Par Passa Palavra

Nous atteignons presque la fin du premier mois suivant l’annonce des résultats des élections du 30 octobre 2022, qui ont confirmé la victoire de Lula. Dans une première lecture du scénario qui s’ouvrait («La lumière au bout du tunnel brouille notre vision»1), nous avons essayé de trouver quelques tendances et de construire des hypothèses autour d’elles ; dans une deuxième lecture du scénario, faite pendant qu’il se développait, nous avons vu que les hypothèses s’avéraient adéquates, et pouvaient être utiles pour organiser les faits qui se succèdent frénétiquement (cf. l’article précédant celui-ci : «Des mondes parallèles ? Fascisme ou pacte conservateur ?»). Nous continuerons à analyser les faits dans le même sens.

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Le discours laconique de Bolsonaro le 1er novembre 2022, durant lequel l’on s’attendait à ce qu’il reconnaisse en quelques mots le résultat des élections, contient tout et rien à la fois. Jouant sur l’ambiguïté, Bolsonaro a gardé un silence prudent jusqu’à il y a quelques jours, y compris sur les réseaux sociaux. A leur tour, les grands médias ont cherché entre les lignes de ce tout-et-rien pour y dénicher, en vain, le moindre signe d’assentiment des résultats électoraux. Ils tentent d’aplanir les ambiguïtés du discours du président, et de faire apparaître ainsi une position en faveur de la légitimité du processus électoral – position que Bolsonaro lui-même n’a jamais explicitée. Cet énorme effort, contrebalancé par le silence du président, avait pour but de dissuader ses partisans de courir aux portes des casernes pour contester explicitement le résultat des élections. Près d’un mois après les élections, Bolsonaro maintient un silence stupéfiant en public – comme lors de la cérémonie de remise des diplômes de l’académie militaire des Agulhas Negras (AMAN), le 26 novembre 2022, durant laquelle il n’a pas prononcé de discours (comme c’est son habitude) – mais s’est exprimé très fortement en coulisses.

Ceux qui se réjouissent du silence du président devraient faire plus attention : Valdemar Costa Neto, président du Partido liberal2 (PL), pour lequel Bolsonaro s’est présenté à la présidence, témoigne que le silence de Bolsonaro n’est pas aussi silencieux qu’il n’y paraît. Selon ce politicien, le président «l’appelle presque tous les jours […] pour le presser de prendre une mesure judiciaire contestant le résultat des élections présidentielles». Résultat : le Partido liberal (PL) a déposé une requête en annulation auprès du Tribunal supérieur électoral parce que le scrutin présenterait des «non-conformités et un mauvais fonctionnement irréparables». L’invalidation des votes de ces urnes, selon le PL, aboutirait à un scénario dans lequel Bolsonaro serait réélu avec 51,05% des voix, contre 48,95% pour Lula. Le PL s’est mis dans une situation délicate car le Tribunal supérieur électoral a rapidement exigé l’extension de la demande d’annulation à l’utilisation des urnes au premier tour également. Ne voulant pas compromettre le vote qui lui a permis d’obtenir le groupe le plus important au Congrès (99 députés et 8 nouveaux sénateurs, en plus des 5 qu’il avait déjà), le PL a maintenu sa position consistant à limiter l’invalidation au second tour de scrutin ; en réponse, le Tribunal supérieur électoral a déclaré la demande infondée ; il a condamné le parti à payer une amende de 22,9 millions de reais (4,2 millions d’euros) pour « mauvaise foi » (c’est-à-dire pour avoir utilisé le processus afin de semer le trouble) ; et il a ordonné l’inclusion du nom de Valdemar Costa Neto dans la tristement célèbre «enquête sur les fausses nouvelles».

S’il est vrai que la loyauté de Valdemar Costa Neto envers Bolsonaro ne devrait durer que jusqu’à l’installation au Parlement du groupe du Partido liberal nouvellement élu, l’épisode révèle à quel point Bolsonaro, durant ses derniers jours de mandat, n’est pas un «canard boiteux» ; au contraire, il a encore assez de force pour engager le parti qu’il a pris d’assaut sur une voie suicidaire, uniquement pour pousser sa thèse de la fraude électorale jusqu’au bout. En outre, il est notoire que Bolsonaro soutient les manifestations putschistes au milieu de son silence public ; le président étant «silencieux», le candidat à la vice-présidence sur le même ticket, l’ex-général Braga Netto, semble être le porte-parole public de cette manœuvre, car il s’adresse aux manifestants, donne des nouvelles sur l’état de santé de Bolsonaro, coordonne la mobilisation avec les politiciens et les manifestants pour lier l’opposition institutionnelle et les protestations dans les rues….

Bolsonaro n’est donc pas silencieux du tout !

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Même avec une telle démonstration de force, dans une perspective à plus long terme, il s’agit des derniers soupirs d’un gouvernement qui touche à sa fin. Bolsonaro sait que, hors de l’État, il ne disposera pas en permanence d’un mouvement de masse, comme actuellement. Au pouvoir, il pouvait mobiliser en sa faveur un mouvement qui à la fois existe et n’existe pas ; hors de l’État, il aura besoin d’une structure, car il n’aura bientôt plus la machine publique à sa disposition, et que ce mouvement ne pourra plus agir comme tête de pont à l’intérieur de l’État. Il sait que son élection a été circonstancielle, car c’est l’antipetismo (la haine du Parti des travailleurs) qui a été élu, davantage que lui.

Par conséquent, Bolsonaro tente de mettre en place une sorte de «principauté de l’île d’Elbe», en s’entourant de ressources. Au cours d’une autre épreuve de force momentanée avec le parti qu’il a pris d’assaut, très probablement sous le chantage de ses 50 complices nouvellement élus, Bolsonaro a obtenu pour Valdemar Costa Neto un poste rémunéré au sein du Partido liberal (Bolsonaro est, pour la première fois depuis des décennies, sans mandat), en plus d’un logement dans un manoir à Lago Sul (quartier riche de Brasilia) et d’une permanence politique, le tout financé par le Partido liberal en dehors de sa rémunération ; parallèlement Bolsonaro s’assure déjà une retraite de 42 mille reais par mois (7 765 euros). C’est avec ces ressources – initiales, d’ailleurs – que Bolsonaro, loin de sa base électorale traditionnelle à Rio de Janeiro, entend rester un leader de l’opposition au gouvernement Lula dès les premiers jours de 2023.

Bolsonaro prévoit également ce qu’il laissera dans le domaine institutionnel lorsqu’il partira. Il agit comme les troupes vaincues qui, en se retirant d’un champ de bataille en ruines, dispersent des mines et des engins piégés contre les troupes victorieuses qui avancent, afin de leur faire perdre le moral. Outre la nomination de deux nouveaux juges de la Cour suprême de justice et la poursuite de la nomination de personnes à des postes intermédiaires de l’administration publique, il a promu dix généraux de l’armée et s’emploie à faire élire un complice pour succéder à Rodrigo Pacheco (PSD3) à la présidence du Sénat, afin que cet éventuel successeur impose au Tribunal suprême fédéral4 sa demande d’amnistie, ainsi que celle des membres de sa famille et des putschistes qui se massent sur les routes et dans les casernes.

À cela s’ajoutent le réseau international de Bolsonaro. Par l’intermédiaire de son fils Eduardo, Bolsonaro cherche depuis quelque temps à renforcer les liens avec la Conservative Political Action Conference (CPAC5) ; selon certaines informations, Eduardo se serait rendu le 30 octobre à Mar-a-Lago, le manoir de l’ancien président américain et allié de Bolsonaro, Donald Trump, où il aurait rencontré Steve Bannon6, stratège politique de l’extrême droite internationale, et Jason Miller, homme d’affaires et stratège en communication de Donald Trump lors de sa campagne présidentielle de 2016. Steve Bannon lui-même est soupçonné d’avoir ordonné à Bolsonaro de contester le résultat des élections.

Ne sont dupes que ceux qui veulent l’être : Bolsonaro n’est nullement silencieux !

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Poursuivons avec notre hypothèse selon laquelle, en cette fin de mandat, Bolsonaro joue sur les deux tableaux : les manifestations de rue, les barrages routiers et les campements devant les casernes servent ses intérêts aussi bien qu’une opposition parlementaire formée aux règles du jeu politique constitutionnel – ou de ce qui y ressemble. Même fracturé par des conflits internes et des querelles familiales, le noyau dur pro-Bolsonaro reste ferme pour construire son propre avenir politique, en utilisant toutes les armes à sa disposition.

Pour se positionner sur la scène politique à la fin de son mandat et éviter l’ostracisme, Bolsonaro compte sur deux armes principales. Il dispose d’un bras institutionnel, composé des milliers de militaires disséminés dans des postes publics au sein de l’exécutif, de la Police fédérale des autoroutes, dans une partie de la police fédérale – qui est plus favorable à des opérations Lavajato7 que «bolsonariste», distinction qu’il ne faut pas oublier – et du groupe parlementaire record nouvellement élu à la Chambre des députés et au Sénat national. Il possède également un bras militant, sans liens organiques, au-delà des groupes WhatsApp et Telegram qui suivent, selon l’humeur du moment, certains chefs plus reconnus. Bolsonaro lui-même tend à agir, maintenant qu’il sera remplacé par Lula, comme une sorte de déversoir : si le prochain gouvernement, et surtout les tribunaux, agissent pour isoler ou éliminer de l’échiquier politique le mouvement radical dont il est le capitaine, Bolsonaro peut inciter – cette fois sans ambiguïté – les masses en colère à descendre dans la rue et mettre au pied du mur le gouvernement, les tribunaux et les militaires, qui s’arrogent le rôle de gardiens de l’ordre. Si cela ne se produit pas, Bolsonaro continuera à agir dans le cadre des institutions, mais en créant des contraintes ou en essayant de bloquer le gouvernement chaque fois que cela est possible, en sapant sa crédibilité et sa gouvernabilité et, bien sûr, en produisant de la désinformation. Les épisodes de violence et d’intimidation ici et là représenteraient donc une tentative de maintenir la flamme du radicalisme allumée, mais sous contrôle, comme dans une forge, Bolsonaro ayant les mains sur le soufflet.

Les deux armes politiques dont dispose Bolsonaro sont utilisées, en ce moment, selon un certain «plan» : d’abord, paralyser les routes pour créer un fait politique ; ensuite, se presser aux portes des casernes pour faire pression sur les forces armées afin qu’elles montent un coup d’État pour empêcher l’investiture de Lula ; enfin, l’épuisement des voies institutionnelles pour remettre en cause le résultat des élections, en coinçant à la fois les manifestants de la rue et les militaires.

Pour que ce «plan» fonctionne, Bolsonaro avait besoin d’un fait politique pour profiter de ses derniers jours aux commandes de l’État. Il n’avait pas l’intention de quitter le commandement de l’État sans déstabiliser le nouveau gouvernement avant même la passation des pouvoirs. Sa folle décision de contester judiciairement les résultats des élections devant le Tribunal supérieur électoral fait rire certains internautes, mais elle signale le passage de la deuxième à la troisième phase de ce «plan» : il teste, par l’action, les limites réelles de la stratégie institutionnelle, et attise le militantisme de la rue sur les faits qui produisent. À partir de ce moment, les moyens de contestation institutionnelle des résultats électoraux sont rares, et la voie du putschisme est élargie. Les sous-fifres du «capitaine» seront-ils à la hauteur de la tâche ?

Quelle que soit la réponse, un fait s’impose : Bolsonaro ne se tait pas du tout !

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Le recours et l’amende imposée par le Tribunal supérieur électoral ont fourni au bras institutionnel du bolsonarisme des faits à «critiquer».

Le Partido Progressista8 (PP) et les Republicanos9 ont également été condamnés par le Tribunal supérieur électoral (TSE) à une amende de plusieurs millions de reais10 pour avoir fait partie de la liste sur laquelle Bolsonaro s’est présenté à la réélection, mais ils ont fait valoir, pour éviter la sanction, qu’ils «n’ont pas été consultés» sur le recours et «reconnaissent le résultat des élections». Le TSE a reconnu la validité de leurs arguments et ne leur a pas infligé d’amende contrairement au Partido liberal qui, lui, a été puni. On ignore si cette «scission» entre le Partido Progressista, les Republicanos et le Partido liberal est ponctuelle ou plus profonde, mais les problèmes relationnels entre eux sont évidents. S’il est naturel de s’attendre à une collision entre ces partis et le nouveau gouvernement, parce qu’ils abritent des parlementaires ouvertement opposés à Lula, il y a de fortes chances que leur opposition s’exprime en dehors de la hiérarchie bolsonariste : ils frapperont ensemble, mais marcheront séparément. Le Partido liberal, à son tour, s’est unifié : avant l’amende, des frictions s’étaient manifestées entre l’aile bolsonariste récente et les membres du «Centrão» qui avaient adhéré bien avant les nouveaux arrivants, mais l’amende a uni les deux ailes pour la survie du parti.

Hamilton Mourão, vice-président en fin de mandat et élu sénateur de Rio Grande do Sul, a déclaré en réaction à l’amende infligée au Partido liberal par le Tribunal supérieur électoral qu’il s’agissait d’une «vengeance», et qu’il était temps que la «droite conservatrice» agisse contre la «gauche révolutionnaire». Le député Marcel Van Hattem (NOVO11), pour sa part, a demandé l’ouverture d’une Commission d’enquête parlementaire contre les abus de pouvoir présumés des juges du Tribunal suprême fédéral et du Tribunal supérieur électoral. Il a essayé ainsi d’inverser (ou de remettre en question) certaines mesures comme le blocage des comptes bancaires de 43 personnes soupçonnées d’avoir financé des manifestations putschistes ; le blocage des réseaux sociaux des parlementaires bolsonaristes, lorsqu’ils ont appelé à ces manifestations et coordonné leur soutien; l’émission de mandats de perquisition et d’arrestation à l’encontre d’entrepreneurs prônant ouvertement un coup d’État militaire pour empêcher Bolsonaro de transmettre le pouvoir à Lula ; et des décisions du Tribunal suprême fédéral et du Tribunal supérieur électoral contre le réseau de communication Jovem Pan, dont le traitement inégal des candidats pendant les élections a été notoire, et à l’encontre de la société de production audiovisuelle «olaviste12» Brasil Paralelo, qui a diffusé, pendant les élections, des documentaires susceptibles d’influencer leur résultat, parce qu’ils présentaient un mélange de faits avérés et d’interprétations déformées défavorables à Lula.

Même si la voix est celle de ses complices, on peut constater, une fois de plus, que Bolsonaro ne se tait pas !

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L’autre aspect important est l’agitation putschiste bruyante et délirante sur les routes et devant les casernes, qui se poursuit depuis l’annonce du résultat des élections.

On entend souvent dire que ces manifestations seraient «bolsonaristes». Si nous suivons l’hypothèse selon laquelle le vote pour Bolsonaro exprimait plus une haine contre le Parti des travailleurs qu’une sympathie pour le programme de Bolsonaro (parce que de programme il n’en avait pas, ce qui est plutôt une bonne chose), nous avons affaire à un panorama légèrement différent, plus spécifique. Selon notre interprétation, les manifestations ne montrent pas l’existence d’un «bolsonarisme» cohérent. Ce que nous voyons dans les rues et devant les casernes, y compris avec des profils différents à chacune de ces étapes, c’est l’action avant-gardiste et agressive des groupes économiques et sociaux traditionnellement impliqués dans l’extrême droite brésilienne – les CAC [c’est-à-dire les « chasseurs, tireurs et collectionneurs d’armes » qui possèdent un million d’armes enregistrées, sans compter les autres… NdT], secteurs de l’agrobusiness, chercheurs d’or, entrepreneurs extractivistes, policiers et militaires (actifs ou retraités), agents de sécurité, pratiquants des arts martiaux, miliciens, etc. Ces groupes tentent de stimuler et mobiliser d’autres groupes, plus larges, mais sensibles aux objectifs et aux thèmes de la droite – néo-pentecôtistes fondamentalistes, «entrepreneurs» (périphériques ou non), secteurs de la classe moyenne appauvris au cours des huit dernières années, partisans de l’opération «Lavajato», chrétiens-ultranationalistes-complotistes (dits «olavistas»), etc. C’est aussi un mouvement qui à la fois existe et n’existe pas : dans la pratique, il montre ce dont il est capable lorsqu’il est mobilisé – et il disparaîtra presque sans laisser de traces à la fin de l’agitation.

Bolsonaro évite de prendre un engagement, de se lier explicitement, avec cette aile radicale car il est constamment hanté par le fantôme de Jeanine Añez13; son silence, cependant, constitue un excellent soutien voilé.

Selon notre hypothèse, lors de la victoire de Lula, le vote «anti-Bolsomaro» a eu beaucoup plus de poids dans qu’un vote programmatique, idéologique, en faveur de Lula. Intéressons-nous aux caciques qui forment le large arc d’alliances observé lors des dernières élections : Fernando Henrique Cardoso, Pedro Malan, Pérsio Arida, Armínio Fraga, Monica de Bolle, Simone Tebet, André Janones, Renan Calheiros14 et d’autres politiciens qui ont déclaré leur vote pour Lula. Peut-on croire une seconde que ces notables se sont sincèrement convertis aux documents programmatiques et aux résolutions du «socialisme démocratique» défendu par le Parti des travailleurs ?! Il en va de même pour une grande partie de l’électorat, qui a voté pour Lula afin d’«éjecter Bolsonaro» beaucoup plus que parce qu’elle éprouvait la moindre sympathie pour la gauche.

Nous allons maintenant complèter cette hypothèse par deux autres, l’une plus évidente et l’autre qui en est déduite.

Selon les résultats électoraux, le scénario des élections de 2018 a été inversé, et le vote anti-PT semble expliquer davantage l’élection de Bolsonaro qu’une affinité idéologique ou programmatique avec ce candidat. Donc, si l’on compare les résultats de 2022 à ceux de 2018, l’inversion se place au niveau du signe (plus ou moins), pas de la logique : le rejet continue à déterminer les résultats, et les élections présidentielles au Brésil sont devenues un «concours de votes contre», dans lequel il est moins courant de voter par affinité pour le programme d’un candidat et plus courant de voter pour lui afin d’écarter du pouvoir quelqu’un que l’on n’aime pas. Ce «concours de votes contre» occulte la ligne très claire qui sépare les fascistes des autres, et masque les nombreux clivages qui se reproduisent au sein de la population. Les tendances qui séparent les intérêts concrets des classes sociales, plus claires encore que la ligne de démarcation entre «fascistes» et «progressistes», se mélangent dans le même sac.

Pour éclairer ces lignes et ces tendances, les observateurs construisent généralement deux camps, déterminés par des tendances antagonistes caractérisées par les limites maximales de tolérance à l’égard de certaines pratiques. D’un côté, nous aurions ceux qui défendent des valeurs et des pratiques tendant vers l’universalisme, le cosmopolitisme, la laïcité, la solidarité, le collectivisme et l’égalitarisme économique, politique et social. De l’autre côté, nous aurions ceux qui défendent des valeurs et des pratiques tendant au particularisme, au nationalisme, au fondamentalisme et à l’intégrisme religieux, à l’individualisme solipsiste, aux multiples formes de perpétuation des inégalités et des asymétries économiques, politiques et sociales, et à une distorsion caritative de la solidarité. Ces tendances très larges, volontairement larges, prétendent saisir la diversité des camps politiques qui s’opposent les uns aux autres. Lorsqu’on construit ces deux camps, on évite de se poser différentes questions : par exemple, on ne se demande pas ce qu’est vraiment l’«anticapitalisme», parce que l’on parle de la pratique de personnes pour lesquelles ce terme n’a aucun sens jusqu’à présent. Pire, ces tendances se croisent parfois et montrent ainsi des points de convergence où l’on peut trouver des pratiques contradictoires. Nous n’avons pas l’intention de donner à ces deux camps hypothétiques un nom qui ne soit pas issu de la pratique elle-même. Nous laissons donc ces camps sans nom, car cela permet de mieux comprendre le flux des personnes et des pratiques entre l’un et l’autre.

Ces camps antagonistes déchirent et divisent l’ensemble de la société brésilienne. Ils déchirent les Églises, où l’on pensait qu’il y avait une prédominance absolue du bolsonarisme, mais on constate en ce moment un mouvement croissant vers des temples qui prônent une stricte neutralité politique. Ils séparent les familles, où les différences politiques traditionnelles se sont transformées en luttes irréconciliables. Dans des villes de différentes tailles, ils encouragent la création de listes de boycott contre certaines entreprises et certains professionnels identifiés comme «favorables au PT» ; parfois, les bolsonaristes font même pression sur les entreprises et les professionnels qu’ils considèrent comme «sympathisants du PT» pour qu’ils affichent une étoile «Parti des travailleurs» sur leurs lieux de travail – imitant ainsi le nazisme (sur ce dernier point, en quoi ces boycotts diffèrent-ils de ceux que la gauche voulait promouvoir, il n’y a pas longtemps, contre les entreprises soutenant Bolsonaro ?). Les antagonismes qui déchirent la société brésilienne touchent même les pauvres scouts, dont la récente révision des principes a placé dans des camps opposés, grâce à des polémiques fondées sur les insultes et la paranoïa habituelles, d’un côté ceux qui considèrent que «Dieu» est l’un de leurs trois piliers et, de l’autre, ceux qui pensent qu’il s’agit de la «vie spirituelle».

Bolsonaro agit dans le second des deux camps, en le mobilisant radicalement contre le premier. Ce deuxième camp15 n’a pas besoin de Bolsonaro pour exister, mais il l’a accueilli, bien que provisoirement, comme un élément de cohésion et comme une tête de pont dans l’État. Par commodité, nous l’appellerons bolsonarisme, sans guillemets, pour désigner le «noyau dur» du bolsonarisme-«racine» (Bolsonaro lui-même, sa famille et certains de ses plus proches complices) ; et «bolsonarisme», avec guillemets, pour désigner les électeurs et les partisans du président, car il fait partie de ce champ plus large, beaucoup plus diversifié que le bolsonarisme-«racine». Le bolsonarisme survivra probablement après les élections, avec ou sans Bolsonaro lui-même – mais Bolsonaro fait tout pour rester sur la crête de la vague de ce camp plus large, parce qu’il en constitue un élément déterminant.

Ce dont nous parlons, cependant, n’a toujours pas de nom ; la définition de ces camps, en outre, est encore si provisoire et fragile qu’il faudra longtemps pour relier ces pratiques aux classes sociales dans lesquelles elles s’enracinent. Mais les camps sont là, devant nous, et nous ne pouvons éviter de les reconnaître.

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Si Bolsonaro tente de poser ses pieds sur le sol instable d’un mouvement qui ne lui sert peut-être plus comme autrefois, l’ombre des militaires se projette derrière lui. La mission de l’ONU en Haïti (entre 2004 et 2017) 16 et l’intervention fédérale à Rio de Janeiro17 ont joué sur le régime établi par la Constitution de 198818 un rôle similaire à celui de la guerre du Paraguay19 sous le règne de Pedro II : elles ont renforcé l’esprit de corps des forces armées et lui ont donné le sentiment délirant qu’elles doivent exercer une «mission» ; elles ont ainsi renoué avec les pires remugles idéologiques de la mystique militaire brésilienne (du positivisme à l’ultranationa-lisme «olaviste», en passant par la doctrine de la sécurité nationale). Les relations entre Bolsonaro et les dirigeants des forces armées, à leur tour, ont toujours été très tendues ; elles ne se sont rétablies que lorsque la Commission de la vérité a menacé d’ouvrir l’armoire où les officiers de haut rang et leurs mentors ont caché les squelettes grâce auxquels ils ont construit leurs carrières. Après l’élection de Bolsonaro en 2018, sous prétexte d’«économies salariales» (car chaque militaire est un fonctionnaire), les militaires ont été placés (et se sont placés) dans toutes sortes de postes fédéraux, doublant leur présence dans la fonction publique fédérale entre 2016 et 2020, sans compter les ministères, les postes de haut rang et la proximité avec le président lui-même. Certains se demandent si Bolsonaro a utilisé les militaires lorsqu’il est arrivé au pouvoir, ou si les militaires l’ont utilisé pour revenir, en fait, au pouvoir ; à la fin de son mandat, cette question, qui semblait avoir perdu son sens, prend une nouvelle dimension.

Bolsonaro a toujours conditionné l’acceptation des résultats des élections à la parole des forces armées. En conséquence, le fameux rapport du ministère de la Défense sur les urnes électroniques, envoyé au Tribunal supérieur électoral le 9 novembre 2022, a acquis une centralité sans précédent. Produit dans des conditions totalement irrégulières – car ce ministère n’est pas autorisé à donner un avis sur des élections – le rapport était suffisamment ambigu pour engendrer une guerre de notes publiques. Il y a d’abord eu une note du Tribunal supérieur électoral (TSE) affirmant que ledit rapport n’avait détecté aucune fraude. La note du TSE a rapidement été suivie d’une autre, émanant du ministère de la Défense, dans laquelle le ministère déclare, sur la base du rapport, qu’il n’est pas possible de «garantir que les programmes exécutés dans les urnes électroniques sont exempts d’insertions malveillantes qui altèrent leur fonctionnement».

La guerre des notes, tout en s’en tenant aux «quatre lignes de la Constitution», stimule les délires des bolsonaristes radicaux, car le rapport suggère des améliorations, surtout pour éviter la possibilité d’un «accès au réseau, lors de la compilation du code source et de la production des programmes qui s’ensuit», ce qui a été répété quotidiennement par Bolsonaro et les bolsonaristes. Ainsi, le rapport favorise à la fois la radicalisation dans les rues et l’opposition institutionnelle.

En pleine guerre des notes entre le Tribunal supérieur électoral et le ministère de la Défense, quelques jours après les élections, les commandants des trois armes ont saisi l’occasion pour donner leur avis sur la situation par le biais d’une autre note, dans laquelle ils légitiment les manifestations devant les casernes et les centres locaux de formation militaire (tiros de guerra20), et envoient un message au pouvoir judiciaire (en particulier au Tribunal suprême fédéral) pour qu’il ne s’en mêle pas. Cette note a été interprétée de diverses manières dans la presse brésilienne. Folha y voit un «message au pouvoir judiciaire», et déclare que «pour les généraux, les manifestations devant les casernes expriment une revendication illégitime qui traduit un mécontentement légitime». UOL, via Thais Oyama, emprunte la même ligne. Le Correio Braziliense, via Denise Rothenburg, rejoint le chœur. L’Estadão a écrit un article purement déclaratif. Globo a publié la note en gardant la même attitude qu’il a adoptée depuis la première manifestation publique de Bolsonaro à la fin de l’élection : rappeler, face à toute déclaration de Bolsonaro et de ses alliés, qu’il doit démissionner et accepter le résultat des élections, et condamner les blocages de routes et les manifestations devant les casernes. CNN va plus loin dans son interprétation, et affirme que la note des militaires est un «soutien à la démocratie et à l’État de droit démocratique».

Cette note dit littéralement quelque chose à propos duquel les politologues spéculent depuis un certain temps : les forces armées brésiliennes se sont arrogé cette institution sui generis, et leur pouvoir «modérateur» est un véritable cancer absolutiste. Il suffit de lire ce passage surligné de la note des militaires : «concernant les manifestations populaires qui ont eu lieu dans d’innombrables endroits du pays, la Marine, l’Armée de terre et l’Armée de l’air brésiliennes réaffirment leur engagement sans restriction et sans faille envers le peuple brésilien, la démocratie et l’harmonie politique et sociale du Brésil, engagement ratifié par les valeurs et les traditions des Forces armées, toujours présentes et modératrices dans les moments les plus importants de notre histoire». L’«ombre» du pouvoir «modérateur», effacée par la Constitution brésilienne de 189121, a persisté dans la République principalement à cause des militaires, parce que leurs officiers ont appris dans les écoles de Praia Vermelha, Realengo et Agulhas Negras que eux, les militaires, sont l’incarnation de ce pouvoir. Le fait qu’ils se présentent ouvertement comme des «modérateurs», à un moment de tension interinstitutionnelle extrêmement élevée, illustre l’extrême aisance des forces armées, tant elles sont sûres d’exercer ce prétendu pouvoir. C’est comme si elles disaient : «Tu pars, je reste.» Ce détail institutionnel renforce encore le soutien aux deux volets du «bolsonarisme». Au fond, puisque le «bolsonarisme» se caractérise aussi par le fait de toujours essayer de maintenir l’apparence du respect de la légalité au milieu de l’agitation putschiste et des prétentions dictatoriales, toute la propagande de l’extrême droite brésilienne autour de l’article 142 de la Constitution22 est une manière voilée de supplier les Forces armées d’exercer un pouvoir «modérateur» sous la forme d’un coup d’État.

La note des officiers supérieurs montre, selon les termes des dirigeants de l’armée, ce qui se passe dans toute la corporation militaire, de haut en bas. Bien que le général de réserve Carlos Alberto Santos Cruz, opposé à Bolsonaro depuis son expulsion du gouvernement sous la pression de l’aile chrétienne-ultranationaliste-complotiste («olavista»), assure que «ni le gouvernement ni la population» ne doivent craindre l’engagement des forces armées vis-à-vis du régime démocratique, il suffit de regarder les nouvelles les plus banales pour voir comment les médias attaquent Lula, (son colistier et ancien adversaire) Alckmin et le Tribunal fédéral suprême. Dans l’État de Ceará, par exemple, le commandant de la 10e région militaire, le général André Luiz Ribeiro Campos Allão, a promis qu’il protégera les participants aux manifestations putschistes «même si d’autres pouvoirs donnent des ordres contraires».

Au sein de la Cour des comptes fédérale, organisme civil de contrôle externe de l’administration publique, l’un de ses membres, Augusto Nardes, a fait fuiter un enregistrement audio dans lequel, affirmant disposer de «beaucoup d’informations», il déclarait qu’«un mouvement très fort est en train de se produire dans les casernes» et que «c’est une question d’heures, de jours, tout au plus une semaine, deux semaines, peut-être moins», avant que se produise une «très forte désagrégation de la nation» qui aura des conséquences «imprévisibles». D’autres membres de la Cour des comptes fédérale se sont empressés d’affirmer que tout cela n’était qu’un bluff ; des associations de membres des Cours des comptes régionales ont publié une note commune en guise de répudiation ; le Parti des travailleurs a menacé de déposer une plainte auprès du Tribunal suprême fédéral, et finalement le ministre a demandé son congé de la Cour des comptes fédérale pour raisons médicales – sans pour autant nier le contenu de l’enregistrement audio.

Même si la note militaire présente les forces armées comme un «pouvoir modérateur», elle exclut explicitement toute intervention militaire, que ce soit contre le transfert du pouvoir à Lula, ou contre les manifestants (si les manifestants n’avaient pas débloqué les routes et que la police avait continué à soutenir les blocages de manière active ou passive, la seule solution restante aurait été une intervention militaire ; les militaires ont suggéré que cela était hors de question).

Le «pouvoir modérateur» des militaires s’exerce avec beaucoup plus de subtilité. Comparez la note des commandants au tweet ambigu du général Villas Bôas à la veille du procès de la requête en habeas corpus de Lula en 2018, justifié plus tard, dans un livre écrit par ce même général, afin d’anticiper les éventuelles «conséquences du déferlement d’indignation qui s’était emparé de la population». Villas Bôas écrit : «nous avions pris [ce «nous» désigne le Haut Commandement des forces armées] la mesure de l’augmentation des demandes d’intervention militaire», et donc «il était beaucoup plus prudent de la prévenir que, par la suite, d’être employé à la contenir». Autrement dit, si ce que Villas Bôas a écrit est vrai, le tweet en question, avant une menace de coup d’État, était une pression sur le Tribunal suprême fédéral pour qu’il ne prenne pas une décision qui jetterait plus de bûches dans le feu, provoquant une rébellion violente qui obligerait les militaires à intervenir. En pratique, le tweet était un exercice de ce «pouvoir modérateur» inconstitutionnel – tout comme un récent tweet qualifiant les manifestations putschistes de «démocratiques».

La note actuelle des généraux tente maintenant d’avoir le même effet, en prétendant donner une direction à la lutte politique qui «ne les force pas» à une intervention militaire. Les dirigeants de l’armée affirment, d’une part, que le résultat des urnes devra être respecté et que les «excès» des manifestants doivent être réprimés ; d’autre part, ils déclarent que les manifestations, tant qu’elles n’entraînent pas de violence dans la rue, sont «légitimes» et que le pouvoir judiciaire doit s’abstenir de recourir à des mesures exceptionnelles contre les bolsonaristes.

Si les officiers supérieurs brésiliens font toujours ce calcul «modérateur», on pourrait bientôt assister à des heurts entre les militaires, d’un côté, et, de l’autre, les manifestants qui les attendent de pied ferme devant les casernes et les « tiros de guerra » (centres de formation militaire). Mécontents de la lenteur de l’armée à répondre aux «appels du peuple», les manifestants ont commencé à diffuser dans les médias d’extrême droite des portraits de généraux accusés d’être «communistes», parmi lesquels Valério Stumpf (chef d’état-major de l’armée), Tomás Miné Ribeiro de Paiva (commandant militaire de la région Sud-Est), André Luiz Novais (commandant militaire de la région Est), Richard Nunes (commandant militaire de la région Nord-Est) et Guido Amin (chef du département militaire des sciences et de la technologie). En réponse, le commandant de l’armée, le général Marco Antônio Freire Gomes, a ordonné au général José Ricardo Vendramin Nunes, chef du centre de communication de l’armée, de publier un communiqué interne pour défendre les généraux accusés d’être des «pastèques» (c’est-à-dire «verts à l’extérieur et rouges à l’intérieur»).

Dans un nouvel exercice de «modération», le 24 novembre 2022, Bolsonaro a rencontré les commandants des forces armées pour discuter de la décision du Tribunal supérieur électoral. Ce n’est pas un comportement exceptionnel : Bolsonaro a l’habitude de rencontrer les chefs militaires à chaque crise – comme le 26 octobre 2022, lorsque ses fausses allégations de boycott de sa campagne par les stations de radio du Nordeste ont été démenties. On ignore quel a été le contenu de leurs échanges lors de cette dernière réunion, mais certains disent que les militaires ont déconseillé toute réaction contre le Tribunal supérieur électoral.

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Pendant ce temps, prétendent certains, la classe ouvrière regarde ce spectacle d’un air stupide, stupéfait, surpris, sans rien y comprendre. D’autres affirment que les travailleurs observent ces événements comme s’il s’agissait, sérieusement, d’une transition normale de gouvernement. Eh bien, ceux qui ressentent la faim, la peur et le poids du chômage et des dettes savent que rien de tout cela ne constitue une bonne agit-prop. Au contraire : cette propagande intimide, déconcerte, divise les gens et les incite à se méfier de leur propre ombre.

Au milieu du silence assourdissant de la classe ouvrière, dont on s’attendait à ce qu’elle conteste tout ce qui se passe, un phénomène très curieux a commencé à se produire dans les groupes «bolsonaristes». Quelqu’un a eu l’idée d’y provoquer des courts-circuits, de diffuser exactement ce que les «bolsonaristes» veulent entendre, mais des nouvelles contenant des éléments absurdes, qui ont un double sens, etc., afin de ridiculiser complètement l’information, et ceux qui y croient.

Quelques exemples :

1) «Noticia» diffuse une «liste de militaires et de juristes» qui ont confirmé la fraude électorale : Alan Bida Nossako, Andressa Colindo, Botelho Pinto, Cíntia Amin Avara, Crispin Tinho, Cuca Beludo, Dayde Costa, Diva Gina Berta, Elba Tiúma, Eva Gabunda, H. Romeu Pinto, Isadora Bocchetti, entre autres noms «suggestifs23».

2) Une autre «nouvelle» largement diffusée dans certains groupes affirme qu’un certain «général Eulino Zahpi» (autrement dit, «Jelailu Surzap». Au Brésil, le diminutif zap de l’application WhatsApp est devenu populaire) aurait «la preuve» de la «fraude électorale», et qu’il la rendrait publique «demain». (Une autre caractéristique de ces «nouvelles» est que tout se passera toujours «demain»).

3) Le combattant de MMA Victor Belfort, une célébrité parmi les bolsonaristes, s’est laissé prendre à un canular selon lequel un certain «général Benjamin Arrola» (autrement dit «Embrasse Mabite») allait bientôt dénoncer la fraude.

4) Selon une autre «nouvelle», un certain fonctionnaire de la Cour de La Haye, qui s’appellerait «Norman Cohen» aurait un «rapport complet» sur la «fraude» lors des dernières élections, qui serait publié – comme d’habitude – «demain». Comme on peut s’y attendre, une photo illustre la «nouvelle» ; celle du défunt chanteur-compositeur Leonard Cohen.

Une opération diffuse de «contre-contre-information» est-elle en cours ? Si c’est le cas, tout indique qu’elle fonctionne, car cela sème (encore plus) la confusion dans la machine de propagande décentralisée du bolsonarisme lui-même, en tout cas suffisamment pour démoraliser partiellement ses partisans.

Ce phénomène semble être l’utilisation systématique de ce que le philosophe Rodrigo Nunes a appelé dans un article l’«hyperidentification», dont la manifestation la plus connue ici au Brésil a été l’épisode du «pénis gonflable24» lors de la manifestation putschiste du 7 septembre 2021. Un autre événement marquant en ce sens a été la mobilisation de jeunes Américains qui ont réservé des milliers de billets pour un meeting de Donald Trump et ne s’y sont pas rendus, transformant l’événement en un fiasco [le 20 juin 2020, à Tulsa, dans l’Oklahoma] ; on a constaté un fait similaire au Brésil pour la convention nationale du Partido liberal qui devait confirmer la candidature de Jair Bolsonaro à la présidence. Si l’on remonte un peu plus loin dans le temps, c’est le genre de choses que faisait le personnage de Borat [dans les films de Sacha Baron Cohen]. En poussant certaines idées à leurs limites, en les exagérant, on a montré qu’elles étaient absurdes et répréhensibles. Dans de nombreux cas, il s’agit d’une critique plus efficace que la simple opposition entre des idées «fausses» et des idées «vraies». Il s’agit d’utiliser l’humour et l’intelligence contre un ennemi qui se comporte comme un «troll» sur Internet.

D’autre part, l’«Empire des bacs à sable25» (comme certains appellent cette pratique) pourrait n’être qu’une continuation moins domestiquée du «janonisme culturel», nom attribué, durant la campagne, à la propagande de son allié, le député André Janones (Avante-MG), et à une partie de ses stratégies de communication. Durant la campagne du Parti des travailleurs, Janones a développé un «style agressif » – euphémisme pour caractériser son utilisation intensive de fake news, de ragots et de théories du complot – qui a suscité l’horreur des critiques libéraux et du camp Bolsonaro lui-même. L’«Empire des bacs à sable» semble n’être que la continuation du janonisme culturel.

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Récemment, ce « règne des bacs à sable» semble d’ailleurs être la note clé de l’autre camp qui est sorti victorieux des élections. Encore enivrés par la victoire de Lula au second tour, certains se moquent des «bolsonaristes» qui se pressent aux portes des casernes et des centres de formation militaire («tiros de guerra»). Peu d’entre eux prennent au sérieux la possibilité qu’un coup d’État profite à Bolsonaro ou à n’importe quel type dans l’autre camp ; ils se focalisent sur des problèmes psychologiques ou psychiatriques individuels, sans se rendre compte que même ce genre de personnage peut mettre en place des manipulations politiques efficaces. L’apparence caricaturale d’un mouvement social ou politique ne doit pas être prise comme un signe d’absence de danger ; c’est ainsi qu’ils ont laissé Olavo de Carvalho étendre sa sphère d’influence, sans qu’il ne soit jamais contesté ou critiqué au fil des ans, parce qu’il était «un type que personne ne prend au sérieux». Tout le monde peut aujourd’hui constater le résultat de cette indulgence à son égard.

Cet article a tenté de récapituler les différentes caractéristiques du «bolsonarisme» et de tracer les lignes générales des tendances qui se manifesteront dans les années à venir. Nous mènerons un travail similaire sur le camp victorieux lors d’une prochaine occasion – d’autant plus que le cabinet de transition commence à peine à se former.

Passa Palavra, 29 novembre 2022

 

Notes

2 Parti de droite créé en 2006, suite à la fusion de deux autres partis réactionnaires. A soutenu successivement les présidents Lula, Roussef, Temer et Bolsonaro. Valdemar Costa Neto (1949-): administrateur d’entreprises et député de Sao Paulo pendant 6 mandats (de 1991 à 2005), il est condamné à 7 ans de prison pour corruption passive et blanchiment d’argent. Fut le responsable de l’accord financier entre son parti (le Partido liberal) et le PT de Lula en 2002 (NdT).

3 Partido Social Democratico : ce parti « attrape-tout », officiellement « ni de droite ni de gauche ni du centre », a été fondé en 2011 et a soutenu successivement les présidents Roussef, Temer et Bolsonaro (NdT).

4 Tribunal suprême fédéral : le Supremo Tribunal Federal (STF) est « la clef de voûte du pouvoir judiciaire, son organe suprême ainsi que le gardien et le défenseur de la Constitution. (…) il existe, au sein du pouvoir judiciaire, des tribunaux fédéraux mais aussi des tribunaux dans les États et des juges dans les municipalités ; des juridictions dédiées au droit électoral et au droit du travail ; une justice militaire ; et une Procuradoria geral, sorte de ministère public doté d’un pouvoir propre d’investigation : c’est une voûte immense dont le STF détient la clef, sauf celle du ministère de la Justice (…) Au nombre de onze, le nom des membres du STF est proposé par le président de la République au Sénat, qui doit approuver la nomination à la majorité absolue (…) les séances sont publiques, mais aussi les délibérés qui sont même retransmis sur la chaîne de télévision dédiée au STF ; les opinions dissidentes se font connaître ; le vote de chacun des membres est abondamment commenté dans la presse ; le choix du membre-rapporteur aussi» (https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/regard-d-un-francais-sur-le-tribunal-federal-supreme-stf). (NdT.)

5 Réunion politique annuelle, organisée par les républicains les plus réactionnaires, et qui rassemble jusqu’à 10 000 participants aux Etats-Unis. Le prix des places va de 275 à 15 000 dollars et tous les billets sont vendus (NdT).

6 Steve Bannon (1953-): après avoir passé quelques années dans la marine, il se lance dans les affaires et crée notamment la société BreitBart News. Il joue un rôle clé dans la campagne présidentielle de Trump. Hostile à l’intervention de l’Etat et aux effets de la mondialisation, donc évidemment à l’immigration, il veut, selon Le Monde, «former un réseau de petits groupes composés d’une élite éclairée, cultivée, déterminée, influente. Ce réseau agira, ensuite, sur les masses à partir de relais issus du monde de la culture, de la politique, de la religion ou des médias». Il accorde une grande importance aux traditions de l’Église catholique (messe en latin) qu’il croit capables de redonner des forces à l’Occident en déclin (NdT).

7 Opération anticorruption menée, entre mars 2014 et 2019, par la police et la justice brésiliennes. Elle impliqua la société Petrobras ainsi de nombreux politiciens et se termina par un scandale judiciaire qui sema la confusion et permit à chaque camp politique de crier à la manipulation (NdT).

8 PP ou Progressistas : parti de droite créé en 1995 à partir de plusieurs groupes liés à la dictature militaire. A soutenu successivement les présidents Cardoso, Lula, Rousseff, Temer et Bolsonaro. 32 députés et ex-députés de ce parti ont été soupçonnés de corruption et deux ont été condamnés pour le moment (NdT).

9 Parti de droite lié à l’Eglise universelle du royaume de Dieu. Fondé en 2003, il a changé plusieurs fois de nom. Il a soutenu successivement les présidents Lula, Roussef, Temer et Bolsonaro (NdT).

10 Un million de reais équivaut à environ 185 520 euros (NdT).

11 Petit parti de droite, ultra libéral, et think tank créé en 2011 et qui prétend refuser tout argent public. Financé notamment par le groupe Itau Unibanco (NdT).

12 Autrement dit, chrétienne-ultranationaliste-complotiste. Allusion au philosophe-pamphlétaire-journaliste-astrologue Olavo de Carvalho (1947-2022) qui chercha à pousser Bolsonaro encore plus à droite… si c’est possible. Si l’on cherche un équivalent français à l’«olavisme» ce serait un cocktail composé d’une dose d’Alain Soral, une dose Eric Zemmour et une dose d’Alain de Benoist (NdT).

13 Anez, Jeanine (1967-): vice présidente de la Chambre des sénateurs, elle devient présidente de la Bolivie, le 12 novembre 2019 suite à la démission d’Evo Morales. Elle reste 15 mois au pouvoir et réprime violemment les mouvements sociaux. Un autre président (Acre du MAS) est élu pour la remplacer. En juin 2022, elle est condamnée à dix ans de prison pour avoir participé à un coup d’État contre Morales en 2019 (NdT).

14 Fernando Henrique Cardoso (1931-) : après une longue carrière de sociologue, il devient sénateur en 1982, puis ministre dans les années 1992-1994, et enfin président de la République, deux fois élu, entre 1994 et 2003, année où il est remplacé par Lula. Pedro Malan, (1943-): professeur, économiste et ingénieur, il a été ministre et président de la Banque centrale du Brésil et est actuellement président du Conseil consultatif international du groupe Itau Unibanco, la plus grosse banque privée du pays et le principal conglomérat financier de l’hémisphère Sud. Pérsio Arida (1952-): économiste, ancien président de la Banque centrale du Brésil, il navigue entre le secteur public, le secteur privé et l’université. Armínio Fraga (1957-): économiste, gouverneur de la Banque central du Brésil, spécialisé dans le conseil financier et l’investissement. Monica de Bolle : économiste médiatique, universitaire, auteure de plusieurs livres, très présente sur les réseaux sociaux notamment à travers sa chaîne youtube. Simone Tebet (1970-) : avocate, professeure et sénatrice du MDB ; candidate aux présidentielles de 2022, elle a obtenu 4,16% des voix. André Janones (1984-) : conducteur de bus, greffier puis avocat, il est l’un des dirigeants de la grève des camionneurs en 2018. Député du Minas Gerais depuis 2019. Renan Calheiros (1955-): membre du PMDB, ministre de la Justice, président du Sénat, inculpé pour détournement de fonds en 2016 (NdT).

15 Le camp de ceux qui défendent des valeurs et des pratiques tendant au particularisme, au nationalisme, au fondamentalisme et à l’intégrisme religieux, à l’individualisme solipsiste, aux multiples formes de perpétuation des inégalités et des asymétries économiques, politiques et sociales, et à une distorsion caritative de la solidarité.

16 Dans le cadre de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti, 37 500 soldats brésiliens se sont relayés pendant 13 ans pour aider la police locale à maintenir l’ordre et lutter contre les gangs mais ils ont été accusés de nombreux crimes sexuels et violences contre les civils, ainsi que d’incompétence, ou de complicité, lors de l’épidémie de choléra à partir de 2010 provoquée par l’incurie des casques bleus népalais membres, comme eux, de la Minustah. Sur le comportement des militaires brésiliens on pourra lire cet article d’Izadora Xavier do Monte qui, malgré son jargon postmoderne, contient des informations concrètes : https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2022-1-page-73.htm (NdT).

17 Pendant neuf mois, en 2018, à la demande du président Temer, l’armée intervint dans les quartiers populaires de l’Etat de Rio de Janeiro, à grands renforts de chars, d’automitrailleuses et de soldats lourdement équipés pour «rétablir l’ordre», s’attaquer au trafic de drogue, à la guerre des gangs, aux homicides (2 toutes les 3 heures) et aux vols à main armée (NdT).

18 Sixième constitution du Brésil, marquant la « transition démocratique » et concluant les 21 ans de régime militaire de 1964 à 1985 (NdT).

19 Principal conflit armé en Amérique entre d’un côté le Paraguay et de l’autre la Triple Alliance (Brésil, Argentine, Uruguay). La guerre dura de 1864 à 1870, coûta la vie à 400 000 civils et militaires et se termina par la défaite du Paraguay. Ce pays fut occupé pendant dix ans, dut payer une énorme dette et perdit 40% de son territoire au profit de l’Argentine et du Brésil (NdT).

20 Ces centres (littéralement, des «champs de tir pour la guerre») sont des lieux séparés des casernes et des lieux de conscription traditionnels. Ils permettent à des jeunes de 18 ans de recevoir une formation courte (entre 3 et 12 mois), uniquement entre 6 et 8 heures du matin, et donc de pouvoir travailler ou étudier en même temps (NdT).

21 Deuxième Constitution du Brésil et première de la République, elle divise le pays en vingt Etats. Si l’empereur Pedro II et la monarchie sont renversés par des militaires putschistes, la République est soutenue par la bourgeoisie, le clergé et les grands propriétaires terriens (NdT).

22 « L’article 142 de la Constitution de la République Fédérale du Brésil du 5 octobre 1988 confie aux Forces Armées trois missions principales : la défense de la Patrie, la garantie des pouvoirs constitutionnels et la garantie de la loi et de l’ordre. » http://juspoliticum.com/article/Les-forces-armees-un-pouvoir-moderateur-dans-un-regime-democratique-La-controverse-autour-de-l-interpretation-de-l-article-142-de-la-Constitution-bresilienne-de-1988-1479.html (NdT).

23 Ces noms fictifs sont soit ridicules soit à connotation sexuelle (NdT).

24 Un pénis gonflable de 3 mètres, jaune et vert, donc aux couleurs du drapeau national brésilien, défila sur un petit chariot lors d’une manifestation et les bolsonaristes défendirent sa présence car ils ne se rendirent pas compte qu’il s’agissait d’un canular imaginé pour les ridiculiser (NdT).

25 Littéralement, «l’Empire des CM2». On pourrait traduire aussi par «le règne des potaches», ou «l’idéologie des maternelles» : l’expression «o imperio da quinta serie» fait allusion à un univers de memes, de blagues pipi caca, de plaisanteries idiotes, etc., qu’on trouve en abondance sur les réseaux sociaux et qui sont populaires parmi les jeunes (NdT).

Publié à l’origine en portugais ici : https://passapalavra.info/2022/11/146639/. Traduit en français par Yves Coleman et publié ici : https://npnf.eu/spip.php?article974.

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