Par Manolo

[Ce texte est la traduction du septième et dernier chapitre d’un livre paru en 2021. Dans une perspective historique, il analyse la place des forces armées brésiliennes et des forces auxiliaires de répression, la place des forces de sécurité privée et celle du crime organisé dans la société brésilienne. Cette analyse et ces informations sont essentielles pour comprendre la situation politique actuelle au Brésil. Y.C.]

Après avoir vu dans le deuxième chapitre comment le contexte international qui a suivi la crise de 2008-2011 a créé les conditions pour l’éclosion ou le renforcement des mouvements populistes, fascistes et para-fascistes ; après avoir analysé dans le troisième chapitre comment un secteur parmi les capitalistes brésiliens a réussi à utiliser l’exportation de capitaux pour survivre à la crise économique de 2011 et à la récession de 2014-2016, condamnant les autres à s’empêtrer dans une série de problèmes ; après avoir décrit dans les quatrième et cinquième chapitres comment, au Brésil, les capitalistes ont fait payer aux travailleurs la facture de leurs crises ; après avoir vu dans le sixième chapitre comment se structure l’espace politique brésilien ; il est maintenant temps de se demander comment tous ces phénomènes se sont mêlés aux tendances à long terme de la formation sociale brésilienne pour favoriser l’éclosion de nouveaux mouvements sociaux d’extrême droite, comment leurs thèmes résonnent dans la société, comment ils ouvrent un champ d’opportunités pour le populisme et le fascisme.

Il est nécessaire de commencer par analyser les facteurs extérieurs à un mouvement fasciste proprement dit, ceux qui ont pu l’engendrer. C’est ce que j’appelle – en utilisant la méthodologie de João Bernardo pour l’analyse du fascisme – l’axe exogène.

Le premier et le plus classique des éléments de cet axe sont les forces militaires et paramilitaires.

En règle générale, ceux qui parlent de forces paramilitaires et de milices dans le fascisme classique se réfèrent aux squadristi italiens ou aux sections d’assaut allemandes (SA, Sturmabteilung), réservant uniquement les forces armées à l’axe exogène ; or, aujourd’hui, les forces armées sont numériquement inférieures aux forces de sécurité privées et ces dernières devraient être ajoutées aux forces armées, parce qu’elles exercent des fonctions professionnelles qui ne sont pas directement influencées par des organisations politiques et qu’elles agissent dans un cadre légal. Elles sont unies par une certaine éthique et une certaine mystique de la guerre, de la force et de la violence ; par le dressage qu’on impose aux travailleurs ; par la circulation des personnels parmi leurs cadres ; et par le partage des techniques. Dans ce chapitre, les éléments militaires et paramilitaires de la société brésilienne seront analysés en termes d’évolution, de fonctionnement, de formes de mobilisation interne et de recrutement, et d’idéologie.

Mais aujourd’hui, de nombreux thèmes et pratiques des forces militaires et paramilitaires se retrouvent dans le crime organisé. Pour aggraver la situation, nombre d’organisations criminelles fonctionnent de manière similaire à celle d’une entreprise licite, régulière et légale, qui utilise des livres de caisse aux entrées et sorties complexes, des registres de stock, etc. Le crime organisé sera donc considéré ici comme faisant partie des forces militaires et paramilitaires.

Le deuxième élément de cet axe est constitué par le fondamentalisme religieux. Il ne s’agit pas seulement, comme dans le fascisme classique, du conservatisme catholique et de ses racines ultramontaines. Dans le contexte brésilien, c’est cela et plus encore. Nous avons affaire aux adeptes de la théologie de la prospérité qui prétendent discipliner la force de travail. Nous devons affronter aussi le conservatisme moral qui regroupe en un seul bloc les fondamentalistes, les catholiques, les protestants historiques, les pentecôtistes et les néo-pentecôtistes. Notons que les formes d’organisation des églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes se révèlent beaucoup plus souples que la hiérarchie catholique, ce qui favorise une expansion accélérée des églises protestantes. Pour les lecteurs inattentifs, je dois souligner également que les aspects purement théologiques et mystiques n’interviennent pas dans mon analyse ; seuls les effets sociaux du fondamentalisme religieux me préoccupent ici ; la «vérité» ou la «fausseté» de telle ou telle école théologique m’importe moins que le fait que certains comportements sociaux y trouvent leur justification.

Il faut ensuite prendre en compte l’axe endogène du fascisme, c’est-à-dire les organisations et les institutions où les fascistes opèrent, où ils trouvent leur expression politique propre, où ils rassemblent leurs cadres.

L’élément le plus traditionnel, le plus commenté et le plus attendu de cet axe est constitué par les partis et milices fascistes, qui n’existent plus de la même manière que dans le passé. Au Brésil, en particulier, même s’il existe de petites organisations ouvertement fascistes, nous avons surtout affaire à des mouvements diffus.

Un autre élément traditionnel de cet axe endogène est constitué par les syndicats. Les thèmes du fascisme classique se sont également développés au sein de certains courants très spécifiques du syndicalisme révolutionnaire en France et en Italie, à savoir les disciples de Georges Sorel, Edouard Berth, Hubert Lagardelle, Gustave Hervé, Georges Valois, Arturo Labriola, Angelo Oliviero Olivetti, Filippo Corridoni, Sergio Panunzio, du groupe La Lupa, du Fascio Rivoluzionario d’Azione Internazionalista, du Cercle Proudhon, etc. Non pas tant parce qu’ils étaient syndicalistes, mais parce que le syndicalisme (entendu ici au sens très large) était la fraction la plus significative des mouvements anticapitalistes durant les premières années du XXe siècle. Ce ne fut pas tant le corps de doctrine syndicaliste révolutionnaire qui joua un rôle, mais la convergence en son sein de thèmes propres au mouvement ouvrier avec le nationalisme, l’élitisme, l’anti-intellectualisme, le volontarisme héroïque et autres.

Maintenant, si nous regardons les choses cent ans plus tard, nous devons tenir compte de la circulation de la même idéologie dans les mouvements anticapitalistes actuels. En d’autres termes, de quelle manière, par quels moyens, les thèmes les plus caractéristiques de la droite circulent-ils dans les milieux de gauche, anticapitalistes ?

Dans ce chapitre, nous commencerons l’analyse des éléments qui constituent l’axe exogène du fascisme à la brésilienne.

L’axe exogène du fascisme brésilien repose sur les forces armées, les forces auxiliaires, les forces de sécurité privées et le crime organisé

Forces armées et forces auxiliaires
Les articles 142 et 144 de la Constitution brésilienne définissent le rôle des forces armées (armée de terre, marine et armée de l’air) et des forces auxiliaires (police militaire et pompiers militaires des différents États, effectifs qui font aussi partie de la réserve). En outre, il faut envisager la formation d’un corps de réservistes : ce corps inclut les membres du contingent qui ont accompli leur service militaire obligatoire, les officiers formés dans les Centres de Préparation des Officiers de Réserve (CPOR) et les Noyaux de Préparation des Officiers de Réserve (NPOR), et par les quelque 230 centres locaux de formation militaire («tiros de guerra» [2]) installés dans les villes petites et moyennes. Pour comprendre le rôle joué par les forces armées et auxiliaires dans le développement des tendances conservatrices et fascistes dans la société brésilienne, il est nécessaire de comprendre l’évolution historique de leurs méthodes de recrutement et de leur discipline interne, car ces deux éléments définissent les forces armées non pas à partir de leur rôle militariste évident, mais à partir de leurs fonctions de formation de la force de travail.

Autrefois, au Brésil comme ailleurs, le recrutement forcé dans les forces armées était monnaie courante. Qualifier le recrutement de forcé n’est pas exagéré : jusqu’au XIXe siècle environ, les hommes étaient littéralement enlevés par les sergents recruteurs pour servir dans les forces armées, l’enlèvement ayant lieu aussi bien dans les institutions pénales (commissariats de police, prisons, cachots, etc.) que dans les zones urbaines et rurales où ces agents décidaient à l’avance combien d’individus «indésirables» devaient être capturés pour la conscription. En règle générale, ce modèle comportait une série d’exemptions, en vertu desquelles certaines professions, certaines classes sociales, certains groupes d’âge, etc., étaient épargnés par les agents recruteurs ; il existait également un système de substitution, en vertu duquel le service militaire pouvait être effectué par un remplaçant (une personne payée par un individu fortuné pour effectuer le service militaire à sa place ; un esclave envoyé à la guerre à la place de son maître, etc.) ou était directement remplacé par une somme d’argent grâce à laquelle les individus fortunés achetaient leur exemption. Les nombreux noms (impressment, presse, levy, levée, leva, servizio di leva, vãrnplikt, voinskaja objazannost, etc.) sous lesquels le phénomène a été identifié dans différentes langues témoignent à la fois de son ubiquité et de la circulation de pratiques similaires.

Dans le cas du Brésil, les instructions mises en œuvre par la décision 67 du ministère de la Guerre, du 10 juillet 1822 sont restées en vigueur jusqu’en 1874, date à laquelle elles furent révoquées par la Loi 2556, du 26 septembre 1874. Le caractère disciplinaire de la conscription était explicite. L’exposé des motifs de la décision 67 reconnaissait la «nécessité d’une conscription plus active qui, sans porter atteinte aux arts, à la navigation, au commerce et à l’agriculture, sources de la prospérité publique, inclue les individus qui, n’exerçant aucune profession publique ou industrie légale, constituent un terrain propice aux activités criminelles». Le message était très clair : les hommes qui ne travaillaient pas, n’obéissaient pas aux autorités et ne vendaient pas leur force de travail ou ne rejoignaient pas la Garde nationale [3] [*] (qui fonctionnait comme une réserve) devaient être recrutés – le recrutement n’était pas non plus qualifié de forcé, car à l’époque ce substantif contenait déjà implicitement le caractère obligatoire, voire violent, du recrutement. La décision 67 fut complétée par un décret, du 20 novembre 1835, qui fixa une période de quinze jours chaque année durant laquelle les citoyens pouvaient s’enrôler volontairement dans l’armée en bénéficiant de certains avantages. Durant le reste de l’année, le recrutement forcé était maintenu et le texte stipulait que toute personne recrutée par cette méthode devait être «enfermée dans la caserne et gardée en sécurité jusqu’à ce que la discipline [militaire] la transforme en un individu capable d’être autorisé à une plus grande liberté».

«Tous les hommes blancs célibataires, et même les métis affranchis de 18 à 35 ans» étaient aussi soumis au recrutement par les instructions de la décision 67 à condition qu’ils n’appartiennent pas à certaines catégories : «les employés des débits de boissons et des tavernes, célibataires et âgés de 35 ans au plus»; «les miliciens indûment enrôlés, qui ne portent pas l’uniforme ou ne vivent pas d’une activité honnête et légale» ; «les hommes mariés» ; «le frère d’un ou plusieurs orphelins responsable de leur subsistance et de leur éducation» ; «le fils unique d’un agriculteur, ou celui de son choix, lorsqu’il y en a plusieurs, qui cultive des terres, soit en propriété, soit en bail ou en location» ; «le fils unique d’une veuve» ; «le gérant ou l’administrateur de fermes comptant plus de six esclaves, ou de plantations, ou d’élevages, ou de briqueteries» ; les «vachers, bouviers, maîtres-artisans gérant une boutique, les maçons, les charpentiers, les tailleurs de pierre, les pêcheurs de toute condition, pourvu qu’ils exercent effectivement leur métier et qu’ils aient une bonne conduite» ; les «marins, les mousses et jeunes gens embarqués ou enrôlés» ; «les capitaines de navires, les personnels de maintenance et autres métiers qualifiés» ; trois commis «dans les grands magasins», deux «dans les magasins de taille moyenne» et un «dans les petits magasins» ; enfin, «les étudiants qui présentent des certificats de leurs professeurs attestant de leur engagement et de leurs performances».

La législation impériale ultérieure illustre la dynamique de la lutte des classes sous l’Empire [1822- 1889]. Les officiers n’étaient bien sûr pas enlevés mais recrutés par le biais de mécanismes comme le cadetismo, selon lequel seuls ceux qui pouvaient prouver une ascendance noble «de quatre quartiers» (c’est-à-dire quatre grands-parents nobles) étaient admis à la fonction. Ce critère fut étendu entre 1809 et 1820 par des mesures qui permettaient aux fils d’officiers de devenir eux-mêmes officiers; ou comme les «soldats privés», qui permettaient aux fils de la «noblesse civile» (les docteurs en droit et en médecine, ou les commerçants «importants» et autres personnes fortunées) d’accéder à la fonction publique. Au fil du temps, la nouvelle législation institua de nouvelles exemptions pour les personnes occupant une position élevée dans l’échelle sociale, comme la possibilité d’être exempté du service militaire grâce à des remplacements ou à l’achat d’exemptions. L’interdiction de la conscription des enfants uniques des veuves était inapplicable dans des villes comme Salvador, où seule une petite partie de la population était officiellement mariée par l’Église catholique, en règle générale les mieux lotis de la société esclavagiste. Les Noirs libres, d’abord exemptés de la conscription, y furent inclus par la décision n° 560 du ministère de la Guerre, du 3 novembre 1837, grâce à un tour de passe-passe sémantique : les recruteurs avaient pour instruction de «ne pas exclure de la conscription les Noirs créoles, puisque la loi ne les exclut pas» – mais, comme nous l’avons vu, elle ne les incluait pas non plus. Il est important de savoir que ce n’est pas par hasard si la Sabinada [*] se produisit en 1837 ; si deux ans plus tôt, en 1835, la répression de la révolte de Malês [*] mit fin à un cycle de révoltes d’esclaves ; et si le Cabanagem* éclata dans la ville de Grão-Pará, où les «Noirs libres» et les groupes d’esclaves fugitifs [4] jouèrent un rôle décisif ; le recrutement servit à retirer de la circulation les «criminels» et les «fauteurs de troubles», lorsque la simple persécution pénale n’y parvenait pas. Le recrutement après la Sabinada, par exemple, se traduisit par le recrutement forcé d’un millier de rebelles dans les forces armées de Rio de Janeiro immédiatement après l’écrasement de la révolte, mais aussi par des centaines d’autres en fuite dans les municipalités de Bahia dans les mois qui suivirent, au point que le juge d’une de ces localités se plaignit de la pénurie de menottes pour immobiliser les recrues.

Le système de la conscription forcée était caractéristique des sociétés d’ancien régime, des monarchies absolues et de leurs vestiges féodaux. Sa structure rigide et nobiliaire, fondée sur la conscription forcée et la possibilité pour les aristocrates d’entretenir à leurs frais de grandes armées régulières en signe de pouvoir, fut remplacée par des armées dites nationales, constituées par la conscription universelle ou par tirage au sort parmi les citoyens enrôlés (au sens fort du terme, c’est-à- dire «inscrits sur une liste» contre leur gré). La mise en œuvre progressive du Krümpersystem créé par les généraux prussiens Gerhard von Scharnhorst et August von Gneisenau pour l’armée prussienne durant la première décennie du XIXe siècle marqua le remplacement du système de la conscription forcée fondé sur le recours aux soldats d’active et à la réserve, par le système de conscription universelle par tirage au sort et par un dressage du contingent sans avoir recours aux châtiments corporels. Dans le cas du Brésil, la loi 2556 tenta d’instituer un système combiné de volontariat et de tirage au sort pour la formation de forces d’active, mais, outre le fait que le jeu des exemptions, des substitutions et de l’achat d’exemptions restait dans la loi elle-même, l’enrôlement était laissé aux conseils paroissiaux présidés par les juges de paix et complétés par le curé et le délégué de chaque paroisse – précisément ceux qui voulaient se débarrasser des habituels «criminels», «fauteurs de troubles» et «indésirables». Comme le tirage au sort ne concernait que les personnes enrôlées par le conseil paroissial, le nombre de conscrits présentés par les paroisses était généralement inférieur à celui requis par les lois de mobilisation militaire, et le recrutement forcé était utilisé pour combler les postes vacants.

Même la loi 1860 du 4 janvier 1908, qui institua à nouveau le système de conscription par liste et abolit la conscription forcée, tarda à s’imposer. Une résistance farouche explosa contre le tirage au sort militaire, tant de la part de la Confederação Operária Brasileira [*] (COB) et de la Liga Antimilitarista Brasileira [*], du côté des travailleurs, que, du côté de la classe des gestionnaires [3] [*] et de la bourgeoisie, par l’Apostolado Positivista du Brésil [*]. Cette opposition est illustrée par une motion contre le tirage au sort présentée au Congrès brésilien en 1907 par l’Associação dos Empregados do Comércio (Association des employés de commerce) de Rio de Janeiro, affirmant qu’elle «désorganise radicalement les classes productives du pays» – certainement parce qu’elle mettait fin aux nombreuses exemptions professionnelles et instituait la conscription obligatoire pour tous les citoyens – pas seulement les «indésirables». Malgré la promulgation de la loi, dans de nombreux rapports ministériels de la Première République brésilienne [1889-1930], les statistiques indiquent une source de recrutement dite «autre», qui représentait 50% du recrutement dans la marine en 1920 (contre 12,48% de volontaires et 37,51% de recrues dans les écoles d’apprentissage de la marine) : le recrutement forcé continuait. En 1913, Estêvão Leitão de Carvalho affirma dans un article publié dans une revue de militaires réformateurs que les principales sources de recrutement étaient : a) les habitants du Nord-Est chassés par les sécheresses ; b) les chômeurs des grandes villes qui choisissaient le service militaire comme un emploi ; c) les criminels envoyés par la police ; d) les personnes inaptes au travail [6].

Dans les années 1910, un groupe d’officiers formés en Allemagne entre 1906 et 1912, et qu’on appela ironiquement les «Jeunes Turcs», mena une campagne intensive en faveur d’une réforme des forces armées. Considéré comme le «saint patron du service militaire» à cause de son intense campagne en faveur de la conscription par tirage au sort, Olavo Bilac [*] ne fut qu’un des nombreux individus convaincus par les «Jeunes Turcs» de se mobiliser pour la réforme des forces armées. Ils réussirent à faire pression pour que les autorités civiles perdent tout contrôle sur la conscription. Cette fonction fut transférée à l’armée et la conscription forcée fut supprimée. En 1916, après de nombreuses controverses et l’action incisive de la COB (dont le congrès de 1913 avait renforcé la lutte antimilitariste), le premier tirage au sort national pour les citoyens recensés fut organisé ; le rejet fut si grand que certains demandèrent en vain l’habeas corpus pour échapper à la conscription. En 1918, l’obligation de présenter une carte de réserviste pour servir dans la fonction publique fut instituée, et en 1945, elle fut étendue à la délivrance de cartes d’identité et de passeports et à la possibilité de porter plainte devant les «tribunaux du travail» [7]. La même année, l’ancienne Garde nationale fut supprimée et la Confederação Brasileira do Tiro, fondée en 1896 et désormais sous le contrôle de l’armée sous le nouveau nom de Confederação do Tiro de Guerra, confédération, à l’origine des actuels centres locaux de formation militaire («tiros de guerra»), fut réorganisée. La formation du personnel militaire, qui s’était déroulée à l’Ecole militaire de Praia Vermelha (1858-1904) dans un climat beaucoup plus académique et visant à former des «doutores» [8] bureaucrates plutôt que des guerriers, fut transférée d’abord à l’École de guerre de Porto Alegre (1906-1910) puis définitivement à l’École de Realengo (1913-1944), à laquelle on pouvait accéder en passant des tests d’admission publics. Même si le positivisme avait été progressivement éradiqué des écoles militaires à partir de 1904, l’idéal d’un corps d’officiers «professionnel et apolitique» imposé par le règlement intérieur de 1913 se heurta rapidement à l’opposition de ceux qui défendaient l’idéal du soldat-citoyen de la génération tenentiste [*], génération responsable d’innombrables soulèvements spécifiquement militaires et de l’intense participation de la caste des officiers à la politique brésilienne pendant la majeure partie du XXe siècle. Le système du tirage au sort remplaça finalement la conscription forcée, avec quelques variations imposées par des décrets pris en 1918, 1920 et 1939 [9]. Ce système resta en vigueur jusqu’en 1945, date à laquelle le décret-loi 7343 le remplaça par le système fondé sur une convocation générale. Ce système de recrutement est encore en vigueur aujourd’hui, à part certaines spécificités de chaque régime constitutionnel et certaines réformes importantes instituées par le décret-loi 9.soo du 24 juillet 1946 et la loi 4.37S du 17 août 1964.

Les forces armées remplissent aujourd’hui d’autres fonctions que la pure répression armée et le dressage brutal des travailleurs les plus rebelles, surtout parce que, depuis la participation du Brésil à la Seconde Guerre mondiale, elles se sont consacrées soit au soutien des forces de maintien de la paix de l’ONU (Suez, Timor oriental, Mozambique, Angola, Haïti), soit à la lutte contre les «ennemis intérieurs» (notamment dans le cas des guérillas [10] du Vale do Ribeira [*], de Caparaó [*] et d’Araguaia [*], et dans le cadre du soutien des opérations de garantie de l’ordre public [GLO] et des interventions). La raréfaction des engagements militaires brésiliens a dissous un autre clivage qui existait auparavant au sein des forces armées : celui entre les officiers diplômés des écoles militaires (les «doutores») et les officiers promus aux grades supérieurs en raison de leurs mérites au combat, généralement peu cultivés (les «tarimbeiros» [11]).

Toujours en matière de recrutement, les forces armées brésiliennes ont suivi une tendance internationale : celle du service militaire volontaire. Même si la Stratégie de défense nationale, publiée en 2008 et révisée en 2012, maintient le caractère obligatoire du service militaire, le nombre de postes vacants disponibles pour les nouvelles recrues est bien plus élevé que le nombre de jeunes qui se présentent pour faire leur service durant les périodes d’enrôlement ; en 2013, les données du ministère de la Défense ont souligné que, au Brésil, sur environ deux millions de jeunes convoqués chaque année pour le service militaire, six cents mille franchissent la deuxième étape de sélection et seulement deux cents mille effectuent leur service militaire. Ce rigoureux processus de sélection pour ces postes vacants conduit à des moyens de sélection informels. Dans les plus grandes communes, par exemple, où le contingent est généralement trop important, il suffit qu’un jeune présente un certificat médical pour une maladie quelconque et il échappera au service militaire pour «raisons de santé». Dans les municipalités des régions métropolitaines dépourvues de centres locaux de formation militaire (les «tiros de guerra»), il suffit d’obtenir une preuve de résidence d’un «parent» pour être inclus dans le sureffectif et de prêter serment au drapeau le jour même pour obtenir le certificat de réserviste dans la semaine. Il existe de nombreux autres moyens, liés aux possibilités du moment et aux failles juridiques. Grâce à de tels expédients, les candidats restants – toujours plus nombreux que le nombre de postes vacants – sont ceux qui désirent réellement faire leur service, et la sélection n’opère donc que parmi ceux qui veulent vraiment être approuvés. Ainsi, de légalement obligatoire, comme il l’est toujours, le service militaire est devenu, par des moyens informels, volontaire.

Et qui sont ces jeunes qui souhaitent absolument faire leur service militaire ? À cet égard, les forces armées brésiliennes suivent une autre tendance internationale : celle d’une séparation marquée entre les origines sociales des officiers et celles des engagés. La littérature internationale la plus récente indique que cette séparation est la règle. En Grande-Bretagne, où le service militaire est volontaire, une récente campagne publicitaire des forces armées a été accusée de se focaliser sur les jeunes socialement et économiquement défavorisés, ce qui peut être interprété à la fois comme une chance de mobilité sociale ascendante ouverte à ces jeunes (et aussi à d’autres issus de couches sociales différentes) et comme l’offre d’une carrière militaire – seule chance qu’auront ces jeunes d’échapper (dangereusement certes) à un travail mal payé. Même si le résultat obtenu semble assez évident, aux États-Unis, où le service militaire est également volontaire, une étude de l’année 2000 a démontré que les taux d’enrôlement étaient plus faibles chez les personnes dont les parents avaient fait des études supérieures, chez ceux qui avaient obtenu des notes élevées et bénéficié de plans de financement de leurs études supérieures ; quant aux taux d’enrôlement chez les Afro-Américains, les Hispaniques et les autres minorités ethniques, ainsi que dans les couches de la classe ouvrière plus vulnérables sur le plan économique, ils étaient plus élevés; aussi ancienne soit-elle, une telle étude corrobore l’hypothèse d’une autre étude similaire, cette fois fondée sur l’enrôlement dans l’armée américaine en 1972.

Au Brésil, bien que la conscription universelle «nivelle» formellement le service militaire obligatoire entre les citoyens issus de classes sociales distinctes, les nombreux moyens informels d’éviter le service militaire sont certainement plus accessibles à ceux qui peuvent utiliser leur influence sociale, économique et politique pour échapper à la conscription. De même, bien que la sélection publique par le biais de tests d’aptitude soit la méthode d’entrée dans les écoles d’officiers [12], le niveau de difficulté extrêmement élevé des tests crée un seuil très haut. Seuls les étudiants les plus studieux et les plus disciplinés l’atteignent ; ils proviennent en général des collèges militaires, des écoles techniques fédérales ou des écoles privées, où l’investissement par étudiant est plus élevé et, par conséquent, les conditions plus favorables à un développement intellectuel complet (ce raisonnement fait évidemment abstraction des tests d’aptitude physique). Bien qu’il ne détermine pas l’exclusion absolue des jeunes travailleurs qui souhaitent entrer dans la carrière d’officier, ce mécanisme leur impose des restrictions très lourdes, surmontables seulement par des efforts intenses et disproportionnés par rapport à ceux des enfants de bourgeois et de gestionnaires [*] qui ont eu accès à des écoles de meilleure qualité et bénéficié d’un investissement familial dans leur éducation.

Aujourd’hui, c’est donc le visage «social» des actions des forces armées et des forces auxiliaires qui contribue à gagner les cœurs et les esprits. Quel que soit leur état, les casernes offrent logement, nourriture et salaires aux jeunes travailleurs, notamment aux plus précaires. Cette vocation des forces armées en tant qu’institution favorisant l’ascension sociale, évidente depuis l’époque de l’Empire et renforcée par les réformes républicaines et celles du dictateur Getulio Vargas [*], a aujourd’hui ses propres contours.

Prenons l’exemple du Programa Soldado-Cidadão (Programme Soldat-Citoyen), initiative des forces armées mise en place depuis 2004 dans tout le pays et qui a déjà touché près de 200 000 jeunes ; en bref, il s’agit pour les forces armées d’offrir «des cours conformes à la demande du marché du travail régional», où les écoles techniques et militaires «sont partenaires dans la formation des jeunes qui quittent l’uniforme pour retourner à la vie civile». Parmi les domaines de qualification proposés aux recrues figurent les télécommunications, la mécanique, l’alimentation, la construction civile, les arts graphiques, l’habillement, le textile, l’électricité, le commerce, la communication, les transports, l’informatique, la surveillance, la peinture et la santé.

Créé en 1968, le Projet Rondon [13] a aussi été relancé : il s’agissait au départ d’une forme d’activité humanitaire proposée aux jeunes étudiants afin de les soustraire à l’influence des organisations opposées à la dictature militaire qui avaient dans les universités un champ d’action privilégié. Le projet fut interrompu en 1989, mais a repris en 2005 ; il a réalisé 76 opérations, dans 1 142 municipalités de 24 Etats du Brésil, avec la participation de 2 170 établissements d’enseignement supérieur et de 21 436 «rondonistas» (étudiants et enseignants universitaires) ; ces opérations ont touché environ deux millions de personnes. En 2016, 604 «rondonistas» ont développé des actions dans 29 municipalités des Etats du Maranhão, du Mato Grosso, du Rio Grande do Norte et de l’Espírito Santo.

Nous devons aussi évoquer le rôle des centres locaux de formation militaire (les «tiros de guerra»). Dans ces lieux, les forces armées fournissent les instructeurs (sergents et lieutenants), le matériel et les uniformes, tandis que les administrations municipales mettent à leur disposition terrains et bâtiments ; durant quarante semaines, les jeunes hommes en âge de s’enrôler dans l’armée assimilent les éléments de base de la discipline militaire, apprennent à tirer, suivent des cours sur les tactiques militaires (notamment sur la façon de contrôler des troubles civils), écoutent des «conférences données par des membres respectés de la communauté», effectuent des «visites d’entités publiques et privées» pour mieux connaître «les réalisations et les projets des municipalités dans tous les domaines».

Ils sont également incités à «participer à la vie de la communauté, en coopérant à l’apprentissage de l’ordre serré [14] et de l’éducation physique dans les écoles, aux compétitions sportives, aux actions civiques et sociales et autres jugées nécessaires». La discipline dans les centres locaux de formation militaire (les «tiros de guerra») est semblable à celle d’une caserne, bien que les jeunes hommes ne restent dans ces centres que pour la durée des cours ; le régime n’est pas celui d’un internat, mais d’une école. Il existe des centres locaux de formation militaire, dont certains sont déjà vieux de plusieurs siècles, dans de nombreuses villas brésiliennnes [15]. Dans certains cas, comme celui du Centre local de formation militaire de Sorocaba, la mairie inclut des formations professionnelles dans le contenu des cours. Pour cette raison, les municipalités qui demandent à créer des centres locaux de formation militaire ne manquent pas, comme Iúna (dans l’État d’Espirito Santo), Cajati et Itupeva (dans l’État de São Paulo). Pour les petites et moyennes municipalités, avoir un centre local de formation militaire est un signe de «progrès», de rapprochement avec les institutions métropolitaines.

Les forces armées ont ainsi repris leur rôle classique de formation des nouvelles générations de travailleurs, en l’adaptant aux exigences du moment.

Si l’impitoyable discipline militaire servait à punir et «resocialiser» les «indésirables», elle forme aujourd’hui des générations de travailleurs toujours plus «organisés», «disciplinés», «entreprenants», bref, plus productifs. Pour former de bons travailleurs, qui se laisseront exploiter plus facilement et de leur plein gré. L’objectif est de former les nouvelles générations dans des moules nationalistes et «républicains», sur la base d’un égalitarisme formel (d’origine clairement positiviste [16]) entre «citoyens» de classes distinctes au sein de l’armée et de la société.

Le problème du fascisme vient-il de là ? Non. Le dressage des travailleurs par les forces armées crée les conditions idéologiques et pratiques du fascisme, mais il n’est pas en soi fasciste. Il faut d’autres éléments dont la croissance des sociétés de sécurité privées que nous allons maintenant évoquer.

Les forces de «sécurité» privées
Nous ne faisons pas seulement allusion aux agents de sécurité qui se promènent la nuit sur leur vélo dans certains quartiers en sifflant pour faire connaître leur présence. De plus, ceux qui travaillent dans les hôtels, les boîtes de nuit et les restaurants ne sont pas uniquement des policiers en fonction qui prennent un boulot d’appoint durant leur temps libre – dans ce cas, ils relèvent plutôt du modèle de l’agent de sécurité informel. Ce secteur est certainement important, puisque les hommes d’affaires du secteur calculent que, pour chaque agent de sécurité déclaré, il y a trois clandestins ; mais faute de statistiques, l’analyse de ce secteur informel se révèle difficile. Nous en resterons donc au secteur formel de la sécurité privée, représenté par les entreprises de sécurité agréées par la police fédérale. Leurs effectifs nous permettront d’élaborer des hypothèses sur l’importance du secteur informel.

Tout d’abord, nous devons dissiper un mythe : celui selon lequel la sécurité privée prospérerait lorsque la violence augmente. La violence peut être une cause très lointaine de cette croissance, mais elle n’est pas une cause immédiate, comme nous le verrons.

Selon l’Atlas de la violence 2017 de l’Instituto de Pesquisa Económica Aplicada (IPEA), le Brésil a enregistré 59 080 homicides en 2015, consolidant une hausse du plateau de l’indicateur à près de 60000 meurtres par an. Entre 2005 et 2007, ce nombre se situait entre 48 000 et 50 000. Certains États du Nord et du Nord-Est, comme le Rio Grande do Norte, ont connu une augmentation de plus de 100 % du taux d’homicides entre 2005 et 2015.

Dans un tel scénario, il faut s’attendre à ce que le nombre d’entreprises de sécurité ou le nombre de travailleurs embauchés dans ce secteur augmente. Le tableau 1, tiré des statistiques de la Federação Nacional das Empresas de Segurança e Transporte de Valores (Fédération nationale des entreprises de transport de valeurs et de sécurité, FENAVIST), montre l’évolution du nombre d’entreprises.

Ces chiffres permettent de constater 1) que le nombre d’entreprises du secteur augmente fortement durant les «années de boom» ; 2) que cette augmentation diminue durant les années de moindre croissance économique ; et 3) que, pendant les années de crise et de récession, la croissance de ce secteur baisse jusqu’à ce que le nombre d’entreprises se réduise (en 2016).

A cela s’ajoute la variation du nombre de travailleurs embauchés par ces entreprises, comme le montre le tableau 2.

En ce qui concerne l’embauche de travailleurs, le comportement de ce secteur suit un profil similaire à celui des entreprises des autres secteurs : réduction des embauches en période de crise. Un rapport de Valor publié en 2016 fournit d’autres détails sur l’activité commerciale : le prix facturé par les entreprises de sécurité tient compte du nombre d’agents de sécurité engagés par les clients ; malgré cela, les entreprises n’ont pas été en mesure de répercuter entièrement sur les clients les augmentations de salaire concédées à leurs employés. Alors que l’augmentation moyenne du salaire de l’agent de sécurité en 2016 était de 11,15 %, la même année, l’Indice national des prix à la consommation (INPC) a augmenté de 6,58 %. Selon le président de la FENAVIST, Jefferson Furlan Nazário, «au cours des cinq dernières années, le secteur a accordé des réajustements supérieurs de 8,32 % à l’inflation».

Tout cela s’est peut-être produit, non pas à cause des fluctuations de la conjoncture économique, mais en raison de l’évolution des technologies et des processus de travail. Il faudrait savoir dans quoi ont investi les sociétés affiliées à la FENAVIST.

L’étude de la FENAVIST souligne que des investissements en matériel et en flotte ont été réalisés tout au long de l’année 2016, uniquement pour maintenir l’infrastructure. Le nombre de véhicules blindés a diminué, passant de 4 500 en 2015 à 4 300 en 2016. Le pic a été atteint en 2013, avec 4 800 véhicules. Pour ce qui concerne les voitures d’escorte armées, on en comptait 3 400 en 2014 et 2015, puis 3 600 en 2016. Le tableau 3 montre l’évolution de l’achat de munitions par ce secteur entre 1990 et 2012.

En croisant l’évolution du nombre d’entreprises avec l’évolution du nombre de travailleurs embauchés et avec le profil des investissements, on constate que, contrairement au mythe selon lequel l’industrie de la sécurité se développerait parallèlement à l’augmentation de la violence, les entreprises de ce secteur suivent le comportement général des entreprises durant les conjonctures économiques successives. C’est la thèse défendue par le président de la FENAVIST, Jefferson Furlan Nazário, dans un article publié en 2017 par le journal O Estado de São Paulo. En outre, Mauro Catharino, directeur de Mezzo Planejamento et responsable de l’«Étude sur le secteur de la sécurité privée», a déclaré que, dans les années 2000, «le secteur a cru de 8% par an dans le monde, même dans les pays où la violence urbaine n’était pas aussi préoccupante qu’aux États-Unis. Et cette croissance entretenait une relation directe avec l’augmentation des actifs». Clodomir Marcondes, directeur de Power Segurança, confirme cette hypothèse, en soulignant même qu’«un homme d’affaires puissant peut dépenser entre 20 000 et 30 000 euros par mois pour garantir sa sécurité et celle de sa famille».

La division entre un secteur formel et un secteur informel doit également être analysée sous cet angle. Précisément parce qu’il s’agit d’un service fourni dans un cadre capitaliste – et, comme nous l’avons vu, parce qu’elle suit un comportement similaire à celui des entreprises de n’importe autre secteur – la sécurité est également soumise aux pressions de la productivité et de l’innovation technologique, et donc au besoin d’investissement. Il existe aussi une division dans ce secteur entre, d’une part, les capitalistes capables de créer un plus grand sentiment de sécurité grâce à leur usage des technologies, au volume de travailleurs mobilisés, etc., résultant d’investissements continus, et, d’autre part, les capitalistes moins capables de réaliser de tels investissements, et qui, pour cette même raison, ont tendance à répondre aux besoins de sécurité de secteurs capitalistes aussi arriérés qu’eux, ou de rues et de quartiers de travailleurs qui ne font plus confiance à la police pour leur assurer un sentiment de sécurité minimal.

Il n’est pas inutile, avant de poursuivre, de souligner que les entreprises de sécurité recrutent leurs employés dans la même base sociale que les forces armées recrutent leurs volontaires qui occuperont des rangs inférieurs de la hiérarchie militaire : les jeunes travailleurs précaires. Comme il n’y a pas de restriction d’âge pour travailler dans la sécurité, le recrutement se fait parmi les jeunes qui ont quitté les forces armées pour la réserve. De plus, en raison de l’absence de limite d’âge et des normes disciplinaires extrêmement rigides des forces armées, le secteur de la sécurité privée devient une opportunité d’emploi, bien qu’il soit très dangereux et mal payé, pour les travailleurs plus précaires.

Le crime organisé
Un autre secteur a commencé à mobiliser les travailleurs pauvres, en particulier les jeunes des quartiers pauvres : ce qu’on appelle le «crime organisé», dont la dimension illégale nous importe peu dans ce chapitre puisque nous nous intéressons seulement aux effets de cette forme d’organisation et de cette activité.

Dans le cas des milices de Rio, les conflits de pouvoir et de territoire entre elles sont devenus la règle après l’arrestation des dirigeants de la milice de la Liga da Justiça [*], tout comme l’étaient auparavant les conflits de territoire avec les factions du trafic de drogue. La reproduction du modèle des milices de Rio de Janeiro, considérée comme une hypothèse plausible depuis longtemps, était déjà une réalité incontestable dans les États du Pará, de São Paulo, de Bahia, du Ceará et du Mato Grosso do Sul en 2016. Parfois, le lien entre les milices et les politiciens est plus direct, et sert à justifier leur présence dans certains quartiers. Certains politiciens participent directement à leurs activités ou, à l’inverse, certains chefs de milice accèdent à des postes parlementaires.

Comme si leur rôle économique ne suffisait pas, les groupes du crime organisé imposent aussi leur férule à des territoires entiers. Des codes éthiques prolifèrent dans ce milieu ; l’exemple le plus récent est celui de João Pessoa mais ce n’est qu’un modèle parmi ceux trouvés dans les États de Roraima, de Bahia, du Paraíba, de Rio de Janeiro, du Rio Grande do Norte, du Ceará, de São Paulo, du Maranhão, et la circulation des modèles entre les organisations est notoire.

Le problème n’est pas de «traiter les habitants des favelas comme des citoyens à part entière», comme le souhaitent certains spécialistes, mais de déceler les formes de travail cachées derrière l’illégalité. Là aussi, nous avons affaire à une transmutation de la révolte des jeunes contre le «système» en une mobilisation entrepreneuriale réactionnaire, absolument favorable à l’ordre social. Il nous faut souligner un autre aspect : la circulation des personnes entre la police et le crime organisé. Le cas des milices de Rio est le plus connu. Des policiers y ont agi en tant qu’agents infiltrés de la Liga da Justiça (la plus grande milice de Rio) en collaboration avec la direction de l’Inspection générale de la police, ce qui leur a permis de fournir des informations sur les plans et les actions du Secrétariat de la sécurité publique. On sait également que des militaires circulent entre les forces armées et la criminalité, et vice versa ; la structure logistique des forces armées et la très faible interférence des polices militaire et civile dans les opérations logistiques militaires sont très tentantes, ce qui permet aux soldats de base comme aux officiers ceux de haut rang de s’impliquer facilement dans le trafic de drogue et d’autres formes de crime organisé.

Les éléments fascistes
Nous avons évoqué le dressage des travailleurs au sein des forces armées et des forces auxiliaires ; la prolifération des entreprises de «sécurité» au point que leurs effectifs dépassent ceux de l’armée, voire mobilisent deux fois plus de personnels ; les fonctions disciplinaires du crime organisé, tant vers l’intérieur (codes éthiques) que vers l’extérieur (imposition d’une discipline communautaire) ; et le fait que beaucoup d’individus circulent entre les trois secteurs.

Mais où se trouve le lien entre les éléments belligérants de la société et la politique ? Entre eux et le fascisme ?

Le site Passa Palavra s’est récemment demandé si les revendications des militaires pouvaient, ou non, être incluses dans les revendications de la classe ouvrière ; ce même article a souligné comment les revendications salariales des militaires ont servi de tremplin à leurs dirigeants pour se lancer dans des carrières politiques avec plus ou moins de succès. Un rapport de Beta Redação présente des données importantes sur la participation des militaires à la politique. En 2014, 25 000 personnes se sont présentées aux élections pour être député d’État, député fédéral, sénateur, gouverneur et président de la République. Parmi ces candidats, seuls 667 ont été signalés comme militaires, soit 2,6% du nombre total de concurrents. Le résultat est numériquement négligeable : seuls 9 de ces 667 candidats ont réussi à être élus. La réalité est similaire, mais la représentation est encore plus rare aux élections municipales. En 2016, 479 942 personnes se sont présentées aux élections des maires et des conseillers municipaux. Seuls 2 000 d’entre eux étaient des militaires, soit 0,41 % du total. Bien sûr, l’interdiction faite aux militaires de participer à la vie politique influence les chiffres, mais dans un pays de 200 millions d’habitants, l’élément militariste, si l’on compte les forces armées (environ 300 000 personnes) et les sociétés de «sécurité» (environ 600 000), mobilise 0,45% de la population. Les militaires seraient-ils sur-représentés dans l’univers des candidats aux élections de 2018 comme ils l’étaient en 2014 ? Et que signifie cette sur-représentation – ou, plutôt, cette sur-représentation aux élections fédérales et étatiques et cette sous-représentation aux élections municipales ?

Pour répondre à cette question il faut s’intéresser à un facteur qui se situe plutôt en arrière-plan : la baisse présumée des budgets militaires, surtout pendant la récession de 2014-2017. En 2012, un reportage de la chaîne Globo (G1) a pu donner l’impression que les forces armées brésiliennes avaient été mises au rebut : elles disposent de munitions pour moins d’une heure de combat (selon le général de réserve Maynard Marques de Santa Rosa) et ne conservent que les stocks minimums pour les besoins de l’instruction militaire ; leur armement léger est obsolète puisque les 120 000 fusils automatiques légers (FAL) sont utilisés depuis plus de trente ans et que le design même de ce fisom, conçu entre 1946 et 1954, a déjà deux ou trois générations de retard ; 92% des moyens de communication souffrent d’une franche obsolescence et 87% des équipements ne sont même pas en état d’être utilisés ; les uniformes importés de Chine se décolorent au premier lavage ; voitures, bateaux et hélicoptères sont en nombre limité, et les véhicules blindés sont vieux de 40 à 50 ans ; entre 2002 et 2012, le pourcentage du produit intérieur brut (PIB) investi dans la défense était d’environ 1,5 %, selon les chiffres du ministère de la Défense ; si le pourcentage a augmenté légèrement en 2009, lorsque 1,62 % du PIB était destiné au secteur, en réalité 90 % des ressources étaient destinées au paiement des salaires, et seulement 10 % à la maintenance et aux nouveaux investissements, etc.

Il est très probable que, avec le processus de modernisation technologique, tactique et stratégique des forces armées dans le monde, la taille des forces armées brésiliennes sera réduite afin d’augmenter la marge budgétaire pour les investissements et d’actualiser la composition du budget des forces armées aux niveaux recommandés par l’OTAN, avec un plafond de 40 % pour les dépenses de personnel. Inclus dans la Stratégie de défense nationale de 2008 et été mis en œuvre au compte-gouttes, le Système intégré de surveillance des frontières (SISFRON) illustre cette transition vers un modèle de défense plus technologique : si le projet aurait dû bénéficier d’un milliard de reais par an (soit 193 millions d’euros) pendant 11 ans pour être appliqué, le montant annuel moyen payé par le gouvernement fédéral de 2013 à 2017 a été bien inférieur (220,9 millions de reais soit 42,7 millions d’euros). Malgré la crise, le gouvernement fédéral a de nouveau augmenté ses investissements dans le secteur de la défense ; l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) a indiqué dans une étude de 2017 que le Brésil «a enregistré une augmentation des dépenses militaires supérieure à la moyenne mondiale, et bondi de la 13e place, en 2016, à la 11e place du classement des pays qui investissent le plus dans ce secteur».

Le scénario complet est celui indiqué dans le tableau 4.

Comme on peut le constater, non seulement le Brésil fait partie des quinze pays à connaître les dépenses militaires les plus élevées au monde, mais, en tenant compte de la variation des dépenses militaires entre 2008 et 2017, il est le neuvième pays parmi les quinze à connaître la plus grande variation positive. Le tableau 5 montre également comment la part des dépenses militaires dans le PIB brésilien est compatible avec celle des économies développées.

Ces derniers chiffres doivent être considérés avec prudence, car des proportions plus importantes d’un petit PIB signifient, en pratique, des dépenses militaires faibles, tandis que des proportions plus faibles d’un grand PIB correspondent, en pratique, à des dépenses militaires élevées. Toutefois, étant donné que le PIB du Brésil est proche de celui de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Italie et de l’Indonésie, et qu’il représente presque le double du PIB de pays comme l’Espagne et la Thaïlande, ces précautions doivent être pondérées par une autre : la taille du territoire à défendre. Les dépenses militaires brésiliennes ne peuvent être comparées avec profit qu’à celles de pays de taille similaire (Russie, Canada, Chine, États-Unis, Australie). D’autre part, la comparaison diachronique montre que, même sous des régimes militaires, la part des dépenses militaires dans le PIB brésilien est parfaitement compatible avec celle des pays dépourvus d’une industrie militaire nationale (Canada, Philippines) ou qui ne sont pas fréquemment impliqués dans des conflits armés (Espagne, Italie).

Si la crise des forces armées brésiliennes est réelle et indéniable, l’augmentation progressive des budgets militaires ne l’est pas moins, comme le montre le tableau 6, construit à partir des données d’un rapport sur cette crise.

Bien que le rapport montre une augmentation du budget militaire brésilien, il souligne également une tendance à la baisse des dépenses primaires du ministère de la Défense par rapport aux dépenses primaires nationales, comme le montre le tableau 7.

La discussion sur le «désinvestissement» dans les forces armées brésiliennes néglige souvent de prendre en compte la conjoncture économique spécifique à chaque période. De manière très générale, les variations négatives de 1998 et 2000 se comprennent facilement dans le contexte d’une crise économique mondiale qui a également touché le Brésil. Quant à la variation négative de 2004, elle se comprend aussi facilement dans le contexte de l’instabilité causée par la succession présidentielle où la montée du Parti des travailleurs a affolé les investisseurs et les hommes d’affaires. À tel point qu’en 2008 et 2010, années de prospérité économique, la part du budget du ministère de la Défense dans le budget du Brésil a de nouveau augmenté, pour retomber en période d’instabilité et de crise économique. Il faut également tenir compte du fait que tous les budgets publics sont l’objet de conflits de distribution, durant lesquels (à l’exception des budgets astreignants de la santé et de l’éducation) les secteurs du service public les mieux positionnés dans les mailles du pouvoir – via les connexions avec les ministres et les postes de confiance, les amendements parlementaires, ou les groupes de pression externes au gouvernement – accèdent à de plus grands volumes de ressources ; la différence est que le pouvoir de pression des militaires se trouve en définitive dans leurs armes, et non dans leurs relations politiques.

Si la tendance au désinvestissement s’inverse pendant les phases de prospérité économique, tous les conscrits ne le perçoivent pas. Bien sûr, le haut commandement et l’état-major des forces armées brésiliennes en sont conscients puisque, avec d’autres membres importants de la classe des gestionnaires [*], ils possèdent une vision de l’ensemble et des entrailles du fonctionnement de l’État. Cependant, ils ne perçoivent même pas le facteur économique comme un élément fondamental : n’oublions pas que dans les programmes des écoles de formation des officiers, la géopolitique est la matrice fondamentale pour comprendre les relations internationales, et non l’économie. Ou plutôt : l’économie fait partie de la formation des officiers, mais occupe une position subordonnée à la géopolitique. Ils perçoivent donc la face la plus ostensible des relations de pouvoir, mais courent le risque de laisser échapper d’autres éléments, plus sophistiqués, de la construction et de la consolidation du pouvoir et de l’hégémonie. Même les officiers supérieurs qui sont plus à l’écoute des tendances de pointe de la pensée et de la pratique militaires, telles que la guerre de quatrième génération [*] et autres guerres asymétriques, le font encore au niveau strictement tactique et soumettent ces nouvelles formes de combat aux schémas traditionnels de la grande stratégie. Si ce scénario est tout à fait plausible pour le haut commandement et le corps des généraux, il est encore plus répandu chez les officiers supérieurs (commandants, lieutenants-colonels et colonels), les officiers subalternes (capitaines, aspirants et lieutenants), les engagés (caporaux, sergents, sous-lieutenants et lieutenants), et les soldats et marins, ces derniers représentant le gros des conscrits.

Le principe de la hiérarchie militaire suppose également un haut niveau de cloisonnement de l’information ; par conséquent, le haut commandement et le corps des généraux ne partagent pas toutes les informations dont ils disposent. Or, c’est précisément l’accès à des informations privilégiées qui pourrait combler les lacunes dans la formation économique du corps des officiers et éclairer le fonctionnement des investissements budgétaires dans les forces armées ; sans cette information, l’immense majorité des militaires, formés à l’école de la géopolitique, envisagent la lente détérioration des forces armées uniquement comme une question de «volonté politique». Cette volonté peut être interprétée de diverses façons : de la bonne compréhension des conflits en matière de distribution budgétaire et de l’élection de politiciens dont les campagnes sont fondées sur le renforcement des éléments militaristes dans la société (c’est l’un des secrets du succès électoral de la «bancada da bala» [17]), à la construction des théories conspirationnistes les plus absurdes et délirantes.

C’est dans ces théories que puisent les éléments fascistes issus des forces armées. Lors de mes recherches pour ce livre, j’ai eu l’occasion de consulter les médias employés par les influenceurs numériques de ces ailes radicales du militarisme ; je ne mentionnerai aucun lien afin de ne pas leur donner plus de lecteurs. Je peux toutefois affirmer qu’il s’agit d’un réseau très bien développé de sites web, de blogs, de profils YouTube, Facebook et Instagram, qui prospère dans un écosystème numérique raisonnablement cohérent et entretient beaucoup d’interactions entre ses composantes. Dans ce milieu circulent des théories bien fragiles, mais qui, illustrées par une pléthore de données et d’informations décontextualisées et consolidées par des réfutations fallacieuses des arguments contraires, passent tranquillement pour des «vérités». C’est là que des courants radicalement hostiles à la gauche, ou ouvertement fascistes, se sont formés parmi les soldats, les caporaux et les officiers. Héritage de la dictature ? Bien sûr, ce facteur est indéniable, mais il en va de même pour ce que j’appelle les «externalités négatives d’Internet» : la plus grande possibilité de communication directe entre «pairs» (peer-to-peer) et la réduction de la distance entre l’émetteur et le récepteur, ainsi que la multiplication des expéditeurs, permettent à certains «ghettos discursifs» de communiquer entre eux sans qu’intervienne la médiation des instruments de communication traditionnels ; ainsi, ils font circuler beaucoup plus rapidement ce qui, en d’autres temps, aurait nécessité la médiation d’éditeurs, de traducteurs et d’autres appareils spécialisés. Discours et allocutions de généraux, «fuites» de contenus audios, articles de publications paléo-conservatrices, traductions grossières de vidéos d’influenceurs numériques similaires produites dans d’autres pays, telles sont les principales sources de cet écosystème. Puisque les questions abordées par ces réseaux sont les mêmes que celles qui préoccupent le reste de l’armée, et puisqu’ils proposent des explications erronées et fallacieuses, mais apparemment cohérentes et consistantes, à des problèmes perceptibles à l’œil nu, ces influenceurs numériques opèrent comme les intellectuels organiques des secteurs radicalisés des forces armées. Ils exercent aujourd’hui un rôle qui était autrefois celui des «doutores» parmi les généraux et autres officiers supérieurs.

Tel est le premier axe exogène au fascisme où ses thèmes et ses idées peuvent facilement circuler. Les militaires radicalisés par la perception (erronée) d’un démantèlement volontaire des forces armées créent des explications (en fait des bricolages fallacieux) pour ce phénomène, ce qui donne lieu à des théories du complot qui, si elles ne sont pas adoptées dans leur intégralité par la majorité des sujets immergés dans l’élément militariste de la société, y trouvent un support pour une ample circulation. Le deuxième axe exogène est le «fondamentalisme» religieux et moral, que nous aborderons ultérieurement.

Manolo, septième et dernier chapitre de «Fascisme à la brésilienne ? Le développement du camp fasciste dans la politique brésilienne», livré édité en portugais du Brésil par le collectif Passa Palavra en 2021, et disponible en ligne ici : https://passapalavra.info/2021/08/139367/ . Dans cette traduction nous n’avons pas inclus les très nombreuses références figurant dans les notes, mais elles sont évidemment disponibles dans le livre.

GLOSSAIRE (établi par le traducteur)

Apostolado Positivista do Brasil: groupe de pression et «think tank» avant la lettre qui influença la politique brésilienne, principalement dans la décennie précédant et suivant la proclamation de la République en 1889. Les positivistes brésiliens soutiennent la nécessité de la séparation entre l’Église et l’État, l’abolition de l’esclavage, le métissage et l’instauration de la République ; ils défendent le fédéralisme ; ils critiquent (déjà !) le «despotisme sanitaire» lié à la… vaccination obligatoire ; ils sont hostiles aux grèves et aux associations ouvrières, mais prônent des réformes sociales (journée de 7 heures, dimanche non travaillé, 15 jours de congés annuels, salaire en cas de maladie, retraite, etc.) . «L’Apostolat Positiviste du Brésil, principal groupe positiviste en activité dans le pays à la fin du XIXe siècle (…) a commencé à adapter le travail de Comte au contexte brésilien, en essayant d’établir des stratégies d’action politique qui répondraient aux demandes de la société, ayant comme objectif central de régénérer la société brésilienne, en harmonisant les questions brûlantes afin d’éviter le déclenchement d’une révolution socialiste. C’est exactement le sens de l’idée d’“ordre et de progrès”, initialement établie par la doctrine positiviste d’Auguste Comte. Harmoniser un certain ordre qui permettrait un certain progrès, contrôlé par une élite positiviste, afin d’éviter des changements brusques dans l’ordre social existant. Le principal drapeau défendu par l’Apostolat tout au long de son action politique était “l’incorporation du prolétariat dans la société moderne”, qui se ferait initialement par l’abolition de l’esclavage, comme moyen d’harmoniser la société, en évitant la conflagration d’une révolution socialiste. Après l’abolition de l’esclavage, le thème central de l’activité politique de l’Apostolat est le dépassement de l’Empire et l’instauration d’une République fédérative dictatoriale telle qu’envisagée par la doctrine positiviste» [18] L’Apostolat positiviste du Brésil tenta, en vain, d’influencer aussi l’«assimilation» des Indiens». Les positivistes considéraient les Indiens comme des peuples étant restés bloqués au stade «théologique», plus précisément «fétichiste» ; ils devaient être éduqués, mais sans utiliser la violence ni les exproprier, et il fallait leur accorder le statut de nations indépendantes. L’Apostolat positiviste du Brésil se transforma ensuite en Église positiviste du Brésil.

Araguia guérilla d’ (1967-1974): région située dans le sud de l’Etat du Para, choisie par le PCdoB, scission du Parti communiste brésilien. Une soixantaine de militants, dont certains résident dans cette zone depuis quelques années, se fondent dans la population, sans apparaître politiquement et en travaillant notamment dans le secteur de la santé. Repérés par la police politique, ils décident de lancer la guérilla plus tôt que prévu et sans avoir mené le travail politique nécessaire auprès des paysans. Malgré cela, l’armée devra mener trois campagnes en deux ans pour exterminer tous les membres du groupe, y compris en bombardant des zones de la forêt au napalm, portant ainsi un coup fatal aux mouvements de guérilla au Brésil. La dictature tenta de cacher l’existence de ces affrontements et de ce massacre et c’est seulement à partir de 1978 qu’ils commencèrent à être connus du grand public. La plupart des corps des guérilleros n’ont toujours pas été retrouvés.

Bilac, Olavo (1865-1918) : journaliste, conteur et poète, républicain et nationaliste, partisan actif du service militaire obligatoire et auteur d’un « Hymne au drapeau du Brésil».

Cabanagem, révolte de (6 janvier 1835-23 août 1840) : soulèvement social et politique qui rassembla au moins 25 000 hommes armés dans la province de Grão-Pará, hostiles à la domination portugaise qui voulait conserver cette région comme colonie. Une alliance se noua entre Indiens et métis pauvres, esclaves en fuite et membres de la classe moyenne. La répression fit entre 35 et 40 000 victimes, principalement parmi les populations indiennes et métisses.

Caparao, guérilla de : tentative d’insurrection armée contre la dictature brésilienne, mobilisant une vingtaine de militants, pour la plupart d’anciens officiers. S’inspirant de la guérilla de la Sierra Maestra, financés et entraînés par les Cubains, ils choisissent de s’installer dans la chaîne de montagnes de Caparao, entre 1966 et 1967. Abandonnés par Castro avant même de pouvoir tirer le premier coup de fusil, ils sont rapidement arrêtés.

Chibata, révolte de (novembre 1910) : mutinerie navale mobilisant entre 1 500 et 2 000 marins contre l’utilisation systématique du fouet par les officiers d’origine européenne pour punir les marins d’origine africaine (noirs et mulâtres). Bien que l’esclavage eût été aboli au Brésil em 1888, le comportement des officiers euro-brésiliens n’avait guère changé envers les équipages, anciens esclaves ou fils d’esclaves, ou sous-prolétaires d’origine européenne ; de plus la marine servait fréquemment à «corriger» les jeunes pauvres, les petits délinquants, les individus sans instruction, qui vivaient dans les bidonvilles et étaient obligés de signer des contrats longs. Les marins prennent le controle de trois cuirassés tout neufs et d’un croiseur, ce qui leur donne une certaine puissance de feu, et gèrent eux- mêmes leurs bateaux sans les officiers, faits prisonniers ou abattus. Ils tirent à coups de canon sur la ville de Rio. Acculé, le gouvernement cède et, dans un premier temps, les marins obtiennent satisfaction et sont amnistiés mais beaucoup sont ensuite renvoyés de la marine. Lors d’un second mouvement, quelques semaines plus tard, de nombreux mutins sont jetés en prison ou envoyés dans des camps de travail dans les plantations de caoutchouc du Nord.

Confederaçao Operaria Brasileira: première centrale syndicale fondée em 1908. Socialistes et anarchistes y coexistent au départ mais officiellement, l’organisation doit être indépendante de tous les partis. Fédéralisme, décentralisation, action directe et grève générale deviennent les orientations principales de la COB, ce qui lui donne une tonalité de plus em plus syndicaliste révolutionnaire avant la première guerre mondiale. Elle dirige de nombreuses grèves pour la réduction de la journée de travail et l’augmentation du coût de la vie, mais son influence déclinera après la première guerre mondiale, tant à cause des syndicats socialistes et communistes concurrents que de la répression étatique.

Gestionnaires : Dans sa préface au livre de João Bernardo Economia dos conflitos sociais (Economie des conflits sociaux, 1991, 2e édition 2009) Maurício Tragtenberg définit les gestores (gestionnaires) en ces termes : «L’un des points les plus importants [de ce livre] traite de la structure des classes dirigeantes et souligne une bifurcation, au sein de la classe capitaliste, entre ce que João Bernardo appelle la classe bourgeoise et celle des gestionnaires. La classe bourgeoise est définie à partir d’une perspective décentralisée, c’est-à-dire, en fonction de chaque unité économique dans son microcosme. La classe des gestionnaires, en revanche, a une portée plus universalisatrice et est définie en fonction des unités économiques reliées à l’ensemble du processus. Toutes deux s’approprient la plus-value ; toutes deux contrôlent et organisent les processus de travail ; toutes deux garantissent le système d’exploitation et occupent ont une position antagoniste face à la classe ouvrière. Mais la classe bourgeoise et celle des gestionnaires diffèrent de plusieurs façons: 1) par les rôles qu’elles jouent dans le mode de production; 2) par les superstructures juridiques et idéologiques qui leur correspondent ; 3) par leurs origines historiques différentes ; 4) par leur évolutions historiques différentes. Alors que la classe bourgeoise organise de s processus particularisés visant à sa reproduction à un niveau microcosmique, la classe des gestionnaires organise ces processus particularisés en les reliant à un fonctionnement économique mondial et transnational. Il convient également d’ajouter que, pour l’auteur, la classe des gestionnaires tente parfois de se faire passer pour une classe non capitaliste, mais il ne s’agit que d’une apparence.»

Guardia Nacional (1831-1922): force de maintien de l’ordre créée en raison de la méfiance de la Régence, sous l’Empire, envers l’armée dont la base est à ses yeux trop populaire et la direction peu fiable politiquement. Disposant d’une forte base municipale, elle recrute parmi les personnes qui ont le droit de vote et un certain niveau de revenus, donc parmi les notables. Ses effectifs atteignent près de 600 000 hommes en 1864. Avec l’avènement de la République en 1889, la Garde nationale perd progressivement son importance par rapport à l’armée pour finalement y être absorbée puis supprimée.

Liga Antimilitarista Brasileira : créée en 1908 par les anarchistes au sein de la COB, pour lutter contre la loi sur le service militaire obligatoire, elle commence à publier le périodique Não Matarás! («Tu ne tueras pas !»).

Liga da Justiça: nom de la milice la plus connue de Rio, créée en 1995, et à laquelle ont appartenu au moins deux hommes politiques.

Malês, révolte des : important soulèvement social et religieux d’esclaves africains musulmans qui se déroula au centre de Bahia en 1835 mais ne mobilisa ni les esclaves noirs ou mulâtres nés au Brésil, ni les Noirs ou mulâtres libres, considérés par les insurgés comme des ennemis potentiels. Malê est um mot brésilien qui vient du yoruba imalê, musulman. Les rebelles étaient originaires des côtes du Bénin, du Togo et du Nigéria actuels et avaient été enlevés en Afrique pour travailler dans les moulins à sucre et les plantations de tabac au Brésil, mais ils étaient aussi en contact avec d’autres esclaves qui avaient une plus grande liberté de mouvement (maçons, cordonniers, tailleurs, barbiers, etc.). L’échec de la révolte poussa de nombreux esclaves musulmans à se convertir au catholicisme, étant donné le climat de suspicion et de peur que souleva ce mouvement à tonalité religieuse dans tout le pays.

Positivisme : dès le milieu du XIXe siècle les idées du philosophe français Auguste Compte sont discutées au Brésil ; un Centre positiviste brésilien est fondé en 1881 et cette idéologie se répandra dans les principaux secteurs influents à la fin du XIXe et au début du XXe siècle : le gouvernement fédéral et celui des États, le corps législatif, l’enseignement supérieur (à Rio, l’École militaire et l’École polytechnique impériales puis républicaines), l’armée et la culture. Le positivisme a influencé de nombreux hommes politiques (la République sera proclamée en 1889) et jusqu’à la devise qui figure sur le drapeau national : «Ordre et Progrès».

Sabinada, révolte de (6 novembre 1837-6 mars 1838): tentative de révolte séparatiste de la province de Bahia contre l’Empire qui à l’époque est dirigé par un régent, le futur empereur étant encore trop jeune pour régner. La République de Bahia se proclame libre et indépendante le 7 novembre 1837. Tiraillée entre des tendances monarchistes et républicaines, ce mouvement s’appuie sur des enseignants, des marchands et des fonctionnaires de rang moyen, mais, malgré la légende construite après l’échec de cette révolte, il ne cherche pas à supprimer l’esclavage. A un moment, les rebelles envisageront la possibilité de libérer les esclaves créoles mais pas les esclaves d’origine africaine (soit les deux tiers des esclaves). Combinant opérations terrestres et maritimes, la répression sera violente (1 800 morts dont un millier de rebelles).

Tenentismo: Ce terme désigne l’ensemble des rébellions militaires auxquels participèrent des officiers subalternes, notamment les lieutenants (tenentes en portugais) dans les années 1920. Ces rébellions qui éclatèrent notamment en 1922, 1924 et 1926 accrurent la politisation des jeunes soldats mécontents de la situation économique, sociale et politique du Brésil. Ces mouvements aboutirent notamment à la Révolution de 1930 qui mit fin à la Première République.

Vale do Ribeira : opération menée par l’armée brésilienne, aux mois d’avril et de mai 1970, qui mobilisa 2 500 soldats mais aussi des forces de police importantes contre 17 guérilleros du groupe VPR qui avaient installé un camp d’entraînement dans une forêt au sud de l’État de Sao Paulo. L’armée les encercla : sur les dix-sept militants, quatre furent faits prisonniers et treize réussirent à s’échapper. Le groupe VPR (Avant-garde populaire révolutionnaire), qui comptait dans ses rangs celle qui devint plus tard présidente du Brésil (Dilma Roussef ) se dissoudra l’année suivante, suite à une infiltration policière terriblement efficace mais aussi à l’arrestation et à la mort au combat de nombreux militants.

Vargas , Getulio: «La longue période pendant laquelle Getúlio Vargas resta au pouvoir (1930-45 et 1950-54) s’ouvrit par ce que l’on a appelé la “Révolution de 1930”, un mouvement politicomilitaire qui fut plus qu’un coup d’État et moins qu’une révolution (bourgeoise). Ce mouvement et son projet économique industrialisant étaient portés par un État fort et centralisé, surtout après le coup d’État de l’Estado Novo, en 1937, qui lui donna une nette connotation dictatoriale et bonapartiste, et ce jusqu’en 1945, date à laquelle Vargas dut quitter le pouvoir à la suite d’un autre coup d’État. Réélu au suffrage universel en 1950, Vargas forma un gouvernement plus réformiste et moins dictatorial [19]».

Traduit en Français par Yves Coleman et publié ici.

Notes

[1] Comme l’explique l’auteur au début de son livre (non traduit en français) :«Nous sommes partis d’une définition du fascisme fondée sur le fascisme classique. Son champ politique est structuré par deux axes. L’un est interne, c’est l’axe des institutions, des organisations et des mouvements créés par les fascistes eux-mêmes, généralement construits autour d’une rhétorique et d’une action radicales. Le second axe est externe, c’est celui des institutions, des organisations et des mouvements qui, bien que n’ayant pas été créés par les fascistes eux-mêmes, représentent le camp le plus conservateur de la société. C’est dans le champ externe que les fascistes trouvent un allié et également un champ de légitimation de leur radicalité et de leur confinement des limites de l’ordre existant.»
[2] Ces centres (littéralement, des «champs de tir pour la guerre») sont des lieux séparés des casernes et des lieux de conscription traditionnels. Ils permettent à des jeunes de 18 ans de recevoir une formation courte (entre 3 et 12 mois, selon une vidéo de propagande de l’armée sur Youtube), uniquement entre 6 et 8 heures du matin, et donc de pouvoir travailler ou étudier en même temps (NdT).
[3] Pour la définition des mots et noms propres suivis d’un astérisque, le lecteur se reportera au glossaire établi par le traducteur, et placé à la fin de ce texte (NdT).
[4] Il s’agit de ceux qui formèrent des communautés (les quilombos) d’esclaves fugitifs (NdT).
[5] Manolo fait allusion à la conception de João Bernardo, selon laquelle le capitalisme repose sur deux classes dominantes, celle des bourgeois et celle des gestionnaires, cf. le Glossaire à la fin de ce texte (NdT).
[6] «O voluntariado do Exército», A Defesa Nacional, volume I, n° 2, novembre 1913, pp.
[7] Tribunaux administratifs dont la juridiction est plus large que celle des prudhommes, qui existent aussi au Brésil (NdT).
[8] Doutores : en portugais «doutor » a plusieurs sens. Ce terme désigne un docteur (un médecin) une personne titulaire d’un diplôme d’études supérieures (de la licence au doctorat) ou une personne très cultivée. Utilisé par les classes populaires, ce terme peut exprimer une forme protocolaire de respect social mais aussi être très ironique, donc désigner un je-sais-tout ou un type prétentieux (NdT).
[9] Le décret 12.790 du 2 janvier 1918, le décret 14 397 du 9 octobre 1920 et le décret-loi 1187 du 4 avril 1939.
[10] Suite au coup d’État militaire de 1964, plusieurs organisations influencées par les idéologies castriste et maoïste décidèrent de mener la guérilla dans les campagnes, mais aussi dans les villes au Brésil, dans les années 1968-1974. Pour plus de détails sur les trois guérillas citées, le lecteur se reportera au glossaire à la fin de cet article (NdT).
[11] Tarimbeiros : officiers ayant grimpé dans la hiérarchie militaire sans avoir effectué d’études supérieures (NdT).
[12] Telles que l’Academia Militar das Agulhas Negras, l’Instituto Militar de Engenharia, l’Instituto Tecnológico da Aeronáutica, l’Academia da Força Aérea et l’Escola Preparatória de Cadetes do Exército (EsPCEx).
[13] Du nom d’un maréchal positiviste, Cândido Rondo, qui avait été nommé président du Service de protection des Indiens et des travailleurs nationaux indigènes en 1910, parce qu’il avait été en contact avec les tribus indiennes des États du Mato Grosso et de l’Amazonas durant les années précédentes. Son objectif était d’assimiler totalement les Indiens à la «culture européenne» et de les transformer en de parfaits «travailleurs nationaux indigènes» (NdT).
[14] L’«ordre serré» désigne la façon dont une unité de soldats (mais aussi de policiers) marchent, manœuvrent, défilent ou se rassemblent, en respectant des distances et des intervalles réglementaires. Originellement cette technique fut inventée sur les champs de bataille pour affronter l’ennemi de façon plus efficace (NdT).
[15] Arapiraca (Alagoas); Manicoré (Amazonas) ; Cachoeira, Cruz das Almas, Itabuna, Jequié, Juazeiro, Santo Antônio de Jesus, Valença et Vitória da Conquista (Bahia); Aracati, Aracaú et Itapipoca (Ceará); Iporá (Goiás); Caxias (Maranhão); Diamantina, Frutal, Governador Valadares, Lavras, Matozinhos, Muriaé, Oliveira, São João Nepomuceno et São Lourenço (Minas Gerais) ; Alta Floresta (Mato Grosso); Castanhal (Pará); Pombal (Paraiba); Parnaíba (Piauí); Bandeirante, Campo Largo, Cornélio Procópio, Londrina et Telêmaco Borba (Parana); Barra Mansa, Nova Friburgo et Teresópolis (Rio de Janeiro) ; Brusque, Caçador et Joaçaba (Santa Catarina); Estância et Lagarto (Sergipe); Araçatuba, Araraquara, Assis, Bebedouro, Capivari, Catanduva, Franca, Itapetininga, Itápolis, Itatibá, Mirassol, Mogi das Cruzes, Olímpia, Peruíbe, Piracicaba, Presidente Prudente, São Carlos, São José dos Campos, Sorocaba, Vargem Grande do Sul et Votuporanga (São Paulo); Miracema, Pedro Afonso et Porto Nacional (Tocantins). [Les noms placés entre parenthèses sont ceux des 17 Etats fédérés, sur les 26 que compte le Brésil, où se trouvent ces centres locaux de formation militaire, NdT.]
[16] La devise du Brésil « Ordre et progrès » découle de l’orientation positiviste des fondateurs de la Première République (NdT).
[17] Surnom donné au groupe de députés et sénateurs réactionnaires favorables à l’assouplissement des lois relatives aux armes à feu et donc à l’armement des civils. Ils se sont alliés à la fois aux élus et lobbyistes évangéliques et à ceux favorables à la déforestation pour faire passer un certain nombre de lois (NdT).
[18] « L’Apostolat Positiviste du Brésil et l’idée d’“Ordre et Progrès” (1881-1894) », https://econtents.bc.unicamp.br/eventos/index.php/pibic/article/view/2219.
[19] Ricardo Antunes, https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2007-2-page-97.htm.

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