(10 septembre 2019)

En marge de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, des agressions gratuites de Jair Bolsonaro contre de hauts dignitaires et d’autres chefs d’État en désaccord avec lui, et en marge des tensions qui entourent le Brexit, on est frappé, dans les médias qui analysent l’actualité internationale, par le silence assourdissant qui règne autour des agressions xénophobes en Afrique du Sud, en Zambie et au Nigeria. Nous voudrions les évoquer pour souligner que le racisme et la xénophobie n’ont pas de couleur ; ce sont des outils de division et de contrôle de la classe ouvrière, et toute lutte contre l’exploitation économique et l’oppression politique qui n’a pas pour fondement pratique la solidarité internationale entre tous les travailleurs peut finir par apporter de l’eau au moulin de la réaction fasciste.

Nouvelles agressions xénophobes en Afrique du Sud

Le 28 août 2019, une vague de rébellions et de pillages de magasins a commencé à Jeppestown, une banlieue de Johannesburg, vague qui s’est rapidement étendue au centre-ville. Le déclencheur a peut- être été la mort du chauffeur de taxi Jabu Baloyi, abattu alors qu’il tentait d’empêcher l’action de plusieurs trafiquants de drogue. Ses collègues chauffeurs de taxi ont effectué une descente dans le centre-ville de Johannesburg en promettant de balayer la ville des «nyaope boys» – ces consommateurs de nyaope, une drogue hautement addictive qui résulte d’un mélange de marijuana, d’héroïne, de mort- aux-rats, de méthamphétamine et de médicaments contre le VIH. Le 3 septembre 2019, 189 personnes ont été arrêtées pour avoir participé à des pillages, cinq décès ont été confirmés et les actes de violence se sont étendus aux provinces du Gauteng et du KwaZulu-Natal.

Jusqu’alors, tout laissait penser qu’il s’agissait d’un nouveau massacre de toxicomanes, bouc émissaire commun des maux urbains. Une analyse plus approfondie montre cependant que les pillages ont surtout visé des magasins tenus par des étrangers. Pire encore, ils ont coïncidé avec une grève des camionneurs contre l’embauche d’étrangers dans cette branche. Les deux mobilisations semblent s’être nourries l’une de l’autre.

De tels actes xénophobes, selon la campagne de Right2Know, spécialisée dans le soutien aux manifestants, ont été alimentés par des déclarations xénophobes de personnalités comme le président Cyril Ramaphosa qui, durant sa récente campagne électorale, a appelé les citoyens sud-africains à «défendre la souveraineté et la démocratie» du pays (contre les étrangers, comme tout xénophobe le comprend aisément entre les lignes) ; le ministre de la Santé, Aaron Motsoaledi, selon lequel les services de santé sud-africains seraient surchargés de travail à cause des migrants clandestins ; ou le maire de Johannesburg, Herman Mashaba, pour qui les immigrés seraient responsables de la criminalité dans sa ville. Chaque déclaration xénophobe de ces gouvernants, selon Right2Know, a été suivie d’agressions contre les étrangers dans différentes localités en Afrique du Sud. Les agresseurs ont pu compter sur l’action, ou plutôt sur l’inaction, des agents de l’État : les policiers n’ont rien fait, ou presque, contre les pillage des magasins tenus par des étrangers ; quant aux fonctionnaires et aux partis politiques, ils ont pris tout leur temps pour exprimer une position au sujet des agressions (quand ils l’ont fait).

Etant l’une des deux économies les plus dynamiques du continent, l’Afrique du Sud attire des vagues de migrants. Selon les sources, il y a 3 millions, 3,6 millions ou 4 millions de migrants dans le pays, ce qui représente environ 5 à 7 % d’une population de 57,7 millions d’habitants selon le recensement sud- africain de 2018. D’après la BBC, 70 % de ces migrants sont originaires de pays voisins (Zimbabwe, Lesotho et Mozambique), et les 30 % restants viennent du reste du monde, mais principalement du Malawi, du Royaume-Uni, de Namibie, d’Essuatini (anciennement Swaziland) et d’Inde.

Comme on pouvait s’y attendre, les discours des xénophobes à l’encontre des migrants ne résistent pas à un examen approfondi. L’économiste Raphael Chalkson a démontré, à l’aide de modèles économétriques, que non seulement les migrants ne «volent» pas les emplois des Sud-Africains, mais que leur présence s’accompagne toujours d’une petite création d’emplois dans les lieux où ils s’installent, en particulier dans les professions les plus précaires. Rien de permet de prouver la véracité de déclarations comme celle de Deliwe de Lange, chef de la police du Gauteng, pour qui plus de la moitié des crimes dans cette province sud-africaine auraient été commis par des immigrés : une rapide étude criminologique de Gareth Newham, de l’Institut d’études sur la sécurité à Pretoria, a montré en 2017 qu’il n’y avait pas de preuves à cet égard, et que la population carcérale sud-africaine ne comptait que 7,2% d’étrangers – chiffre correspondant approximativement à leur pourcentage dans la population sud-africaine.

Rebondissement international après les agressions xénophobes

Il s’avère que la violence xénophobe injustifiable en Afrique du Sud a fini par provoquer une réaction en chaîne. Au Nigeria, des manifestations organisées par l’Association nationale des étudiants nigérians (NANS) contre les filiales nigérianes du géant sud-africain des télécommunications MTN, et contre la chaîne de supermarchés sud-africaine Shoprite, ont eu lieu le 29 août 2019. Selon la journaliste Adaobi Tricia Nwaubini, «l’Afrique du Sud a une longue histoire d’agressions xénophobes par des Noirs, qui accusent les citoyens d’autres pays africains, ainsi que des pays asiatiques, de leur voler leur emploi» affirmation totalement infondée, comme nous l’avons vu. Selon cette journaliste, qui écrit du point de vue nigérian, il existe une tension xénophobe évidente entre les Sud-Africains et les Nigérians : alors que les premiers «croient que nous sommes des criminels, des individus bruyants, et que nos hommes leur piquent leurs femmes», les seconds pensent que les Sud-Africains «sont simplement jaloux, jaloux de notre confiance en nous et de notre capacité à prospérer et à briller». Le petit entrepreneur nigérian Emmeka Uhanna, résidant à Johannesburg, renforce cette impression dans son récit détaillé sur les récentes agressions : «les gens ici [à Johannesburg] disent que ce sont les Nigérians qui apportent la drogue et la prostitution». Le gouvernement nigérian a même convoqué l’ambassadeur sud-africain pour qu’il transmette ses préoccupations au président Cyril Ramaphosa ; le Nigeria a annulé sa participation au Forum économique africain prévu au Cap en raison des agressions contre ses compatriotes ; et il a fermé son ambassade en Afrique du Sud pour des «questions de sécurité».

Du Nigeria, les réactions se sont étendues à la Zambie, qui a annulé un match de football prévu le 7 septembre 2019 dans sa capitale, Lusaka, contre l’équipe nationale sud-africaine ; dans cette même ville, un magasin de la chaîne de supermarchés sud-africaine Pick-n-Pay a été saccagé par la population. Le Botswana s’est joint à la vague : son gouvernement a recommandé aux voyageurs botswanais en route pour l’Afrique du Sud et à ses compatriotes vivant à Johannesburg, et dans d’autres endroits touchés par les attentats, «d’éviter les zones où ont lieu des émeutes», et il les a encouragés à «rester vigilants en permanence».

L’ «afrophobie» est-elle en cause ?

Une telle vague d’agressions soulève un certain nombre de questions. Après tout, l’Afrique du Sud a subi, pendant des décennies, des gouvernements racistes sous le régime de l’apartheid. Les gouvernements successifs de l’African National Congress (ANC) qui ont succédé à ce régime ignoble n’ont cependant pas réussi à répondre aux attentes égalitaires de la majorité de la population sud- africaine. L’ANC, qui fut peut-être le principal instrument de la lutte contre le régime raciste et en qui la majeure partie de la population sud-africaine a placé d’énormes espoirs, a également servi d’instrument pour l’ascension politique et économique d’une fraction autochtone de la classe des gestionnaires, provenant principalement des syndicats et d’organisations telles que le Congrès des syndicats sud- africains (COSATU) et le Conseil national des syndicats (NACTU). Quel est le rapport entre ce contexte et la vague actuelle d’agressions xénophobes ?

Tentant d’expliquer les motivations d’une vague similaire d’agressions xénophobes en 2017, le professeur Rothney Tshaka du département de philosophie et de théologie de l’université d’Afrique du Sud (UNISA) a été catégorique : ces agressions ne seraient pas causées par la xénophobie pure et simple, mais par l’afrophobie, «la peur d’un ‘Autre’ spécifique – l’Autre noir, venant du nord du fleuve Limpopo» – c’est-à-dire du Zimbabwe, du Mozambique et du reste de l’Afrique. «Si les étrangers étaient la cible principale, les individus xénophobes auraient sans doute fait la chasse à tous les étrangers pour leur faire comprendre qu’ils ne sont pas les bienvenus dans ce pays», a poursuivi le professeur Tshaka ; «ce qui est drôle, a-t-il déclaré, c’est que les Grecs, les Bulgares et d’autres nationalités viennent vivre en Afrique du Sud et que, en raison de leur peau blanche, leur présence est considérée comme bénéfique. Selon la perception générale, qu’elle soit juste ou erronée, ils peuvent être d’une certaine utilité – contrairement aux Noirs qui ne sont pas sud-africains. C’est pourquoi je préfère parler d’afrophobie plutôt que de “xénophobie”.»

Commentant les récentes agressions, l’Institut des relations raciales (IRR), un groupe de réflexion antiraciste britannique, s’est empressé de mettre en garde l’opinion publique contre l’attribution de ces émeutes à la xénophobie : «Ce qui est en jeu, comme nous l’avons affirmé en 2008 [lors d’une autre vague d’attentats xénophobes], c’est plutôt le mélange toxique de frustrations causées par des aspirations socio-économiques insatisfaites, la hausse du chômage, la pauvreté endémique et l’incapacité à fournir des services publics». Cette conclusion est similaire à celle du professeur Tshaka en 2017, pour qui «l’afrophobie» résulterait de deux facteurs : «D’abord, la promesse que la démocratie fournirait aux Noirs tous les avantages dont ils ont toujours rêvé ; ensuite, la constatation déprimante que de telles promesses resteront inaccessibles à la majorité d’entre eux.»

Apartheid, racisme et lutte des classes

Les promesses non remplies du régime de l’ANC en Afrique du Sud ont déjà fait l’objet de nombreux articles (cf. la liste à la fin de ce texte). Aujourd’hui, on évoque cependant peu l’origine de ce régime ; nous avons analysé ce problème maintes fois sur ce site, mais nous voudrions y revenir car il est important pour l’argumentation que nous avons l’intention de développer.

Le régime d’apartheid n’était pas exclusivement fondé sur une sorte de racisme atavique – également présent, par exemple, dans la constitution raciste de la République sud-africaine – mais sur des conflits sociaux liés à l’ascension sociale et économique des travailleurs noirs dans les mines d’or du Transvaal au tournant du XIXe et du XXe siècle. Il existait alors deux marchés du travail, qui se caractérisaient par une différenciation salariale marquée : le marché des travailleurs non qualifiés, généralement des prolétaires autochtones ou chinois effectuant des tâches simples pour lesquelles aucune qualification importante n’était requise ; et le marché des travailleurs qualifiés, généralement des prolétaires immigrés britanniques, qui apportaient avec eux les qualifications professionnelles nécessaires à l’exercice de leurs métiers. Les différences entre ces activités étaient si importantes qu’il n’était pas possible que les bas salaires des autochtones – généralement trois à quatre fois inférieurs à ceux des migrants qualifiés – affectent de quelque manière que ce soit les salaires des travailleurs européens immigrés qualifiés, ou exercent une pression à la baisse sur leurs rémunérations. Ces professions sont restées séparées sur le plan racial, en raison des différences de qualifications entre les travailleurs.

Au fil du temps, en exerçant continuellement certaines activités, en observant quotidiennement des activités professionnelles plus complexes et en y participant, les travailleurs sud-africains autochtones se sont également qualifiés et ont commencé à effectuer des tâches plus complexes, auparavant exclusivement réservées aux travailleurs blancs d’origine européenne. Les différences de salaire entre ces deux catégories de travailleurs étaient si importantes que même lorsqu’un ouvrier autochtone qualifié exigeait un salaire plus élevé, cette rémunérations était certes plus élevée que celle de ses collègues moins qualifiés, mais aussi beaucoup plus faible que celle de ses collègues britanniques ou afrikaners, qui assumaient progressivement des tâches d’une complexité intermédiaire dans cette branche. Une telle situation satisfaisait pleinement les patrons : elle leur permettait de réduire le coût de leur main-d’œuvre, et les bas salaires des travailleurs autochtones nouvellement qualifiés devinrent un outil permettant aux employeurs d’exercer une pression à la baisse sur les salaires des travailleurs britanniques qualifiés.

Ce conflit social fut à l’origine de mouvements de grève durant lesquels, en 1907, 1913 et 1914, les travailleurs blancs exigèrent des garanties légales contre l’embauche de travailleurs noirs qualifiés, initialement pour des raisons de «sécurité sur les lieux de travail». Le mouvement fut tellement radical et violent que les autorités firent usage de canons contre les sièges des syndicats. Bien que la grève de 1907 ait entraîné l’embauche de mille Afrikaners pour remplacer les grévistes britanniques, ceux-ci ne furent pas affectés par la nouvelle législation mise en œuvre en 1911 ; leurs salaires étaient compatibles avec ceux des Britanniques et ne représentaient donc aucune pression à la baisse. Cette loi était spécifiquement dirigée contre la participation des Noirs aux postes de travail les plus qualifiés ; les travailleurs africains servaient de réserve raciste sur le marché du travail pour les ouvriers blancs et également comme l’un des éléments de la construction de l’apartheid racial en tant que régime politique. En 1921 et 1922, avec la chute du prix de l’or sur le marché international, les patrons s’attaquèrent à nouveau aux salaires désormais unifiés des travailleurs blancs. Les employeurs se mirent à violer systématiquement la législation, ce qui entraîna la rébellion dite du Rand : une vague de grèves des travailleurs blancs commença en mars 1922 et se radicalisa au point que les syndicats formèrent des détachements armés ; des éléments liés à la Troisième Internationale participèrent au mouvement et proposèrent la fondation d’une république – mais de quelle république pouvait-il s’agir, alors que les grévistes défendaient des slogans racistes abjects comme «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous pour une Afrique du Sud blanche» ? Pendant les années qui suivirent, la rébellion fut écrasée par les troupes du Premier ministre Jan Smuts ; mobilisant 20 000 soldats, ces forces de répression utilisèrent l’artillerie, les chars et des avions bombardiers. Jusqu’en 1929, plusieurs lois du travail furent adoptées pour répondre aux principales revendications des grévistes, dont deux particulièrement: la Loi sur les procédures de conciliation (1924) et la Loi sur les mines et les travailleurs (1926).

En vertu de la première loi, les syndicats furent reconnus comme des interlocuteurs légitimes pour négocier les revendications des travailleurs – mais les ouvriers noirs n’avaient pas le droit d’adhérer à ces organisations. La seconde loi renouvela et renforça les mesures d’apartheid mises en œuvre par la loi raciste de 1911. Cela consolida progressivement le régime de séparation raciale – afin de satisfaire la revendication des travailleurs blancs, selon laquelle leurs emplois étaient «volés» par les Noirs ! Apparemment vaincu sur les champs de bataille, le slogan «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous pour une Afrique du Sud blanche» progressa sur le terrain législatif, empêchant ainsi par la force l’insertion de travailleurs noirs qualifiés, d’abord dans certains emplois, puis dans la société tout entière.

Quelles sont les conséquences des agressions racistes antinoires actuelles ?

L’histoire ne se répète jamais, mais elle peut nous transmettre des leçons. Le racisme est un phénomène dont les fondements économiques et sociaux se reproduisent dans tous les pays, sur tous les continents, quels que soient les traits physiques invoqués. Sous l’influence du racisme, un Sud-Africain noir prétendra savoir identifier aussi bien un Nigérian, un Malien ou un Zambien, qu’un Portugais affirmera pouvoir reconnaître avec la même «compétence» un Italien, ou qu’un Français identifiera un Allemand. En fait, les racistes créent des profils si précis de leurs prétendues «races» qu’un raciste sud- africain d’un groupe ethnique donné pensera être capable d’identifier aussi bien le membre d’un autre groupe ethnique africain, qu’un Portugais de Beiras sera persuadé qu’il peut identifier un Portugais de l’Alentejo – et vice versa. La biologie est toujours utilisée comme un prétexte. Le racisme n’est pas exclusif d’une couleur de peau contre les autres, d’une culture contre les autres, d’un continent contre les autres ; il s’agit d’un instrument stimulé par les capitalistes pour mobiliser certains groupes de travailleurs contre d’autres, afin que leur exploitation commune passe inaperçue.

Ce que nous avons appelé le «racisme noir contre les Noirs» en Afrique – ce douloureux paradoxe de la lutte des classes – dévoile le fonctionnement de ce mécanisme. En pleine crise économique, les travailleurs noirs sud-africains se livrent à des agressions xénophobes contre les travailleurs immigrés noirs – boucs émissaires habituels. Forme traditionnelle de la lutte du prolétariat contre la paupérisation et la faim, les pillages ont dans ce cas un caractère nettement xénophobe : ils épargnent les entreprises nationales et attaquent leurs concurrentes étrangères. Les rivalités interethniques et «nationales» les plus anciennes et les plus enracinées – entre guillemets, car dans l’Afrique post-coloniale, en raison des particularités des processus de décolonisation, la nation est la simple conséquence de l’État [1] – sont utilisées pour faire de certains groupes de travailleurs de véritables troupes de choc au service des intérêts capitalistes. Ce «nationalisme militant», bien au goût des secteurs hégémoniques de l’ANC, est la porte d’entrée du fascisme.

Quel genre de régime pourrait résulter de l’abject racisme noir contre les Noirs ?

Passa Palavra (10/09/2019) https://passapalavra.info/2019/09/128220/

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Discussion à propos de cet article :

João Marques : Comment pouvons-nous concrètement articuler la race et la classe, afin de sortir d’une classe ouvrière abstraite, si nous voulons tenir compte du fait que les «marqueurs raciaux» apparaissent sous le régime d’exploitation capitaliste et l’alimentent en retour ? À mon avis, dans les pays soumis au régime colonial, la classe ouvrière ne serait-elle pas d’abord délimitée par la race ? Abandonner la racialisation, en l’absence d’une identité de classe ouvrière, est-ce suffisant pour une lutte anticapitaliste ?

João Bernardo

1) Les colonialismes britannique et français ont stimulé la formation d’élites autochtones modernes dans leurs colonies africaines. À Paris, le mouvement en faveur de la négritude et la revue Présence Africaine, réunis autour de personnalités comme Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et d’autres, sont représentatifs de cette démarche. Dans certains cas, la transition vers l’indépendance a pu s’effectuer plus ou moins pacifiquement, et les travailleurs noirs ont été soumis exclusivement aux élites capitalistes noires. Dans les colonies portugaises, et encore davantage au Congo belge, les colonisateurs ne se sont pas souciés de stimuler la formation d’élites autochtones modernes ; ils ont même dressé des obstacles à leur formation, de sorte que les indépendances sont advenues au terme de processus plus violents ; les nouvelles élites politiques et économiques autochtones sont issues des hiérarchies militaires générées par les guérillas. Etudier les processus d’indépendance africains, c’est dépasser le mythe de la race, ou de la couleur de peau, et affronter la réalité de la réorganisation interne des classes capitalistes. Dans cette même perspective, l’étude des transformations en Afrique du Sud après la fin de l’apartheid est fascinante.

C’est pourquoi j’ai écrit, dans le «Manifeste sur la gauche et les gauches [2] (2014)» : «Le jour où apparaîtra un mouvement noir qui critique la formation des élites noires et les rapports d’inégalité et d’exploitation entre les Noirs avec la même véhémence avec laquelle il critique le racisme anti-Noirs,

alors ce mouvement deviendra partie intégrante du processus général de renouvellement de la classe ouvrière.»

2) Le racisme noir contre les Noirs, analysé dans cet article de Passa Palavra, montre qu’il est illusoire de considérer les Noirs en bloc, comme s’ils constituaient une seule entité. Lorsque des racistes noirs sud-africains persécutent, tabassent et tuent des Mozambicains ou des Nigérians noirs, ou des personnes originaires d’un autre pays africain, ils montrent en pratique que les concepts raciaux ne servent pas à analyser la réalité.

3) Comme si ces horreurs ne suffisaient pas, j’ai lu récemment que plusieurs centaines de féministes sud-africaines se sont réunies à Johannesburg pour protester contre les meurtres de femmes par des hommes. Certaines demandent même que la peine de mort, abolie en 1995, soit réintroduite pour les cas de viol.

Au début des années 80, lorsque les islamistes ont pris le contrôle de la révolution iranienne et que Khomeiny commença à ordonner la pendaison d’un grand nombre de personnes, je me souviens d’avoir vu, près de la Sorbonne à Paris, où je vivais à l’époque, des affiches proclamant : «Non à la pendaison des femmes en Iran.» Ces affiches étaient signées par un groupe féministe et, à l’époque, je considérais comme une étrange perversion idéologique le fait de dénoncer seulement la pendaison des femmes mais pas celle des hommes sur la même affiche. Cependant, ce qui m’avait laissé perplexe à l’époque est désormais devenu la règle commune. Les manifestations féministes qui ont lieu aujourd’hui à Johannesburg ne dénoncent pas le racisme noir contre les Noirs en général, mais le racisme masculin contre les femmes noires. Et quand il s’agit du racisme de femmes noires contre d’autres femmes africaines ? Faut-il laisser uniquement aux «sœurs» le soin de s’en occuper ? Nous sommes tombés bien bas.

ANNEXE : articles en portugais par Passa Palavra sur l’Afrique du Sud, Nelson Mandela et l’ANC, ou de textes d’autres auteurs écrits dans d’autres langues : https://passapalavra.info/2013/12/89384/https://passapalavra.info/2018/03/118928/https://passapalavra.info/2012/12/68826/https://passapalavra.info/2014/01/90402/https://passapalavra.info/2013/06/78772/https://passapalavra.info/2010/04/100911/https://passapalavra.info/2010/06/25133/https://passapalavra.info/2011/05/40485/ ; https://passapalavra.info/2009/02/772/

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Autres articles du site Passa Palavra en français http://npnf.eu/spip.php?rubrique149

Notes

[1] Cf. le livre de João Bernardo et Manolo, De retour en Afrique : des révoltes d’esclaves au panafricanisme, Editions Ni patrie ni frontières, 2018.

[2] http://npnf.eu/spip.php?article135 (NdT).

Traduit en français par Yves Coleman et publié sur http://npnf.eu/spip.php?article808

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