Par João Bernardo[1]
1.
Il y a un an et demi, j’ai publié un court article sur le site Passa Palavra intitulé «A autodisciplina no combate à pandemia[2] (L’autodiscipline dans la lutte contre la pandémie).
«La culture brésilienne est 1) indisciplinée, 2) festive et 3) elle aime les contacts physiques», écrivais-je dans cet article, pour ensuite poser la question suivante : «Les deux cent dix millions de Brésiliens parviendront-ils, de nuit comme de jour, à ne plus fréquenter les lanchonetes[3] et les bars à bière, à ne plus organiser de fêtes, à ne plus se frôler et se toucher les uns les autres et parviendront-ils à faire la queue en gardant un mètre et demi de distance?» Et je répondis : «J’en doute.»
Puis, ayant lu les textes publiés par les organisations d’extrême gauche dans plusieurs pays, j’ai prédit ce qui allait se passer au Brésil. «Dans les milieux libertaires et anarchistes, des textes attaquant “l’autoritarisme sanitaire” et défendant le “droit à la liberté” en cas de pandémie ne manqueront pas de circuler.» Et j’ai ajouté : «avec ce genre d’attitudes, que je retrouve dans différents textes, de plusieurs pays, ces milieux libertaires et anarchistes reflètent ce qui les caractérise fondamentalement – l’individualisme».
Qu’avais-je écrit !
D’un côté, les identitaires m’ont accusé d’être colonialiste, eurocentriste, de ne pas connaître le Brésil, d’être ignorant, d’avoir des préjugés et de reproduire des lieux communs. Comme si je n’avais pas vécu et enseigné pendant trente ans au Brésil ; et comme si la culture de la convivialité n’avait pas été l’une des raisons qui m’ont attiré et enraciné là-bas. De l’autre côté, les lecteurs à tendance plus sociale m’ont accusé d’ignorer la pauvreté d’une grande partie de la population brésilienne, pauvreté qui les empêcherait de prendre les précautions nécessaires pour éviter la propagation du virus. C’était précisément à l’époque où des mouvements émergeaient dans le but de mobiliser les travailleurs et les habitants des favelas et des banlieues, et de les organiser pour exiger des soins de santé élémentaires, comme cela s’est produit avec les employés des centres d’appel[4] et comme l’ont fait Deivison Nkosi[5] et d’autres, par exemple la Central Única das Favelas, CUFA[6].
Quant aux anarchistes, très chatouilleux, et qui ne supportent pas qu’on les pince, ils ont été scandalisés par mes propos, allant jusqu’à affirmer que je tenais un discours stalino- léniniste. Ceci alors que je recevais presque quotidiennement des publications anarchistes de divers pays dont les auteurs rugissaient contre la distanciation sociale, le confinement et autres restrictions à la mobilité. Un exemple suffira, qui vaut pour tous. «Comparativement, la grippe saisonnière s’avère beaucoup plus meurtrière : 290 000 à 650 000 personnes en meurent dans le monde», déclarait le 3 mars 2020 l’organe de la Fédération anarchiste de France, considérant également «les mesures prises pour endiguer la propagation de la Covid-19[7]» comme étant des «décisions liberticides».
Certaines personnes m’ont également accusé à plusieurs reprises de prôner la suspension des luttes sociales tant que durerait la Covid-19. Et ceci alors que la conclusion de mon article était sans équivoque: «Dans la situation actuelle, nous avons besoin d’un effort d’auto- organisation qui nous amènera, par nos propres moyens et sans attendre les diktats gouvernementaux ni la surveillance policière, à respecter et à diffuser les normes de sécurité proposées par les scientifiques et les professionnels de la santé. Si l’autogestion de la société est préparée par l’autogestion des luttes, elle l’est désormais aussi par notre capacité d’autodiscipline dans la lutte contre la pandémie. Il s’agit d’être solidaire des autres, d’éviter que nous les contaminions. Et la solidarité me semble être la base de toute lutte anticapitaliste.» Pour les calomniateurs, cependant, et ceux qui inventent des accusations juste pour le plaisir de calomnier, un seul endroit convient : la poubelle.
2.
Mais c’est pour une raison bien plus profonde que l’indignation de ces lecteurs était injustifiée. La gauche essaie de ne pas voir une vérité évidente ou, lorsqu’elle est forcée d’y faire face, elle tente de ne pas en tirer les bonnes conclusions : Jair Bolsonaro n’a pas été porté à la présidence de la République en 2018 par un quelconque coup d’État militaire réalisé dans le dos de la population. Il a été élu par 55,13% des suffrages exprimés, ce qui correspond à environ 57,8 millions de Brésiliens.
Cela signifie qu’il savait disposer d’une base sociale extrêmement large, qui était prête à soutenir son gouvernement lorsqu’il a sous-estimé le risque de la Covid-19 et demandé que rien ne change. Le comportement festif et convivial, caractéristique indiscutable de la culture brésilienne, prédisposait à cette convergence politique, et a amplifié les effets de la négligence gouvernementale.
D’ailleurs, on a pu observer une curieuse symétrie entre, d’une part, le président Bolsonaro pour qui le confinement et la distanciation sociale étaient inutiles parce que l’économie devait fonctionner et que les pauvres devaient travailler et, d’autre part, mes détracteurs selon lesquels les conditions de vie des pauvres les empêchaient de pratiquer le confinement et la distanciation sociale. Dans la pratique, les résultats étaient les mêmes.
Or, cette convergence, à première vue improbable, entre les deux extrêmes du spectre politique s’est reproduite à d’autres niveaux, non seulement au Brésil, mais dans le monde en général. En effet, les Brésiliens oublient souvent que le Brésil est dans le monde[8], mais que celui-ci ne se limite pas au Brésil : dès le début de la pandémie, des manifestations de rue eurent lieu en Europe et aux États-Unis ; elles mobilisèrent parfois plusieurs milliers de personnes d’extrême gauche comme d’extrême droite, pour protester non seulement contre l’imposition par le gouvernement de mesures sanitaires, mais aussi contre l’idée même que la Covid-19 soit une maladie grave ou même qu’elle existe, et donc qu’il faille prendre des précautions spéciales pour la combattre. La récente imposition généralisée de certificats de vaccination [et de passes sanitaires, NdT] dans l’Union européenne a été un prétexte supplémentaire à cette convergence, et sert désormais de thème mobilisateur pour les manifestations de rue.
Il importe peu ici que la grande majorité de la population de ces pays soutienne les mesures sanitaires et restrictives et que les minorités, aussi bruyantes soient-elles, restent des minorités, parfois très réduites. Je remarque qu’elles rassemblent des personnes d’extrême gauche et d’extrême droite et cette confluence doit nous alerter, car je pense avoir abondamment démontré que le fascisme ne surgit pas au sein d’un seul pôle extrême de l’échiquier politique, mais grâce à la convergence ou, mieux, au croisement pratique et idéologique entre ces deux pôles.
3.
Le croisement d’une certaine extrême gauche avec une certaine extrême droite dans le rejet actif et militant des normes sanitaires ne s’est pas limité à la participation conjointe à des manifestations de rue ; il a engendré une sphère idéologique commune, où l’on distingue deux thèmes majeurs.
Le premier englobe les théories du complot. Pour le marxisme, l’Histoire est orientée et déterminée par des forces supra-individuelles définies dans l’économie, ses infrastructures matérielles et les rapports sociaux de production. Au contraire, les théories du complot prétendent déceler le cours pris par l’Histoire dans les décisions adoptées secrètement par un petit nombre de personnages qui se dissimuleraient dans l’ombre. D’un côté, on accepte l’existence d’un mécanisme qui dépasse les volontés individuelles ; de l’autre, on croit à la volonté arbitraire des participants à une conjuration. C’est pourquoi les interprétations marxistes considèrent les classes, ou les groupes sociaux, comme des sujets uniques de l’Histoire, tandis que les théories du complot admettent le libre arbitre d’une élite et assument la dichotomie entre l’élite et les masses, puisque les masses ne sont qu’une matière inerte et manipulable et non des agents de l’Histoire.
Présentées en ces termes, on pourrait dire que les théories du complot ne seront jamais capables de couper le cordon ombilical qui les lie à la droite. Et pourtant, il est arrivé assez fréquemment que l’extrême gauche interprète, elle aussi, les contradictions sociales comme des manœuvres de couloir. Chacun d’entre nous peut le vérifier tous les jours, en parlant avec des amis ou en écoutant les conversations dans les cafés. Mais le problème est grave lorsqu’il se généralise à des moments historiques cruciaux.
Je me limiterai à un seul exemple. Dans la France de l’entre-deux-guerres, le mythe des «deux cents familles» censées conspirer pour dominer l’économie et la République, mythe créé par l’extrême droite, servit également à mobiliser la gauche du Front populaire. Sans cela, on ne comprendrait pas comment certains partis fascistes français ont pu acquérir si rapidement une base prolétarienne aussi large, comme ce fut le cas notamment du Parti populaire français[9], qui bénéficia de l’adhésion importante de dirigeants et de militants du Parti communiste. En fin de compte, on confondait la «ploutocratie [10] » (notion utilisée exclusivement par les fascistes) avec les capitalistes (notion utilisée par les marxistes) dans une aversion commune pour les élites. Il ne s’agissait plus de remodeler le système économique, mais seulement de changer l’élite.
Le même phénomène se reproduit aujourd’hui dans le populisme, qui cherche à mobiliser «le peuple» contre «les élites», définies indépendamment de leur classe sociale. On emploie, selon les cas, un terme ou un autre, l’essentiel étant d’utiliser un mot à la mode connu de tous[11], qui sert à oublier la toile formée par les classes sociales et le système économique qui les sous-tend. Quant aux intellectuels et aux scientifiques, ils sont également rangés dans la catégorie des élites détestées lorsqu’ils expriment des opinions impopulaires, indépendamment du fait qu’ils ne possèdent ni richesse ni pouvoir.
Un fasciste d’une lucidité remarquable[12], Maurice Bardèche, note dans Qu’est-ce que le fascisme ? – ouvrage dont la lecture est indispensable pour comprendre le fascisme –
«l’impossibilité pour le fascisme de se développer hors des périodes de crise[13]». Et après avoir constaté que le fascisme «n’a pas de principe fondamental» et «pas de clientèle naturelle», Bardèche proclame qu’il «est une solution héroïque», pour conclure finalement : «Il est le parti de la nation en colère[14].» Et, insiste Bardèche, «cette colère de la nation est indispensable au fascisme». De cette manière, les classes se dissolvent dans la masse, la lutte entre les classes se transforme en ressentiment[15], et ce qui était à l’origine le programme de l’extrême gauche, et projetait une restructuration du système économique, se transforme en un simple renouvellement des élites. C’est la voie tracée aujourd’hui par les théories du complot.
L’autre grand thème au croisement entre l’extrême droite et l’extrême gauche opposées aux mesures sanitaires est celui de la décadence civilisationnelle. Depuis le début du XIX[e siècle, voire depuis la Révolution française, l’extrême droite a introduit le thème de la décadence dans la réflexion politique, que ce soit avec des implications strictement civilisationnelles, ou raciales. A la fin du XIXe siècle, ce thème fut adopté par une partie de l’extrême gauche, qui commença à présenter le capitalisme non comme un régime d’exploitation de la force de travail, mais comme un facteur de décadence. Après quelques précurseurs, comme Benoît Malon, Georges Sorel et ses disciples syndicalistes révolutionnaires, notamment en Italie, furent les premiers à considérer systématiquement le capitalisme comme l’agent d’un déclin civilisationnel[16], capable d’entraîner la classe ouvrière elle-même. C’était la voie qui menait le plus directement au fascisme. «Sorel est pour moi le grand maître», dira bien plus tard un vieux fasciste radical portugais, Rolão Preto, interviewé par João Medina. «C’est lui qui a peut-être tout fait.» Dans cette perspective, je peux définir le fascisme comme une tentative de mobiliser la classe ouvrière pour empêcher le capitalisme d’aboutir à la décadence annoncée.
Or, à une époque où, aux yeux de beaucoup de gens, le darwinisme incitait à concevoir la civilisation en termes biologiques, la distance entre les notions de décadence civilisationnelle et de décadence raciale était courte. Cela explique pourquoi des personnalités originellement marxistes comme Karl Pearson en Grande-Bretagne, Georges Vacher de Lapouge en France ou Ludwig Woltmann[17] en Allemagne adhérèrent à l’eugénisme et interprétèrent la lutte des classes comme un conflit racial. De même, l’eugénisme progressa dans les milieux anarchistes, et les pratiques, qui nous paraissent aujourd’hui inoffensives, du végétarisme et du nudisme, étaient alors considérées comme des instruments de rédemption biologique tant chez les anarchistes que dans les mouvements fascistes naissants, les Wandervögel[18] en Allemagne, par exemple.
Alors que certains concevaient l’attaque contre le capitalisme comme le dernier recours pour sauver la civilisation ou, en termes spengleriens[19], la culture, d’autres voulaient aller plus loin et sauver la race humaine elle-même. Ces labyrinthes idéologiques, qui apparurent et s’enchevètrèrent entre la fin du XIXe siècle et la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont récemment resurgi dans les courants de gauche aujourd’hui à la mode sur les campus universitaires, pour lesquels le capitalisme génère son propre effondrement, indépendamment de toute lutte de la classe ouvrière, classe qui serait entraînée avec le capitalisme dans la même catastrophe civilisationnelle. Le terrain était déjà préparé par les postmodernes et leurs disciples identitaires avec leur rejet de la notion de progrès.
Le fascisme apparaît lorsque la droite fait écho à certains souhaits et désirs, ou à certaines peurs, de la gauche, tandis que la gauche reproduit certains des mythes courants de la droite. C’est ce qui se passe pendant cette pandémie, avec des discours apocalyptiques des deux côtés qui se fondent dans une résurgence, ou plutôt une ré-élaboration du fascisme, tant dans la rue que dans le champ des idées.
À première vue, il peut sembler étrange que la pandémie, conjoncture si particulière et extérieure à la politique, ait été utilisée dans ce nouveau processus de politisation. Mais les présupposés avaient déjà élaborés par le mouvement écologiste.
4.
L’attitude négationniste envers la Covid-19, les mesures sanitaires et les vaccins est du même type, elle a recours aux mêmes discours et aux mêmes arguments que le négationnisme du mouvement écologiste face aux avancées de la science et aux expériences de laboratoire.
Mais les racines du problème sont plus profondes, et pour le comprendre, il faut souligner que le mouvement écologiste ne s’intéresse pas aux rapports sociaux de travail, uniquement au point de vue des consommateurs. Le mouvement écologiste cherche seulement à promouvoir des produits ou des environnements ruraux et urbains qu’il présente comme sains, sans se poser la moindre question sur les conditions de travail requises. Ainsi, la gauche, convertie à l’écologie, a abandonné ce qui la caractérisait, une perspective de classe fondée sur le processus de production, pour se limiter à la sphère de la consommation, perspective traditionnelle du libéralisme et du réformisme de droite.
Dans un article publié il y a trente-quatre ans dans la Revista de Administração de Empresas[20], Rita Delgado et moi-même sommes arrivés à la conclusion, en analysant le cas portugais entre 1979 et 1984, que «les trois-quarts des accidents du travail mortels de cet échantillon étaient dus à des technologies primitives ou à l’utilisation archaïque de technologies plus évoluées». Cette constatation nous amena à critiquer l’écologie lorsqu’elle «appelle à l’utilisation de technologies archaïques et au retour à un système de petites entreprises de type familial, ce qui aurait pour effet de ralentir le développement des forces productives». «Les communautés marginales des écologistes sont une proposition illusoire et démagogique, écrivions- nous. Parmi les propositions des écologistes, ce qui reste, en pratique, ce n’est pas la réduction des rythmes de travail, mais seulement l’emploi de technologies archaïques. Et nous devons donc analyser quelles sont les conséquences de l’utilisation de ces technologies archaïques dans le contexte général du système capitaliste.»
Au Brésil, les résultats de cette prédominance de la perspective de la consommation sur celle des rapports de travail sont particulièrement flagrants chez les agro-écologistes, comme en témoigne leur position vis-à-vis de l’agriculture familiale. Je rappelle que dans une interview[21] publiée sur le site du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre, le MST, l’économiste Jean Mar Von Der Weid, coordinateur des politiques publiques de l’ONG
«Agricultura familial e Agro-ecologia» et membre de l’«Articulação Nacional de Agro- ecologia», après avoir considéré que l’agro-écologie «n’est pas un système qui fonctionne bien avec la main-d’œuvre salariée, parce qu’il ne fonctionne qu’avec des tâches simples», a déclaré : «Si vous allez demander [à un travailleur salarié] d’accomplir une tâche extrêmement complexe, cela ne l’intéressera pas, parce qu’il gagnera la même chose par heure de travail.» Cet économiste a donc reconnu que la lutte des salariés ruraux contre l’exploitation est un facteur qui rend l’agro-écologie non viable, et a conclu qu’«il existe une symbiose parfaite entre l’agro-écologie poussée à son maximum et l’agriculture familiale» et que, «à l’avenir, il faudra beaucoup plus d’agriculture familiale qu’aujourd’hui».
En effet, tout économiste sait que le degré d’exploitation dans les entreprises familiales, qu’il s’agisse d’ateliers ou d’entreprises agricoles, est très élevé car les membres de la famille ne considèrent pas leur propre travail comme un coût et sont donc disposés à travailler beaucoup plus d’heures qu’un salarié extérieur à la famille. Au Brésil, selon le recensement agricole de 2006, sur le nombre total de personnes employées dans l’agriculture familiale, 89,4 % avaient des liens de parenté avec le chef de l’exploitation. Ce fait est cyniquement exploité par le MST et tous les agro-écologistes. L’un des aspects les plus flagrants de cette recherche de plus-value absolue est le recours au travail des enfants, puisque le recensement susmentionné révèle que 7,4 % de la main-d’œuvre employée dans les entreprises ou les exploitations familiales étaient composés d’enfants et d’adolescents, alors que dans les établissements non familiaux, ce pourcentage se réduisait à 3,6 %.
Cette apparente digression visait à souligner, à l’aide d’exemples éloquents, quelques conséquences pratiques d’une perspective centrée sur la consommation et détachée des rapports sociaux de travail. Mais le problème est plus large et touche au cœur du mouvement écologiste, car lorsqu’il invoque une conception mythique de la nature pour prédire un épuisement non moins mythique des ressources naturelles et justifier une baisse du niveau de vie, ce mouvement utilise l’argument de la consommation pour détériorer les rapports de travail. Et la pandémie actuelle fournit une nouvelle occasion aux écologistes pour tenter de nous convaincre que nous consommerions trop et qu’il faudrait donc adopter des modes de vie ascétiques. Cet appel est d’autant plus audible qu’aux deux extrémités de l’échiquier politique sont apparus des individus délirants qui accusent la société d’abondance d’être responsable de la Covid-19.
Je ne peux résister à l’envie de souligner à nouveau une convergence ironique que j’ai déjà mentionnée dans un autre article. «L’imprudence de cette surconsommation a joué un rôle majeur dans la dégradation de l’environnement», écrivait David Harvey[22], coqueluche de la gauche marxiste, concluant que «si l’on freine l’attraction pour une surconsommation irréfléchie et insensée, on pourra y gagner quelques avantages à long terme». Dans le même temps, l’évêque de Setúbal, qui appartient à la «gauche» de l’épiscopat portugais, a affirmé que «ce virus est venu montrer que l’on peut vivre décemment et beaucoup plus heureusement avec moins– avec moins de gaspillage des ressources, qui sont pour tous et pas seulement pour certains[23]». Et toutes sortes de gens tiennent ce genre de propos.
Lorsque j’ai défini le mouvement écologiste comme l’une des composantes du fascisme postfasciste, j’annonçais déjà l’horizon où les théories du complot, le populisme anti-élitiste et l’obsession de la décadence et de la catastrophe finale se fondraient dans l’amalgame idéologique qui considère la Covid-19 et les vaccins comme résultant d’une manipulation des élites économiques et la demande de mesures sanitaires comme une manipulation des élites politiques.
J’ai montré, avec de nombreuses preuves, l’affiliation entre l’écologie et les régimes fascistes, et notamment entre l’agro-écologie et le national-socialisme allemand. Plus précisément, sous la forme de l’«agriculture biodynamique[24]», elle doit ses origines à Rudolf Steiner, le fondateur de l’anthroposophie. Ministre du Reich pour l’approvisionnement et l’agriculture, Führer des paysans du Reich et directeur du Département central de la SS pour la race et la colonisation avec le rang d’Obergruppenfuhrer, le deuxième rang le plus élevé dans la SS, Walther Darré[25] accueillit de nombreux disciples de Steiner dans son ministère. Toutefois, afin d’éviter la rivalité, voire l’hostilité, que suscitait l’anthroposophie dans certains secteurs du national-socialisme, Darré procéda à un changement de vocabulaire et l’agriculture biodynamique devint l’«agriculture organique [26] », doctrine officielle du Troisième Reich. Après 1945, l’écologie fut reléguée dans le même oubli que le reste de l’idéologie fasciste, mais avec la défaite des espoirs engendrés par les mouvements pour l’autonomie ouvrière durant les années 1960, surtout avec la dissolution du mythique Mai 68, la gauche, en désespoir de cause, ressuscita l’écologie, et avec elle l’agro-écologie.
N’oublions jamais cette filiation, car elle permet de comprendre le négationnisme sanitaire qui caractérise la réincarnation la plus récente du fascisme postfasciste. Les doctrines écologistes reposent sur le mythe d’une nature présentée comme un organisme et sur la nécessité d’une fusion entre l’être humain et la nature. Ce mythe imprègne également les délires de ceux qui attribuent la Covid-19 à un déséquilibre de la nature causé par l’homme. De même, l’attitude du mouvement écologiste à l’égard de la science et des laboratoires est identique à celle du mouvement anti-vaccins. Les critiques que certains formulent à l’égard de ce qu’ils appellent les «agro-toxiques [27]» sont les mêmes que celles que d’autres formulent l’égard des vaccins ; la méfiance que certains éprouvent à l’égard de Pfizer ou de Johnson n’est pas différente de celle que d’autres éprouvent à l’égard de Monsanto ou de Syngenta.
Au passage, je me permets d’ouvrir ici une parenthèse pour signaler que Syngenta a été rachetée en 2016-2017 par une entreprise publique chinoise, ChemChina, ce qui n’empêche pas le MST, malgré son prosélytisme agro-écologiste et son hostilité à ce qu’il appelle l’agrochimie, d’avoir assumé les fonctions de porte-parole des merveilles du régime chinois. Ou alors MST S.A. [28] aurait-il découvert un avantage dans ce rôle?
Quoi qu’il en soit, la méfiance du mouvement écologiste à l’égard de la science et des découvertes des laboratoires a ouvert la voie à une recrudescence de l’activité du mouvement anti-vaccins. Ainsi, l’irrationalisme engendré il y a un siècle dans le cadre du fascisme classique réapparaît aujourd’hui, et il favorise de la même manière la confluence entre des thèmes issus de l’extrême droite et de l’extrême gauche.
Notes
[1] C’est moi (Y.C.) qui ai ajouté «…même combat !» au titre original [NdT].
[2] https://passapalavra.info/2020/03/130263/
[3] Petits bars complètement ouverts sur la rue qui servent boissons, snacks et pâtisseries [NdT].
[4] https://passapalavra.info/2020/03/130296/
[5] Docteur en sociologie, chanteur et musicien, militant de la cause afro-brésilienne, très actif notamment contre le racisme et le racisme institutionnel dans son pays. Plus d’informations sont disponibles sur son site :
http://deivisonnkosi.kilombagem.net.br/biografia/. On remarquera qu’il n’hésite pas à colporter de fausses nouvelles sur le Coronavirus et Israël (comme si les vraies ne suffisaient pas !), quitte à se rétracter ensuite (cf. le 7 avril à 14 :24 sur Facebook), et à tolérer des insultes homophobes de certains de ses 3 094 «amis», comme celles d’un certain Paredes Paredes dans un post qui s’exclame «Que crève cette tapette – ou cette gouine – (sic) d’Israël !» tout en dénonçant l’homophobie sur sa propre page Facebook… La «confusion» (l’extrême droitisation) est décidément universelle dans les milieux «radicaux» [NdT].
[6] Selon le site de cette ONG brésilienne, «La CUFA (Central Única das Favelas) est une organisation brésilienne, reconnue au niveau national et international dans les domaines politique, social, sportif et culturel, et qui existe depuis vingt ans. Elle est née de l’union entre des jeunes de plusieurs favelas, principalement noirs, qui cherchaient des espaces pour exprimer leurs attitudes, leurs questions ou simplement leur volonté de vivre (…). La CUFA encourage des activités dans les domaines de l’éducation, des loisirs, des sports, de la culture et de la citoyenneté, comme les graffitis, les DJ, le break, le rap, l’audiovisuel, le basket de rue, la littérature et d’autres projets sociaux. En outre, elle promeut, produit, distribue et diffuse la culture hip hop par le biais de publications, disques, vidéos, programmes radio, concerts, concours, festivals de musique, cinéma, ateliers artistiques, expositions, débats, séminaires et autres médias. Telles sont les principales formes d’expression de la CUFA et elles servent d’outils d’intégration et d’inclusion sociale.»
[7] https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=4566 «Coronavirus ou l’autoritarisme hygiéniste», article d’Odile paru dans Le Monde libertaire du 3 mars 2020 [NdT].
[8] Cf. l’article de João Bernardo : «Le Brésil n’est pas au Brésil. Il est dans le monde» (5 avril 2020) http://npnf.eu/spip.php?article723 [NdT].
[9] PPF, parti fondé en juin 1936 par Jacques Doriot, deux ans après son exclusion du PCF en 1934. Dans sa période faste, il a regroupé entre 60 000 et 120 000 membres (les historiens ne sont pas d’accord sur les chiffres), et son organisation de jeunesse a eu environ 36 000 membres à son zénith, durant les années 1937/1938. On estime qu’environ un quart des «doriotistes» venait du PCF [NdT].
[10] Le terme de ploutocratie est utilisé aujourd’hui par Dieudonné et Alain Soral, mais aussi par François Ruffin de la France insoumise : «Je suis démocrate. Et non firmocrate, ou ploutocrate», tweet du 11 janvier 2021. On retrouve ce terme, sans la moindre définition théorique, chez plusieurs collaborateurs de la revue Le comptoir. Cette publication se prétend «de gauche» voire «libertaire» ou «radicale», si l’on en croit la couleur politique des liens Internet qu’elle recommande. Ce terme d’extrême droite est utilisé aussi par deux des intellectuels que cette revue interviewe dont le sociologue Alain Accardo, disciple de Bourdieu, qui collabore au mensuel La décroissance et par Patrick Mc Grath Muniz, artiste portoricain à l’idéologie «civique» ( ?) et «critique» ( ?) selon Le Comptoir. Pourtant, même le social-chauvin Emmanuel Todd sait que ce terme appartient au vocabulaire antisémite(https://www.lepoint.fr/economie/emmanuel-todd-annulons-la-dette-du-vieux-monde-13-12-2011-1406951_28.php) [NdT].
[11] Cf., dans le même esprit, «“La caste” ? La gauche et l’extrême droite partagent le même vocabulaire» http://npnf.eu/spip.php?article867 [NdT].
[12] Bardèche est un faussaire antisémite, cynique et malhonnête, qui emploie un langage anticapitaliste et anti-impérialiste. Cf . mon article à paraître à propos de ce livre sur les sites mondialisme.org et npnf.eu [NdT].
[13] Qu’est-ce que le fascisme ? p. 93, Les Sept Couleurs, 1961, disponible en ligne [NdT].
[14] Ibid., p. 94.
[15] Cf. l’article de João Bernardo, «Lutte des classes ou ressentiment, il faut choisir» http://npnf.eu/spip.php?article33 [NdT].
[16] Cf. la série d’articles de João Bernardo, «Ils ne savaient pas encore qu’ils étaient fascistes» http://npnf.eu/spip.php?article859 [NdT].
[17] Karl Pearson (1857-1936), mathématicien et biostatisticien britannique, il fut l’un des défenseurs du racisme scientifique, de l’eugénisme et de l’antisémitisme. Il se réclamait des idées de Marx et du socialisme, et soutint le mouvement des suffragettes.
Georges Vacher de Lapouge (1854-1936): «anthropologue français, magistrat, puis bibliothécaire, il est un théoricien de l’eugénisme et une figure de l’anthropo-sociologie. Athée, anticlérical et socialiste marxiste militant, il est l’un des fondateurs du Parti ouvrier français de Jules Guesde avant de rejoindre la SFIO. Il développa la théorie raciste de Gobineau à la fin du XIXe siècle» (Wikipedia).
Ludwig Woltmann (1871-1907), «anthropologue politique et théoricien racialiste allemand, inspiré par le marxisme à ses débuts. Il a développé une anthropologie politique tenant du darwinisme social ayant été reprise par les nazis» (Wikipedia) .
On remarquera que ces trois auteurs furent à la fois marxistes et antisémites, ce qui en dit long à la fois sur les ambiguïtés de l’anticapitalisme marxiste et sur les fascismes – élément que minimise systématiquement João Bernardo, alors que cette dimension essentielle a été analysée en détail par de nombreux penseurs marxistes proches de l’Ecole de Francfort ou par l’historien Francesco Germinario, cf. mes articles sur deux livres (non traduits) de cet auteur : Fascisme et antisémitisme. Projet racial et idéologie totalitaire et Du négationnisme à gauche. Paradigmes de l’usage et de l’abus de l’idéologie sur le site npnf.eu [NdT].
[18] Mouvement de jeunesse créé en 1896, hostile à l’industrialisation qui faisait l’apologie des valeurs teutoniques et du folklore germanique. Avant et pendant la première guerre mondiale ce mouvement connut plusieurs scissions autour de questions comme celles de l’homosexualité et de la mixité dans ses rangs, et plusieurs groupes se réclamaient des Wanderfögel avant 1933, certains s’étant rapprochés des scouts. Après leur prise du pouvoir, les nazis interdirent ces associations tout en récupérant leur organisation ultra hiérarchisée et leur idéologie nationaliste [NdT].
[19] Oswald Spengler (1880-1936), auteur de Le Déclin de l’Occident, ouvrage qui lui valut une célébrité internationale, membre du courant réactionnaire de la «révolution conservatrice» opposé à la République de Weimar et admirateur de Mussolini [NdT].
[20] https://rae.fgv.br/sites/rae.fgv.br/files/artigos/10.1590_S0034-75901987000300005.pdf
[21] https://mst.org.br/2012/05/21/jean-marc-von-der-weid-o-poder-do-agronegocio-sobre-estados-na-rio20/
[22] https://terrasemamos.files.wordpress.com/2020/03/coronavc3adrus-e-a-luta-de-classes-tsa.pdf
[24] «L’agriculture biodynamique est une agriculture garantissant la santé du sol et des plantes pour procurer une alimentation saine aux animaux et aux hommes. Elle accorde une grande importance aux rythmes de la nature et à l’influence des astres, particulièrement des cycles lunaires. En impliquant l’astrologie dans l’agriculture, la biodynamie peut donc revétir un caractère ésotérique.» Où l’on voit que l’obscurantisme militant de Steiner et ses accointances nazies mis en évidence par João Bernardo ne gênent nullement les auteurs de ce dictionnaire de l’environnement en ligne https://www.actu-environnement.com/ae/dictionnaire_environnement/definition/biodynamie.php4 [NdT].
[25] Cf. João Bernardo, Contre l’écologie, Editions NPNF 2017, le chapitre intitulé : «L’agriculture familiale et le nazisme» [NdT].
[26] Pour ceux qui trouvent que Joao Bernardo «exagère» (ce qu’il fait parfois…) ou a recours au procédé éculé de la reductio ad Hitlerum, je ne peux que conseiller ce passionnant résumé (https://clio-cr.clionautes.org/du-beurre-ou-des-canons-une-histoire-culturelle-de-lalimentation-sous-le-iiieme-reich.html ) du livre de Tristan Landry (Du beurre ou des canons. Une histoire culturelle de l’alimentation sous le Troisième Reich, Hermann, 2021). Cécile Duhounaud, l’auteure de ce compte rendu, replace cette discussion dans un cadre historique beaucoup plus large qui permet de comprendre l’efficacité de la propagande nazie sur les questions agricoles et alimentaires et son usage (ou sa manipulation… diront certains) des thèmes écologistes [NdT].
[27] «Les agrotoxiques sont des produits chimiques synthétiques utilisés pour contrôler les insectes nuisibles et les maladies. Ils aident à maintenir la rentabilité des entreprises de plantation et de leurs bailleurs de fonds. Ces produits causent des effets graves, notamment la contamination du sol et des sources d’eau, l’apparition de maladies et d’insectes nuisibles résistants et l’empoisonnement des gens et des animaux qui vivent à proximité desdites plantations.» Cet article du Mouvement mondial pour les forêts tropicales donne de nombreuses informations utiles à ce sujet : https://wrm.org.uy/fr/les-articles-du-bulletin-wrm/section1/les-monocultures-darbres-utilisent-un-produit-agrotoxique-persistant/ [NdT].