversé dans le raisonnement des identitaires afro-brésiliens. En effet, dès le Moyen Age, des voyageurs européens aventureux et mythomanes, puis des missionnaires chrétiens et enfin des historiens ou des savants européens favorables à la colonisation, cherchèrent à repérer, en Afrique, des peuples dont la pigmentation ne fusse pas «trop foncée» et/ou dont les traits fussent moins «négroïdes», donc plus proches de ceux des Européens dits «Caucasiens». Certains voulaient retrouver des traces des Dix Tribus perdues d’Israël ; d’autres, ou les mêmes, souhaitaient «prouver» que certains Africains (jugés par eux plus «évolués») descendaient, au choix, d’Aryens, d’Hébreux, de Syriens ou de Grecs qui auraient apporté une civilisation «supérieure» à celles présentes localement[34].

Reprenant le même genre de raisonnement biologico-idéologique, mais en l’inversant, les identitaires afro-brésiliens se méfient des Afro-descendants pas assez «noirs» à leur goût, car eux aussi croient que le mélange des sangs «noir» (?) et «blanc» (?) aurait des effets culturels fondamentaux – ici négatifs – alors qu’ils étaient positifs pour les Euro-descendants qui prétendaient «civiliser» l’Afrique.

Dans les discours identitaires au Brésil, mais aussi aux Etats-Unis, on retrouve également des échos de la vieille méfiance des « esclaves de plantation » vis-à-vis de ceux que l’on forçait à travailler dans la maison du maître, les dits «nègres de maison» (Malcolm X – lui-même métis – s’en fit l’écho[35] à plusieurs reprises), d’autant que les jeunes esclaves domestiques étaient violées et que leurs enfants pardos étaient mal considérés et jalousés, voire haïs par les autres esclaves.

Conscient que tous ces discours qui exaltent la pureté raciale et culturelle des Afro-brésiliens noirs «de souche» sont politiquement inefficaces, vu que les pretos (ou les negros) sont minoritaires, ces identitaires affirment donc, contre toute évidence : «D’après le dernier recensement de 2014, les Noirs représentent 54% de la population du Brésil, ce qui fait du Brésil la deuxième population noire au monde derrière le Nigéria» (https://www.anacaona.fr/les-afro-bresiliens/). Et Kabengele Munanga, anthropologue congolais qui enseigne au Brésil, de rajouter généreusement quelques pour cent à ce chiffre imaginaire : selon lui, les Noirs (sous cette étiquette, il range les métis de toutes origines – y compris ceux issus d’Amérindiens et d’Européens – et les Noirs à la peau très «foncée») constitueraient 56% de la population, (https://afriquexxi.info/La-democratie-raciale-bresilienne-est- un-mvthe).

Pourtant, d’après les auto-déclarations recueillies lors du dernier recensement effectué au Brésil, les «Blancs» seraient 47,7 % ; les pardos (métis) 43,1%, les pretos ou negros (Noirs), 7,6%, les indigenos (Amérindiens), 0,3%, et les amarelos (Asiatiques), 1,9% – ce dernier chiffre ayant été jugé gonflé par la suite.

Il faut ajouter qu’il existe, au Brésil comme dans les Antilles françaises d’ailleurs ou en Amérique latine, toute une gamme de métissages qui ont donné lieu à une profusion de termes: « les gradations de métissage (“mulatto”, “cafuzo”, “mameluco”, “escurinho”, “moreno”, “moreninho”, “cabo verde”, “sarará[36]“, etc.) représentaient une gradation de la couleur de la peau et des traits phénotypiques qui hiérarchisait la population, depuis les personnes présentant le moins de ces traits jusqu’à celles que l’on pouvait qualifier de “typiquement noires” (le “negro retinto[37]“), ce qui se traduisait par de meilleures opportunités sociales, économiques et politiques pour les premières et par de moins bonnes pour les secondes. Cette gradation remonte à l’époque de l’esclavage et a guidé l’ascension sociale des “mulâtres”, des “métis”, etc., toujours avec la bénédiction de l’aristocratie agraire alors dominante[38]».

Les raisonnements absurdes sur les races (ou, ce qui revient au même, sur les groupes ethniques) ne peuvent que se contredire au gré des modes culturelles, des mouvements contestataires-clientélistes, des intérêts économiques et des politiques publiques opportunistes. Manipulés par les idéologues identitaires, ces chiffres n’aboutissent qu’à dresser ceux que ces idéologues jugent les «plus opprimés» (les Noirs, voire les femmes noires, ou – dernière invention – les « transgenres » afrodescendants à la peau foncée, tous évidemment «de souche» 100% africaine) contre les métis, complices à leurs yeux d’avoir des parents eurodescendants au sang «blanc» ( ?).

Tout cela serait risible, si cela n’avait pas des effets politiques néfastes.

Traduit par Yves Coleman

Notes

[1] https://www.bbc.com/portuguese/brasil-38791173

[2] https://passapalavra.info/2015/03/103142/

[3]  Primes versées aux petits salariés des entreprises privées, de l’État et des municipalités à condition qu’ils travaillent depuis 5 ans et que leur salaire ait été inférieur à deux fois le salaire minimum, soit 430 euros en 2023 (NdT).

[4] Lorsqu’elle est proposée par un tiers des députés ou des sénateurs, le président de la République ou plus de la moitié des députés de tous les parlements des États du Brésil, et si elle est adoptée par plusieurs commissions et les 3/5 des parlementaires, une PEC permet d’éviter de convoquer une nouvelle Assemblée constituante (NdT).

[5] Cf. https://www.youtube.com/watch?v=lO9yTO8esag (NdT).

[6] https://ponte.org/alunos-brancos-sao-expulsos-de-universidade-federal-apos-fraudarem-sistema-de-cotas/

[7] https://www.geledes.org.br/falsos-cotistas-viram-alvo-de-universitarios-negros-pelo-pais/

[8] https://g1.globo.com/fantastico/noticia/2016/10/estudantes-fingem-ser-cotistas-para-entrarem-em-universidades-publicas.html

[9] https://www.estadao.com.br/brasil/itamaraty-pode-excluir-de-concurso-47-candidatos-que-se-declararam-afrodescendentes/

[10] Cf. https://www1.folha.uol.com.br/mundo/2016/09/1812385-itamaraty-exclui-de-concurso-47-candidatos-autodeclarados-negros.shtml

[11] Au Brésil, il y a généralement, pour la gauche identitaire, deux sortes de métis : les bons, les pardos-pretos, ayant seulement deux origines (européenne et africaine), censés avoir la peau suffisamment « foncée » et être les plus exploités ; et les mauvais : les pardos tout court, métis de plusieurs origines, chez qui les phénotypes «africains» sont moins visibles, voire ne le sont pas du tout. Cela dit, certains identitaires plus « radicaux », comme l’ONG Educafro, excluent les métis des quotas, comme l’explique plus loin cet article de Passa Palavra. Sur ces absurdités défendues par les mouvements afrobrésiliens et les institutions, on pourra lire mes remarques à la fin de cette traduction et le livre de João Bernardo, L’autre face du racisme, Éditions Ni patrie ni frontières, 2022 (NdT).

[12] https://www1.folha.uol.com.br/mundo/2016/09/1812385-itamaraty-exclui-de-concurso-47-candidatos-autodeclarados-negros.shtml

[13] Créée en 1945, cette prestigieuse école de formation est gérée par le ministère des Affaires étrangères et permet l’accès à la carrière diplomatique. Itamaraty est le nom du palais conçu par O. Niemeyer pour ce ministère à Brasilia (NdT).

[14] Rapport sur le système de quotas, 2013, dans les tableaux 1 et 2 disponibles sur le lien suivant : http://unb2.unb.br/administracao/decanatos/deg/downloads/index/realtorio_sistema_cotas.pdf

[15] Cf. https://www.youtube.com/watch?v=Wb3rvC6z5ao (NdT).

[16] https://passapalavra.info/2012/05/58069/

[17] https://www.andifes.org.br/quem-paga-a-conta-da-cota-nas-universidades/

[18] https://noticias.terra.com.br/educacao/rj-10-anos-apos-cotas-alunos-pedem-mais-ajuda-financeira,b69278967fb5e310VgnVCM5000009ccceb0aRCRD.html

[19] http://flacso.org.br/files/2015/03/Apresentacao_marcelotragtenberg.pdf

[20] https://www.youtube.com/watch?v=Xe8DN92jtbg .

[21] https://veja.abril.com.br/educacao/fraudes-na-uerj-evidenciam-falhas-do-sistema-de-cotas/

[22] Cf. le mémoire de maîtrise de Carla Ramos, p. 128 (http://redeacaoafirmativa.ceao.ufba.br/uploads/ufrj_dissertacao_2005_CRamos.pdf ). «Le comité (d’évaluation) est nécessaire pour maintenir la légalité du processus, car les gens trichent. C’est pourquoi nous avons réalisé que l’autodéclaration ne suffisait pas» , a déclaré Djamila Ribeiro, ancienne secrétaire adjointe du Secrétariat aux droits de l’homme et à la citoyenneté de São Paulo en 2016, dans une interview : https://www.cartacapital.com.br/sociedade/como-evitar-fraudes-nas-cotas-raciais/

[23] Les éditions Anacaona ont publié en français quatre livres de cette auteure qui établit une différence entre les pretos (les Noirs), d’un côté, et de l’autre, les clarinhas de turbante, les moreninhos et les mulatinhos (soit les «clairettes enturbannées», les «ti’ bronzés» et les «ti’ mulâtres»), dans cette interview télévisée (https://www.voutube .com/watch?v=qA5u9vUNdWO). Tout cela au nom de «l’expérience spécifique» des « Noirs »! Nous ferons remarquer à cette dame que Malcolm X et Franz Fanon étaient des mulatinhos – ce qui a sans doute dû lui échapper…. Pour les racistes euro-descendants, le métis est un être impur parce qu’il souille la race «blanche» ; pour les identitaires afro-descendants, le métis est un être impur dès sa naissance, voué à devenir plus tard un «collabo» – conscient ou inconscient (NdT).

[24] Idem.

[25] Si, en portugais, sur le plan racial, cette expression (nos de cor parda) pourrait aussi se traduire littéralement par «nous qui avons une couleur comprise entre le jaune ( ?) et le marron foncé ( ?) », sur le plan social, du temps de la colonisation et de l’esclavage, les pardos faisaient partie d’une catégorie intermédiaire entre les Eurodescendants libres et les Afrodescendants esclaves (NdT).

[26] Cf.: https://gauchazh.clicrbs.com.br/

[27] Idem.

[28] http://portalsme.prefeitura.sp.gov.br/Main/Noticia/Visualizar/PortalSMESP/SME-convoca-candidatos-que-concorrem-as-vagas-destinadas-as-cotas-raciais

[29] https://g1.globo.com/economia/concursos-e-emprego/noticia/2016/08/candidato-concurso-que-se-declarar-negro-tera-de-provar-presencialmente.html

[30] https://www1.folha.uol.com.br/cotidiano/2017/06/1896019-concurso-da-prefeitura-de-sp-verifica-cor-da-pele-de-cotistas-aprovados.shtml

[31]  Selon A.L. Araujo et F. Saillant (2009), cette expression apparaît dévalorisante à certains pardos brésiliens qui préfèrent se nommer Afro-Brasileiros – ou Negros, pour les plus politisés.

[32] G A Andrew, «Inégalité raciale au Brésil et aux Etats-Unis : comparaison statistique» (2014), https://iournals.openedition.org/bresils/917 . Selon cet auteur, les revenus des pardos et des pretos étaient assez proches dans les années 1980 (les statistiques n’étaient pas et ne sont guère développées sur ce sujet, vu la prégnance du mythe de l’exceptionnalisme brésilien et de sa prétendue «démocratie raciale»), même s’il existait des disparités entre métis et Noirs. Et le fossé social majeur séparait ces deux catégories des Eurodescendants.

[33] Cité par Ana Lucia Araujo, Francine Saillant, décembre 2009, dans «Qui est Afro-Brésilien ? Ethnographie d’un débat d’identité au sein d’une communauté virtuelle», (https://www.ethnographiques.org/2009/Araujo-Saillant).

[34] Cf. le livre d’Edith Bruder, Black Jews. Les Juifs noirs d’Afrique et le mythe des Tribus perdues, Albin Michel, 2014.

[35] https://www.dailvmotion.com/video/x2c5rdu . Or, le révolutionnaire Toussaint l’Ouverture était un «nègre de maison», ce que visiblement Malcolm X ignorait ! Ces divisions raciales fictives, déjà établies de longue date par les peuples locaux, et/ou introduites par les colonisateurs européens, ont favorisé la domination impérialiste dans tous les pays du tiers monde et se perpétuent en 2023, longtemps après la victoire des indépendances, pour favoriser telle ou telle clique politique (partis, mouvements de libération, ou, plus récemment, groupes djihadistes).

[36] Mulatto : mulâtre. Cafuzo : métis(se) afro-amérindien(ne). Mameluco : métis(se) d’un Eurodescendant et d’une Amérindienne, et vice versa, ou individu à la peau « foncée » et aux cheveux lisses ; Escurinho : personne afrodescendante ou mulâtre à la peau « foncée », dont la désignation comporte un diminutif final (inho) tendre ou méprisant, selon les cas. Moreno : euphémisme pour désigner les Afrodescendant(e)s « noirs » et les mulâtres. Moreninho : même sens que le mot précédent. Cabo verde : littéralement «cap vert », métis(se) afro-amérindien(ne). Sarara : mulâtre presque « blanc » et/ou aux cheveux roux. Tous ces termes peuvent avoir un sens péjoratif et n’ont aucune définition scientifique ni stable dans le temps.

[37] Terme utilisé dans le mouvement afrobrésilien pour désigner ceux et celles qui ont la peau la plus foncée donc sont les plus discriminés, voire sont voués à l’extermination comme l’affirme l’auteur de cet article : « Au fond, nous savons qu’en fin de compte, le désir d’une société eugéniste est de nous exterminer» https://todosnegrosdomundo.com.br/2postser-negro-retinto/

[38] Cette citation est tirée de l’article de Manolo, « Florestan Fernandes e os “negros”: provocação para um debate» https://passapalavra.info/2020/07/132827/ .

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